Published on 16 mars 2022 |
1[Agriculture 2040] 12. Une recherche agronomique pour une agriculture durable
Par Gilles Lemaire, membre de l’Académie d’Agriculture de France et ancien chercheur INRA
[Ce texte est un condensé d’une Note de l’Académie d’Agriculture de France : Quelle recherche agronomique pour un développement durable ? par Gilles Lemaire, Jean-François Briat et Michel Dron]
L’indéniable réussite de la recherche agronomique pour intensifier la production agricole et nourrir une population en forte expansion porte en elle-même les problèmes environnementaux et de durabilité auxquels elle doit faire face aujourd’hui.
La « deuxième révolution agricole » entamée en Europe et en Amérique du Nord après la deuxième Guerre mondiale s’est réalisée grâce à la conjonction de deux modes opératoires étroitement imbriqués.
Ce fut, d’abord, l’utilisation massive des intrants (énergie, engrais de synthèse, pesticides, irrigation) pour supprimer autant que possible les facteurs limitants de la production… en association avec une amélioration génétique des espèces cultivées.
Ce fut, aussi, la simplification et l’uniformisation des systèmes de production pour répondre au paradigme d’économie d’échelle et pour réduire massivement les coûts de production dans un marché de plus en plus mondialisé.
Ces deux processus ont été mis en œuvre de manière synergique et ont permis de tripler les rendements en moins de cinquante ans. La recherche agronomique a eu comme objectif d’augmenter le rendement « potentiel » des cultures grâce à ce qu’on a appelé la « génétique et amélioration des plantes ». Elle s’est alors structurée par espèces cultivées et donc par filières de production, en étudiant les réponses des cultures aux facteurs limitants du milieu, les uns après les autres. Ceci a abouti à une compartimentation de la recherche facteur par facteur.
Cette approche analytique s’est avérée extrêmement efficace, mais elle a eu l’inconvénient majeur d’ignorer la nature hautement interactive et systémique des effets des différents facteurs de production, et surtout de la capacité des plantes à modifier leur propre milieu, ce qui confère aux agrosystèmes des propriétés auto-adaptatives et auto-évolutives comparables aux écosystèmes naturels qu’il convient donc d’aborder par des approches plus systémiques. Toutes ces évidences rendent l’approche linéaire d’un « progrès génétique » moteur du « progrès agricole » totalement contraire à une vision intégrative et systémique du fonctionnement des populations et communautés végétales.
On ne peut certes pas nier la réussite historique de cette approche linéaire. Toutefois il est important d’en montrer non seulement les limites actuelles (Schauberger et al., 2018), mais aussi les effets collatéraux « non prévus et non voulus » qui se traduisent aujourd’hui par des problèmes environnementaux majeurs auxquels se heurte l’agriculture.
Cette prise de conscience par la recherche agronomique de la nature écosystémique des agrosystèmes s’est faite progressivement grâce à une interdisciplinarité croissante avec les sciences de la nature : écologie fonctionnelle, écophysiologie, biologie du sol, biogéochimie, génétique évolutive etc… Le concept d’agroécosystème traduit ainsi une convergence dans l’étude du continuum depuis les écosystèmes « naturels » jusqu’aux écosystèmes « cultivés ». Ce rapprochement s’est accéléré à partir des années 1990 et a correspondu à une plus grande intégration de la recherche agronomique dans les structures institutionnelles de la recherche scientifique académique.
Dans le même temps, le transfert aux filières agricoles professionnelles de la partie recherche-développement correspondant à l’ingénierie agronomique s’est réalisé selon le modèle linéaire initial, organisé filière par filière. Ainsi une rupture s’est créée entre la recherche agronomique produisant des connaissances « pour comprendre » répondant à des questions du type « que se passe-t-il si… ? », et le développement agricole préoccupé par la question « que faut-il faire pour… ? » atteindre le rendement objectif et minimiser les coûts de production dans chacune des filières constituées.
Recherche pour comprendre, recherche pour agir
Les questions environnementales et de biodiversité à partir des années 1990 ont impliqué une vision agroécosystémique de l’agriculture. Mais le hiatus entre la recherche « pour comprendre » et la recherche « pour agir » (ingénierie agronomique) n’a pas permis de faire face à la logique puissante des blocages socio-techniques et politiques qui étaient alors à l’œuvre.
Les concepts d’agroécosystème et d’agroécologie, d’approche systémique et multifonctionnelle développés alors par la recherche ont peu diffusé dans le tissu du développement agricole, faute d’avoir été confrontés à la réalité des problèmes des agriculteurs dans la gestion concrète de leur système.
Produire des connaissances pour agir nécessite non seulement d’avoir des connaissances sur le système sur lequel on veut agir, mais aussi de comprendre les logiques d’action de ceux qui doivent agir sur le système. Cette interaction étroite entre ces deux ensembles de connaissances liées aux sciences de la nature et aux sciences humaines et sociales n’a en fait pas été suffisamment explorée.
Plusieurs points importants permettent historiquement d’illustrer cette disjonction entre « recherche pour comprendre » et « recherche pour agir ».
• La fertilisation des cultures et les impacts sur l’environnement
L’utilisation des engrais de synthèse a permis une augmentation spectaculaire des rendements des cultures entre les années. Basée sur une analyse linéaire de type « action-réponse » entre « apport d’engrais – disponibilité des éléments dans le sol – réponse de la culture », cette approche a engendré une sur-fertilisation généralisée du seul fait de l’incertitude pesant sur la détermination des doses d’apport optimales et l’aversion des agriculteurs au risque de ne pas atteindre le rendement objectif (voir Ravier et al., 2016). Une approche plus systémique et dynamique de la nutrition minérale des plantes, basée sur une connaissance plus précise des processus d’autorégulation écosystémique « plante-sol-micro-organismes » a abouti à un renversement de paradigme en remplaçant un « pronostic sol » trop incertain, par une approche de « diagnostic in situ des plantes » permettant de mettre en œuvre un véritable pilotage des décisions en matière de fertilisation conduisant à une réduction importante des sur-fertilisations d’assurance et des pollutions qui en découlent (Lemaire et al., 2021 ; Briat et al., 2020). Cependant, le fossé entre l’acquisition de ces connaissances par la recherche et leur traduction dans les pratiques des agriculteurs reste large à l’heure actuelle.
• Le progrès génétique
La vision d’une amélioration génétique continue du potentiel de production, dans le domaine végétal ou/et animal, a abouti à la sélection d’individus « élites », obligeant alors à corriger le milieu pour permettre l’expression de leur potentiel génétique. Les recherches en écophysiologie ont montré que les efficiences de conversion des ressources mises en œuvre (efficience de la photosynthèse, efficience de l’azote, efficience de l’eau…) n’avaient pratiquement pas été augmentées par la sélection.
Ce progrès génétique ayant été obtenu par une augmentation des ressources grâce à l’usage concomitant des intrants, la capacité d’espèces ou de génotypes à explorer des sols peu pourvus en eau ou en éléments minéraux pour en extraire leurs ressources n’a pas ou très peu été explorée. Or les analyses d’écophysiologie montrent qu’il existe une variabilité génétique importante dans la capacité des espèces à exploiter leur milieu en conditions limitantes en interaction avec leur microbiome rhizosphérique pour augmenter la disponibilité des ressources du sol à leur profit (Briat et al., 2020).
De la même manière, le paradigme du « progrès génétique » consistant à regrouper dans le même individu l’ensemble des allèles favorables et de constituer des peuplements les plus homogènes possibles pour favoriser l’expression de leur potentiel atteint aujourd’hui ses limites car il implique une fuite en avant dans l’artificialisation du milieu. Au contraire, un assemblage d’individus génétiquement différents sont capables de coopérer pour exploiter au mieux les ressources limitées du milieu (Litrico et Violle, 2019). Or ce changement de paradigme déjà largement engagé au niveau de la recherche reste peu mis en œuvre dans les filières semencières malgré quelques tentatives.
• La santé des cultures
Le paradigme initial consistant à éliminer les facteurs limitants du milieu afin d’exprimer le potentiel génétique des espèces sélectionnées a été à la base de la recherche sur le contrôle des maladies et ravageurs des cultures. Le recours aux molécules chimiques s’est avéré le plus rapide et le plus simple à mettre en œuvre. La recherche agronomique a rapidement abandonné ce domaine au seul développement agricole sous le contrôle influent de l’industrie chimique et elle s’est concentrée sur l’acquisition de connaissances de base sur la biologie et l’écologie des pathogènes, ravageurs et adventices. Un changement de paradigme est nécessaire pour proposer une alternative à la protection préventive systématique, consommatrice inéluctable de pesticides. Les tentatives d’approche de protection intégrée des cultures (voir Ferron, 1999), aussi bien que celles consistant à introduire des résistances variétales dans les systèmes de culture (Rolland et al., 2003) n’ont pas réussi à passer du domaine de la recherche à celui du développement.
Le développement d’une approche systémique et intégrée, utilisant plus largement des pratiques de cultures mixtes, de couverts végétaux hétérogènes, ou de mélanges variétaux ou plus généralement de diversification des assolements et rotations pour minimiser les attaques des maladies et ravageurs et réduire le recours aux pesticides, implique que la génétique de ces types de culture soit mieux prise en compte (Storkey et al., 2019 ; Van den Bosch, 2014).
Il est également nécessaire d’analyser les dynamiques de population des pathogènes et des ravageurs avec celles des organismes auxiliaires en fonction de la diversité spatio-temporelle à l’échelle territoriale. Pour cela, la recherche, grâce aux connaissances en écologie des populations et des communautés et en écologie des paysages qu’elle produit, doit permettre de concevoir les actions par lesquelles l’agriculteur et les aménageurs des territoires peuvent structurer et organiser les systèmes agraires pour réduire leur vulnérabilité aux maladies et ravageurs et limiter le recours aux pesticides (Rush et al., 2016).
Seule une telle approche intégrative et systémique impliquant chercheurs, agriculteurs, aménageurs et prescripteurs est susceptible de faire baisser la pression parasitaire sur les cultures à un niveau suffisant pour engendrer une diminution importante de l’usage des pesticides. Mais là encore le fossé reste grand entre la production de connaissances pour comprendre et leurs mises en œuvre à l’échelle des opérateurs et décideurs finaux que sont les agriculteurs.
• L’association agriculture-élevage
Rappelons que les rendements en céréales ont pu doubler au XVIIe siècle en Europe après l’adoption de la rotation de Norfolk en Angleterre introduisant des prairies pâturées à base de trèfle blanc dans les rotations céréalières (Mazoyer et Roudart, 2002).
La logique du développement des filières de production et la contrainte des économies d’échelle ont imposé une séparation territoriale des productions céréalières et des productions animales, qui sont devenues « hors-sol ». De ce fait, la recherche agronomique a déserté pendant longtemps l’analyse du rôle des herbivores et des ressources fourragères qui les alimentent (prairies, cultures fourragères) comme composante fonctionnelle des agrosystèmes : recyclage des nutriments N, P, K etc., couplage des cycles C, N, P etc., diversification des rotations et assolements, dynamique des matières organiques des sols, contrôle des maladies, parasites et adventices…
Les systèmes de polyculture-élevage n’ont plus été considérés comme « dignes d’intérêt » par le développement agricole cherchant à optimiser des filières animales ou végétales séparément grâce à une spécialisation de territoires entiers. Même si certaines voix dans la recherche agronomique ont alerté sur les dangers de cette séparation entre système animal et système végétal (Lemaire et al., 2014), cette tendance lourde portée par des leviers et des blocages puissants continue à structurer l’agriculture au niveau mondial.
Les fonctions environnementales de l’agriculture
Très rapidement les agronomes se sont aperçus que les interventions culturales mises en œuvre par les agriculteurs, même si elles s’exécutaient à l’échelle de la parcelle agricole, devaient prendre en compte des contraintes qui se manifestaient à des échelles d’organisation supérieures : l’exploitation, le territoire local, les filières d’amont et d’aval etc… La prise en compte de plus en plus importante des fonctions environnementales de l’agriculture (impact des pollutions des eaux et de l’air, contribution à l’effet de serre, changement climatique et érosion de la biodiversité) a conduit la recherche agronomique à prendre en compte des entités spatio-temporelles beaucoup plus vastes que la parcelle agricole ou l’exploitation et le cycle annuel des productions : bassins hydrologiques, portions de paysages, climat local, territoires avec des temps caractéristiques de l’ordre des décennies, et en collaborant avec des disciplines de l’écologie, l’hydrologie, la climatologie, la biogéochimie, etc. C’est ainsi que l’on a acquis des connaissances sur les conséquences de certaines pratiques agricoles mises en œuvre par les agriculteurs en termes d’impacts possibles ou probables sur les milieux, en réponse à des questions de type « que se passe-t-il si… ? ».
Que faire ?
Mais ces connaissances restent trop souvent incapables de fournir la réponse à la question « que faut-il alors faire pour… ? », car les acteurs susceptibles de mettre en œuvre ces actions ne sont même pas identifiés. La réponse à ce deuxième type de question correspond à une approche de type « ingénierie agroécologique ». Elle implique donc la participation active des acteurs dans l’identification des solutions. Le développement agricole détermine ses territoires d’action en fonction des logiques de filières, ce qui ne correspond absolument pas aux problématiques environnementales à résoudre à ces échelles.
Il y a donc là un fossé qui s’est creusé entre la recherche agronomique, qui fournit des connaissances de plus en plus pertinentes et formalisées en matière d’agroécologie à l’échelle des paysages et des territoires, et un monde agricole qui ne peut intégrer ces connaissances dans ses pratiques faute d’en recevoir une traduction opérationnelle dont il pourrait s’emparer, ou faute de remettre en cause une logique de développement considérée comme inéluctable.
Il nous paraît donc essentiel que la recherche « pour comprendre » soit étroitement associée à la recherche « pour agir » : il n’est pas nécessaire de tout comprendre pour commencer à agir, et de plus agir permet souvent de mieux comprendre. Il n’y a donc pas deux types de recherche, mais deux approches complémentaires qui doivent être imbriquées. Or ces deux approches ont souvent été opposées : une recherche de plus en plus académique s’éloignant des réalités locales et un développement agricole organisé par filière et assujetti aux contraintes socio-économiques et aux logiques d’action de ces dernières.
Il est important de reconstituer une véritable approche intégrée d’ingénierie agro-environnementale transdisciplinaire qui soit capable de réunir des chercheurs de différentes disciplines et les acteurs des systèmes de production, distribution et d’alimentation, ainsi que les porteurs d’enjeux d’entités territoriales pour partager l’analyse des problèmes locaux et globaux à résoudre et faire émerger les solutions.
Voir ici les références bibliographiques de l’article
Lire les contributions au dossier [Agriculture 2040]
– 1. Quel avenir pour l’agriculture en France dans 20 ans ?, par Pierre Guy, Michel Petit, anciens chercheurs INRAE, Anne Judas (revue Sesame)
– 2. La disparition des insectes. Témoignage d’un naturaliste (1969-2021), par Vincent Albouy, naturaliste, ancien président de l’Office Pour les Insectes et leur Environnement, auteur de plusieurs ouvrages sur les insectes.
– 3. La biodiversité, support de la production agricole, par Vincent Bretagnolle, directeur de recherche, Centre d’Etudes Biologiques de Chizé, UMR7372, CNRS.
– 4. Comment mangerons-nous en 2040 ? par Pascale Hébel, directrice du pôle consommation et entreprise au Centre de Recherche pour l’Étude et l’Observation des Conditions de vie (CRÉDOC).
– 5. Connaître le passé, envisager l’avenir, par Yves Guy, agronome.
– 6. Paysages, eau et biodiversité, par Pierre Guy, Jean-Pierre Dulphy, anciens chercheurs INRAE.
– 7. L’élevage des herbivores domestiques : pour un élevage économe et durable par nécessité, par Jean-Pierre Dulphy et Pierre Guy, anciens chercheurs INRAE.
– 8. Réflexions sur les filières avicoles, par Bernard Sauveur, ancien chercheur INRAE.
– 9.Concilier productivité et durabilité : quels rôles pour les mécanismes de marché ?, par Michel Petit, économiste, ancien chercheur INRA.
– 10. Créer ou recréer des emplois agricoles ?, par Anne Judas (revue Sesame), en collaboration avec Cécile Détang-Dessendre (DR INRAE).
– 11. Quelle agriculture dans un monde vivable ?, par Cécile Claveirole, ingénieure agricole, responsable politique des questions agricoles, et Marie-Catherine Schulz-Vannaxay, ingénieure agronome, coordinatrice du réseau agriculture de France Nature Environnement.
– 12. Une recherche agronomique pour une agriculture durable, par Gilles Lemaire, membre de l’Académie d’Agriculture de France et ancien chercheur INRA.
Le système est aussi hydro, industriel, logistique, l’écologie a aussi à connaître l’abattoir, la fromagerie, la sucrerie, les échelles du territoire avant et après les étapes, espaces et croisements des filières.