De l'eau au moulin

Published on 15 novembre 2021 |

0

[Agriculture 2040] 5. Connaître le passé, envisager l’avenir

Par Yves Guy, agronome

L’agriculture dans 20 ans, en France… Prédire ce qu’il adviendra peut paraître prétentieux, mais ne pas le tenter serait inconscient. Il nous semble qu’un rapide historique, ainsi qu’un large panorama, permet d’éclairer l’itinéraire que nous avons parcouru et d’identifier des tendances, qu’elles soient anciennes ou émergentes.

D’où l’on vient

Les premières cultures maîtrisées, du semis à la récolte, remontent à 10 000 ans environ. Il s’agit alors d’espèces sauvages. Progressivement, en France, les champs et les prés remplacent massivement la forêt. Le paysage et la biodiversité végétale ou animale, ont, évidemment, été bouleversés par cette domestication.

Aujourd’hui, si la forêt regagne un peu de terrain chaque année, dans notre pays, d’autres forêts dans le monde, disparaissent, pour produire soja, huile de palme, chocolat ou autres bananes que nous achetons. En retour, nous exportons du blé, du Champagne, toute une gastronomie.

L’agriculture nécessaire aux Français ne se limite donc pas à nos frontières, et l’agriculture française n’est pas à l’usage exclusif des Français.

Son impact n’est ni simple, ni nouveau. En revanche, ce qui est propre à notre temps, c’est la vitesse des transformations et leur échelle mondiale.

L’agriculture française : un peu d’histoire récente

Si la surface agricole actuelle de l’Hexagone est inférieure à celle de 1850, elle permet pourtant de nourrir deux fois plus de Français qu’à l’époque, et d’exporter, tout en préservant la surface boisée nationale. Au XIXe siècle, le pays peinait en effet à nourrir sa population, confiant aux colonies (Îles sucrières, Algérie…) et aux terres à blés d’Ukraine ou des Amériques, le soin de pallier ses insuffisances.

A partir de la fin du XIXe siècle, les bases de l’agriculture actuelle étaient posées avec la première mécanisation (charrue brabant, faucheuse attelée, batteuse) et les tout nouveaux engrais de synthèse (scories phosphatées, potasse d’Alsace vers 1920).

Entre 1946 et 1960, le tracteur devient fréquent en plaine. L’agriculteur a non seulement les moyens, mais aussi intérêt à agrandir ses parcelles, afin de profiter pleinement de cet outil qui contribue à uniformiser les cultures (plus faciles à récolter), à réduire les manœuvres en bout de champ et les effets d’enherbement des bordures. Le « remembrement » et l’exode rural sont également liés à la mécanisation.

Dans le même temps, le retard de mécanisation des élevages conduit à rendre la culture plus rentable que le soin des animaux, jusqu’à ce que se développent des élevages de volailles ou de porcs hors sol.

L’engrais azoté de synthèse se généralisant, le fumier n’est plus nécessaire. Les haies, et certaines prairies devenues obsolètes, disparaissent progressivement, laissant la place au fil de fer barbelé. Les fermes, comme les régions, se spécialisent.

Les variétés, sélectionnées rigoureusement, se répandent dans les champs, remplaçant les variétés de pays moins productives.

Des premiers produits phytosanitaires principalement fongicides (soufre, bouillie bordelaise), l’offre s’élargit aux insecticides. Le fameux DDT et les organochlorés dominent les Trente Glorieuses, alors que les herbicides se généralisent dans les années 80. La chimie suit le tracteur avec une décennie ou deux de décalage.

Le formidable développement de la recherche génétique, phytosanitaire, et du machinisme, contribue à l’accroissement des rendements et à l’avènement d’entreprises mondialement connues.

Avec le développement de l’adduction d’eau, le suivi des teneurs en pesticides finit par alarmer, au-delà des services de contrôle et des cercles savants, les consommateurs et les élus qui apparaissent, soudain, en première ligne : des associations organisent leur défense. Le glyphosate, le chlordécone, les néonicotinoïdes sont accusés jusque dans la presse grand public.

A partir des années 1970, la chaîne du froid se généralise en France, dans l’industrie, les transports, et jusqu’au sein des foyers (le frigo). Les récoltes de fruits, pommes de terre, légumes se voient de plus en plus souvent stockées à basse température et parfois sous atmosphère contrôlée. Même les silos à grains s’équipent de groupes froids (des groupes frigorifiques), pour éviter les traitements de stockage. L’efficacité des logisticiens est devenue telle que l’empreinte carbone et le coût de produits importés de lointaines contrées peuvent être meilleurs que ceux d’un produit proche.

Manger en France aujourd’hui

Du poisson frais de l’Océan Indien gagne chaque jour Rungis, tandis que de l’agneau néo-zélandais frais (je croyais surgelé ??) fait concurrence, dans les rayons des supermarchés ou les cantines, aux produits locaux.

Notre régime alimentaire a changé : moins de pain, moins de vin, moins de légumes secs ; davantage de produits laitiers, de viandes, de fruits et légumes frais (non plus issus de nos jardins…) et beaucoup, beaucoup plus de produits transformés (conserves, surgelés, lait UHT, boissons sucrées, plats cuisinés…).

Comme jamais, nous avons accès à une diversité d’aliments : des bananes, des avocats, et même des cerises à Noël ! Reste que le nombre de variétés proposées à la vente pour chaque espèce tend à diminuer comme peau de chagrin. La pomme, par exemple, n’est représentée le plus souvent que par trois ou quatre variétés. Pour le blé, en 2021, les dix premières variétés couvrent environ 60 % de la sole de blé, et la variété la plus ancienne a été inscrite en 2012. C’est une fragilité de dépendre pour notre nourriture d’aussi peu de variétés différentes.

La diversité alimentaire est, de moins en moins, le fait de produits bruts que des recettes et additifs des produits transformés. Le sucre se retrouve jusque dans le pain ou les boissons, ce qui inquiète les médecins.

Les intoxications alimentaires sont devenues exceptionnelles. Toutefois, les services de l’État détectent parfois dans nos aliments des substances indésirables et, trop souvent, des traces de produits de traitement de stockage ou de culture. Et ce hic : l’information sur les contrôles officiels reste peu accessible.

Les Marchés d’Intérêt Nationaux (MIN, tel celui de Rungis) ont été créés au début des années 70, pour massifier la distribution alimentaire et baisser les prix, en favorisant les marchés de gros. Puis les super et hypermarchés accompagnent le développement de la logistique routière, et marginalisent les MIN en quinze ans. 80 % des achats alimentaires des ménages passent aujourd’hui par des magasins alimentaires en libre-service, commerces qui n’existaient pas il y a 70 ans. L’aspect, l’homogénéité et la conservation du produit sont devenus les priorités de ces circuits de distribution

La spécialisation des régions agricoles, qui restait interne au pays, s’est étendue à l’échelle continentale ou mondiale. Malgré la pénurie d’eau, le maraîchage du Guadalquivir (Espagne) alimente désormais toute l’Europe. Les Pays-Bas, la Belgique, pourraient passer pour d’autres pays du soleil, tant leur tomates approvisionnent nos supermarchés ! Les progrès de l’agronomie sous serre, l’efficience de l’organisation collective, des synergies avec l’horticulture ornementale, la baisse du coût de l’énergie et du fret, permettent ce petit miracle. Les producteurs français n’ont pas su, pas pu ou pas voulu relever le défi. Ni le Marais poitevin, ni les Landes ne sont devenus des océans de serres ou de tunnels. Environ 40 % de notre consommation de fruits est d’origine française, contre 72 % en 2000. En trente ans, près de 100 000 hectares de fruits et légumes ont disparu. Nous dînons aujourd’hui bien souvent chez nos voisins.

L’agriculture biologique en France

Les inquiétudes alimentaires, environnementales, et souvent éthiques, ont soutenu l’émergence de l’agriculture biologique. Cela n’a pourtant pas été facile pour les pionniers. Faute de silo, faute de circuit pour accueillir séparément leurs productions, les premiers producteurs de bio ont dû non seulement inventer de nouvelles pratiques, mais aussi se créer une clientèle, un réseau de conseillers, des capacités de collecte et de transformation. Il a fallu une force de caractère, et un énorme investissement, que les pouvoirs publics ont reconnu en créant en 1981 la dénomination officielle protégée « agriculture biologique ». Un autre modèle agricole a ainsi eu droit de cité, même s’il est resté relativement marginal.

Aujourd’hui, l’Agence bio constate que seulement 6,5 % du panier des ménages est bio. Compte tenu de la moindre production (par comparaison avec l’agriculture classique), les presque 10 % de surface agricole consacrés à ce mode de production semblent plutôt en adéquation avec la demande exprimée.

La relative avance de la France ne s’est pas maintenue. Les Italiens sont devenus les premiers producteurs de fruits et légumes bio d’Europe, puis l’Espagne. Lorsque de grands distributeurs allemands ont trouvé avec la réunification, vers 1991, l’opportunité de faire basculer les grandes exploitations de l’Est, en quasi faillite, vers l’agriculture bio, la demande et le secteur ont décollé en Allemagne.

Importations vs. exportations

La France importe donc quantité de produits alimentaires, dont des produits bios, tandis qu’elle exporte des denrées indifférenciées.

Pour ce qui est des importations, la petite taille des exploitations françaises et leur manque de compétitivité, l’effet de règles sociales, environnementales et fiscales loin d’être harmonisées à l’échelle européenne, le développement de la consommation de produits tropicaux sont sans doute en cause. Mais peut-on, pour les vingt années à venir, parier sur la capacité de nos voisins à nous nourrir ? La démographie mondiale et, espérons-le, l’enrichissement global, vont fortement accroître la demande alimentaire, alors que la production risque de devenir moins régulière en raison du dérèglement climatique.

Inversement, poursuivre la production de denrées indifférenciées est-il encore possible ? Peut-on encore parier, avec nos coûts de production, sur une filière de porcs tout-venant, malgré les marées vertes et la concurrence mondiale, ou sur la vente de grain en vrac, en concurrence frontale avec les pays des bords de la Mer Noire, ou ceux d’Amérique ?

Loin des promesses du Grenelle

En 2007, lors du Grenelle de l’environnement, un large débat a été ouvert. Des non professionnels ont été entendus au même titre que les pros, ce qui en a déconcerté plus d’un. Parmi les actions annoncées, la baisse de 50 % de l’usage de produits phytosanitaires, si possible, d’ici 2018. Et l’accélération de l’introduction des aliments bio dans les cantines.

La réalité en 2021 est bien différente. L’usage de produits phytosanitaires n’a pas baissé ces dix dernières années, voire il augmente certaines années. En 2018, le taux moyen de bio dans la restauration collective n’était encore que de 3 %.

Si le volontarisme politique n’a pas suffi, l’ambition demeure. Selon le décret du 24 avril 2019, fixant les dispositions d’application de l’article 24 de la loi Egalim, au plus tard le 1er janvier 2022, les repas servis en restauration collective dans tous les établissements chargés d’une mission de service public devront compter 50% de produits de qualité et durables, dont au moins 20 % de produits biologiques. Parallèlement, une nouvelle programmation de la Politique Agricole Commune (PAC) affiche des ambitions environnementales.

2040 : quel horizon ?

Si nous examinons les principaux ressorts du développement agricole récent – mécanisation, exode rural, chimisation, sécurité alimentaire, sécurité environnementale – l’élan de modernisation  du passé se heurte à une contradiction, ou à une forme d’obsolescence, au regard des enjeux actuels dans chacun de ces domaines.

Il est d’abord question d’hommes : dans les vingt ans à venir, sans doute plus de la moitié des exploitations agricoles pourraient disparaître, faute de candidats agriculteurs. Les industries agroalimentaires sont également confrontées à un énorme défi générationnel. Dans ce monde majoritairement de petites ou moyennes entreprises, l’activité repose sur les épaules de moins en moins d’individus. Enfin, la crise du Covid-19 a heurté de plein fouet la restauration, collective et privée, et bien sûr, leurs fournisseurs. Au-delà des statistiques, il y a des passions, du savoir-faire en péril, des paris à prendre sur ce que seront les pâtes de demain, les viandes du futur et l’ensemble de notre gastronomie.

Faire (re)naître, y compris hors du monde agricole, la passion pour les métiers agricoles et alimentaires est un enjeu de société, économique et environnemental. Cela suppose des conditions de vie, de rémunération et de considération compatibles avec les exigences que devront assumer notamment les futurs agriculteurs. Le défi paraît comparable dans son ampleur, à la période des années soixante.

Faire plus ou plus précis ?

Désormais, ni la hausse des rendements, ni l’agrandissement des fermes, ne génèrent plus d’amélioration systématique du revenu des exploitants. En viticulture, la révolution est quasi complète : les appellations, qui imposent presque toutes des plafonds de rendement, se montrent aujourd’hui économiquement plus compétitives que les grands domaines de vins sans quota. Il existe donc d’autres leviers que la concentration de la production : l’originalité, quand elle parvient à être identifiée par le consommateur, permet aussi des réussites.

En France, l’augmentation de la taille des matériels agricoles bute sur les difficultés de circulation. Ils ne passent même plus dans certaines rues. Cependant, ce n’est plus la puissance des engins qui accroît désormais leur prix, mais l’électronique et le traitement de données. Ce n’est donc vraisemblablement plus de l’accroissement de puissance des tracteurs, ou de largeur de coupe, que dépendra notre avenir.

Des escadrilles d’engins rapides et légers, du type drone, munis de capteurs et dirigés par un seul homme pourraient rendre vain l’alourdissement des machines, tout en offrant davantage de polyvalence. Il devient possible de suivre le développement des cultures, des maladies, sur plus de cent hectares, avec la même précision et attention que celle d’un jardinier dans son lopin. Pour les gestes répétitifs nécessitant à la fois force et expertise, comme en arboriculture, des exosquelettes pourraient éviter peines et douleurs. L’enjeu du machinisme est moins de faire plus, que plus précis, et avec moins d’énergie. Il faudra en revanche beaucoup de matière grise, scientifique, informatique… et  il restera à faire l’Analyse du Cycle de Vie (ACV) des robots.

Si l’on considère que les agriculteurs biologiques du bassin parisien parviennent aujourd’hui à produire trois fois plus de blé par hectare que nos ancêtres au début du XXe siècle, avec le même sol et le même soleil, grâce à de meilleurs outils et des connaissances plus précises, il est permis de croire en une agroécologie du futur gourmande en intelligences humaine et artificielle, en agroéquipement performant. Mais le coût n’en est pas connu.

Dans ces conditions, la chimie resterait un outil puissant. Couplée à des outils plus précis, des traitements plante par plante, sinon feuille par feuille, pourraient devenir possibles. Les doses de phytosanitaires efficaces par hectare pourraient alors chuter.

Il est probable qu’un mix d’agriculture classique et d’agriculture biologique perdurera longtemps. De même, alors que les OGM du passé ne sont pas des modèles désirables pour l’avenir, certains pourraient être améliorés.

L’environnement n’est pas une option

En France comme dans le monde, l’environnement n’est pas une option : c’est notre seul monde. Non seulement l’agriculture, par ses activités ou par les effets induits de déforestation, contribue pour un quart, ou un tiers selon les sources, aux émissions mondiales de gaz à effet de serre, mais elle est victime du changement climatique. Elle doit donc contribuer à la réduction de notre impact sur le climat et les consommateurs que nous sommes devons assumer notre empreinte alimentaire, en France et dans le reste du monde.

La première des conditions est probablement d’éviter de réduire la surface forestière mondiale. En important du soja du Brésil pour nos élevages car, dans les départements où ils se concentrent, l’excès de cette manière organique importée se traduit par un excès local d’effluents, dépassant les capacités d’absorption des champs locaux. Sauf à trouver une valorisation non agronomique de ces effluents, il s’ensuit des pollutions chroniques. Même dans l’optique d’une valorisation, en gaz de ville notamment, une telle chaîne alimentaire paraît discutable. Est-ce que dans vingt ans, les consommateurs français, riverains bretons et vacanciers de tous horizons, souhaiteront encore manger des volailles et des cochons produits dans ces conditions ?

Ailleurs, l’imperméabilisation des sols par la construction a provoqué les pertes irrémédiables de certaines des terres les plus fertiles de France, proches des villes. La reconquête de ces espaces, est souhaitable. Il est important de rendre, même marginalement, la ville plus accueillante aux productions agricoles ; de faire en sorte que les interstices urbains ne soient plus des « bouts-du-monde » péri ruraux, mais des espaces intégrés à la fois à la ville et à l’agriculture.

Peut-être manque-t-il, en France, un opérateur du foncier actif. Le sol vivant gagnerait sans doute à être pris en compte par toutes les parties intéressées dans le cadre d’une enceinte commune, peut-être régionale, comme l’est la ressource en eau.

La production d’agrocarburants (parfois appelés biocarburants) offre, pour certains, une perspective de substitution de carburants fossiles par de l’énergie locale renouvelable ; pour d’autres, cette piste est trompeuse. Dans ce cadre, l’avenir du colza, principal agrocarburant produit en Europe, est particulièrement délicat à prévoir, nous y reviendrons.

Avec le changement climatique, il n’est pas certain que les céréaliers et les meuniers français puissent résister à la concurrence croissante de l’Ukraine et de la Russie, sans monter en gamme. Le bio, les produits issus de fermes à haute valeur environnementale, les produits faisant honneur à la gastronomie, sont peut-être une voie de salut.

Citoyens, contribuables et consommateurs

Le progrès des débats ne saute pas aux yeux, pas autant que la violence de certaines polémiques. Mais, il y a soixante ans, les grandes orientations qui ont fondé notre système agroalimentaire actuel ont été prises dans un cadre relativement dirigiste, de cogestion entre élus et représentants professionnels, tout en laissant une grande marge d’appréciation aux entreprises privées. Aujourd’hui, les attentes des citoyens et des contribuables ont gagné en légitimité ; ils demandent des comptes aux acteurs des filières.

Reste quelques difficultés connues qu’il faudra surmonter. Par exemple, les résistances biologiques sont sélectionnées par l’usage trop fréquent d’un antibiotique ou d’un désherbant et réduire le panel de produits autorisés peut contribuer à accélérer ce processus.

Un exemple simple : en cherchant à éviter l’emploi de phytosanitaires, le biocontrôle ne vise qu’à maintenir un parasite en dessous d’un seuil acceptable. Mais si l’objectif commercial, pour une pomme ou une fleur, reste le zéro défaut et l’homogénéité parfaite, alors les produits cultivés ainsi ne pourront pas se vendre à un juste prix.

Autre exemple : les agriculteurs ne pourront pas se convertir massivement au bio, si la demande reste marginale, or une part importante des Français ne peut pas s’offrir une alimentation plus chère.

Cela nécessite un large débat, car les évolutions dépendent de la commande sociale. L’agroécologie n’est donc pas qu’un problème d’agriculteurs, et encore moins un problème avec les agriculteurs.

Le contribuable peut et doit faciliter le développement des pratiques qu’il souhaite et que le marché ne rémunérerait pas assez. Mais il ne peut s’agir que d’un accompagnement limité. La « ferme France » génère un chiffre d’affaires d’environ soixante-dix milliards d’euros par an, et bénéficie d’environ 10 milliards d’euros d’aides publiques. Le consommateur pèse donc sept fois plus que le contribuable dans l’orientation des productions. Tant que le consommateur achètera des produits classiques plutôt que des produits plus écologiques, notre environnement souffrira.

La confiance du client et du contribuable sont essentiels : l’information du consommateur est donc absolument stratégique.

Il existe des règles d’étiquetage, précisant la nature du produit (pomme…), ses caractéristiques biologiques (Variété reine des reinettes…), des caractéristiques de qualité (extra…), le pays d’origine (France…).

À constater l’audience croissante des applications  et guides d’achat, il existe une carence. Il paraît donc judicieux que l’étiquetage traditionnel, mais aussi les cahiers des charges des signes de qualité, les assertions publicitaires, soient revisités et intègrent davantage les attentes du consommateur.

L’enjeu commercial et celui du partage de la valeur et de l’information dans les filières sont tels que le consommateur et le contribuable n’y auront vraisemblablement pas accès sans haute lutte, ni sans y mettre le prix. Un mousseux de bonne qualité n’atteint pas le niveau de prix d’un Champagne reconnu.

C’est peut-être toute l’agriculture française qui devra, dans les décennies à venir, chercher la marge dans des signes de qualité, qu’ils soient privés ou relèvent de politiques publiques, comme les AOC, AOP et IGP, et maintenant le Label Rouge.

Cela suppose que les acteurs des filières reconnaissent le consommateur final comme un acteur à part entière. Quelle que soit leur compétence, citoyens et consommateurs contrôlent ce qu’on appelle la qualité France. Regagner leur confiance est une question de survie pour l’exception gastronomique française, et sa réputation à l’export.

Penser le monde à venir

Le savoir-faire agricole et agroalimentaire français a des atouts, certains comparables à ceux de l’industrie du luxe.

Le monde bouge cependant très vite. Par exemple, la plus ou moins forte priorité que les Africains, qui seront des milliards selon les prévisions, accorderont à leur agriculture nourricière, les investissements qu’ils consacreront à la production agricole, influera sur l’agriculture dans le reste du monde.

L’impact de l’agriculture sur l’environnement et celui de l’environnement – y compris le climat – sur l’agriculture resteront majeurs.

Choisir de stopper la hausse des productions agricoles européennes paraît rationnel, car les derniers quintaux sont les plus coûteux. Mais nous n’échapperons pas à des questions d’éthique, et d’équité.

Dans les années à venir, l’impasse environnementale nous oblige à des choix collectifs : veut-on réduire la production pour réduire notre empreinte, ou au contraire accroître les volumes de production mais de façon « durable », ou changer notre alimentation et réduire le gaspillage ? Voire tout cela en même temps ?

D’évidence, il ne suffira pas d’encourager un effort technique de la part des agriculteurs, ni d’abandonner la réflexion sur notre régime alimentaire aux plus motivés d’entre nous.

Pour conclure

 « Agriculture » est aujourd’hui un terme qui englobe une diversité de professions et concerne plusieurs domaines des sciences. Le défi de l’agriculture des vingt prochaines années ? Que le consommateur, le contribuable, l’urbain, co-décident avec l’agriculteur, l’industriel, le grossiste, l’expert, l’élu, en prenant en compte davantage d’enjeux qu’autrefois, dans un contexte de changement climatique et de mondialisation.

Dans vingt ans, l’agriculture sera, comme depuis des milliers d’années, la résultante d’un équilibre culturel et social. Mais il faudra aller très vite, pour atteindre l’équilibre qui sied à notre temps.

Lire les contributions au dossier [Agriculture 2040]
– 1. Quel avenir pour l’agriculture en France dans 20 ans ?, par Pierre Guy, Michel Petit, anciens chercheurs INRAE, Anne Judas (revue Sesame)
– 2. La disparition des insectes. Témoignage d’un naturaliste (1969-2021), par Vincent Albouy, naturaliste, ancien président de l’Office Pour les Insectes et leur Environnement, auteur de plusieurs ouvrages sur les insectes.
– 3. La biodiversité, support de la production agricole, par Vincent Bretagnolle, directeur de recherche, Centre d’Etudes Biologiques de Chizé, UMR7372, CNRS.
– 4. Comment mangerons-nous en 2040 ? par Pascale Hébel, directrice du pôle consommation et entreprise au Centre de Recherche pour l’Étude et l’Observation des Conditions de vie (CRÉDOC).
– 5. Connaître le passé, envisager l’avenir, par Yves Guy, agronome.
– 6. Paysages, eau et biodiversité, par Pierre Guy, Jean-Pierre Dulphy, anciens chercheurs INRAE.
– 7. L’élevage des herbivores domestiques : pour un élevage économe et durable par nécessité, par Jean-Pierre Dulphy et Pierre Guy, anciens chercheurs INRAE.
– 8. Réflexions sur les filières avicoles, par Bernard Sauveur, ancien chercheur INRAE.
– 9.Concilier productivité et durabilité : quels rôles pour les mécanismes de marché ?, par Michel Petit, économiste, ancien chercheur INRA.
– 10. Créer ou recréer des emplois agricoles ?, par Anne Judas (revue Sesame), en collaboration avec Cécile Détang-Dessendre (DR INRAE).
– 11. Quelle agriculture dans un monde vivable ?, par Cécile Claveirole, ingénieure agricole, responsable politique des questions agricoles, et Marie-Catherine Schulz-Vannaxay, ingénieure agronome, coordinatrice du réseau agriculture de France Nature Environnement.
– 12. Une recherche agronomique pour une agriculture durable, par Gilles Lemaire, membre de l’Académie d’Agriculture de France et ancien chercheur INRA.

Tags: , , , , , , , , , , , , , ,




Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Back to Top ↑