Publié le 18 novembre 2021 |
2[Agriculture 2040] 6. Paysages, eau et biodiversité
Par Pierre Guy, Jean-Pierre Dulphy, anciens chercheurs INRAE
Dans leur diversité, les paysages régionaux sont en eux-mêmes un patrimoine reflétant le climat, le sol et l’histoire des communautés humaines. Ils ont une influence déterminante sur la ressource en eau. Ils sont un support important de la biodiversité, des lieux d’alimentation, de repos et de reproduction pour la faune. Aussi est-il pertinent de « passer par les paysages », pourrait-on dire, pour agir en faveur de l’eau et de la biodiversité.
Les paysages, trame verte et bleue
« La trame verte et bleue » est un réseau formé de continuités écologiques terrestres et aquatiques identifiées par les schémas régionaux de cohérence écologique ainsi que par les documents de planification de l’Etat et des collectivités territoriales1.
L’agriculture et l’élevage y sont des éléments structurants, forts. Notons pour commencer que es prairies ne perdurent qu’en zone d’élevage de ruminants.
Nos régions sont bien sûr très diverses : l’Île de France est marquée par l’urbanisation, le Limousin par l’élevage et la forêt. Le Nord est une région de grandes cultures, le Bordelais de viticulture, la Bretagne est une terre de bocage, le Languedoc, la Provence, la Corse sont des paysages méditerranéens.
Partout, la sauvegarde de la ressource en eau et du patrimoine naturel passe pour beaucoup par une gestion adaptée des éléments du paysage : espaces boisés, haies, cours d’eau, prairies de fauche ou de pâture et voies de communication ! Chaque petite région doit être gérée en fonction de sa vocation de ses caractéristiques, avec la volonté d’actions coordonnées de la part des communes, conseils départementaux et régionaux, Agences de l’eau, DDT et DREAL, sans oublier les agriculteurs, les acteurs locaux et les associations dont certaines ont une expérience certaine en la matière.
Les cours d’eau en zone agricole
A l’occasion de travaux connexes au remembrement, beaucoup de petits cours d’eau ont été surcreusés, transformés en fossé de drainage, en réseau d’évacuation des crues et rectifiés, rendus linéaires pour faciliter les travaux agricoles. Cette politique, en zone de Marais (ouest en particulier) a pu s’accompagner d’irrigation estivale. Ajoutons à cela l’introduction volontaire et accidentelle d’espèces nuisibles invasives : jussie, écrevisses américaines, silure, ragondin…
Par ailleurs la Politique Agricole Commune a pris des mesures d’éligibilité aux primes permettant de sauvegarder la qualité des eaux des cours d’eau, en définissant des bandes latérales de 5 m végétalisées. L’Office Français de la Biodiversité a une politique de rétablissement de la continuité écologique des cours d’eau et veille à la suppression de gros barrages obsolètes. Les Agences de l’eau sont parties prenantes pour lutter contre la pollution chimique et recréer de la biodiversité.
Il convient tant de restaurer les zones humides, que de restructurer la morphologie des petits cours d’eau ruraux : 50 % à 10 ans, 80% à 20 ans sont des objectifs réalisables. Il serait possible d’y favoriser la reproduction d’espèces autochtones : écrevisse à pattes blanches, brochet, truite fario… plutôt que de ré-empoissonner. Aujourd’hui, la numérisation de l’agriculture, permettrait de gérer plus facilement la présence de haies ou de méandres.
Ralentir les écoulements
Selon une étude réalisée en janvier 2018 par l’Agence de l’eau Adour-Garonne, 80% des cours d’eau de ce bassin versant présentent des lits mineurs incisés, surcreusés ou rectifiés entre 1960 et 1990 dans le cadre des drainages et des travaux connexes aux remembrements. L’objectif était alors d’évacuer l’eau le plus vite possible : on a provoqué du même coup une accélération des écoulements avec assèchement de la nappe alluviale sur les têtes de bassin versant en amont, et au contraire des inondations sur les territoires situés à l’aval.
Aujourd’hui l’objectif est de freiner les écoulements et de privilégier le ralentissement du cycle de l’eau notamment en tête de bassin versant conformément aux accords de la « Convention tripartite sur l’eau » associant l’État, la Région et les Agences de l’eau signée en mars 2021.
Il est possible de ralentir les écoulements au niveau des cours d’eau comme des zones humides en favorisant d’une part les crues en tête de bassin versant, et en restituant d’autre part aux ruisseaux des matériaux sédimentaires qui facilitent les petits débordements sur les secteurs amont pour limiter les inondations catastrophiques en aval.
Concrètement il s’agit, pour les têtes de bassin versant et partout où les cours d’eau sont incisés, de rehausser les lits mineurs par recharges sédimentaires ponctuelles. Provoquant une montée du niveau dans les cours d’eau, cette rehausse permettra d’alimenter à nouveau les nappes alluviales latérales, ainsi que les zones humides liées dont le bon état est conditionné par un niveau d’eau suffisant des sols hydromorphes. Les recharges sédimentaires permettront aussi d’améliorer le stockage du carbone grâce au développement de la flore hygrophile (et des conditions anaérobies du sol) et d’améliorer l’infiltration naturelle de l’eau dans les secteurs amont.
Cette reconquête des zones humides en tête de bassin versant et la recharge des systèmes aquifères soutiendront les débits d’étiage et permettront du même coup une reconquête de la biodiversité liée aux cours d’eau et aux zones humides.
Techniquement, le reméandrage peut aussi être utilisé, partout où les cours d’eau ont fait l’objet de rectifications. Si son coût est dix fois plus élevé que la simple recharge granulométrique, en revanche il permet une meilleure reconquête de la biodiversité et peut être aussi le développement d’une meilleure capacité d’autoépuration des cours d’eau.
Enfin ces travaux de restauration devront intégrer les activités économiques, les activités humaines et notamment l’activité agricole. Dans ce cas la restauration du cours d’eau par rehausse des lits mineurs ou reméandrage devra être compatible avec ces activités. L’acquisition foncière par les collectivités, quand elle est possible, devra être privilégiée pour s’affranchir de ces contraintes.
Les haies et autres éléments paysagers
De par leur surface les haies constituent un des premiers supports de la biodiversité « rurale ». En termes de patrimoine naturel, un réseau de haies vaut par son maillage, son ancienneté, sa variété d’espèces et sa gestion. Haies agricoles, ripisylves ou bordures des voies de communication, les haies sont de nature et de fonction différentes. Les bords des routes peuvent associer haies, fossés et bermes à tonte différenciée où la visibilité des chauffeurs est l’exigence première.
Certaines haies peuvent avoir des siècles mais d’autres sont de plantation récente. Il faut sauvegarder les plus anciennes, source de variabilité intra- et interspécifique. Quant aux nouvelles, une bonne re-naturalisation suppose l’utilisation de plants d’origine locale. Pour sauvegarder la variabilité génétique géographique il faut laisser se réinstaller une végétation arbustive et herbacée spontanée. Il faut donc du temps pour retrouver un écosystème en équilibre dynamique. Enfin, rappelons le rôle des haies comme brise-vents, comme barrières au ruissellement favorisant l’infiltration de l’eau de pluie, leur rôle contre l’érosion et comme réservoirs d’auxiliaires.
D’autres éléments sont encore à sauvegarder : les bosquets, mares, murets, arbres isolés, autant que possible (voir plus loin).
Des prairies de longue durée
Ces prairies permettent d’occuper de vastes territoires, en particulier, les zones non cultivables ou difficiles à labourer. Elles sont valorisées par la présence d’herbivores : bovins, ovins, caprins, équins. La consommation de viande de ruminants est couramment critiquée parce que le rendement énergétique de ce système d’élevage serait faible et parce qu’il contribue à l’effet de serre. Elle est également socialement décriée par les végétariens (qui excluent la viande, mais consomment lait et œufs en principe). S’il est certain qu’il est justifié de réduire notre consommation de protéines animales dans les pays développés, il n’en reste pas moins que les protéines animales sont importantes pour l’équilibre alimentaire des humains (acides aminés essentiels, apport de riboflavine…).
Ces critiques ne sont pourtant pas fondées lorsque les animaux consomment un maximum d’herbe. Il faut insister en effet sur le fait que les herbivores sont les seuls animaux domestiques, donc faciles à exploiter, qui utilisent avec efficacité la végétation herbacée que l’homme ne peut valoriser directement (digestion de la cellulose, synthèse de protéines bactériennes dans le tube digestif). L’abandon de leur élevage signifierait l’abandon de vastes zones propices à la biodiversité et la nécessité de trouver ailleurs des protéines de bonne qualité. Notons aussi que l’augmentation des fourrages dans les rations devrait faire baisser le nombre d’animaux en production.
Les prairies permanentes, ou de longue durée, surtout en alternance fauche et pâture, sont d’autre part d’une grande richesse : végétaux et invertébrés y sont des sources de nourriture pour de nombreux animaux sauvages de toute taille. Par ailleurs, le sol de ces prairies, sans valoir celui des forêts, stocke de grandes quantités de carbone. Cela justifie donc l’élevage à l’herbe et son développement !
En l’absence d’élevage les seuls « espaces prairiaux » sont les bandes enherbées de la PAC, le long des cours d’eau et les zones végétalisées agro-écologiques telles que les prévoit le label « Haute Valeur Environnementale ». La gestion de ces bandes doit cependant être adaptée, sans fauche mais avec un broyage au printemps et en été et un nettoyage possible en fin d’hiver.
La première action à entreprendre serait d’arrêter la diminution des surfaces de prairies permanentes, prairies souvent remplacées par des cultures très polluantes comme le maïs.
Voici ensuite quelques objectifs relatifs aux prairies sensu stricto, puis à leurs abords.
Prairies et biodiversité
Dans les prairies elles-mêmes, nos principales propositions pour sauvegarder et/ou restaurer la biodiversité des prairies sont les suivantes :
- éviter des parcelles trop grandes,
- conserver un maximum d’éléments paysagers : arbres, buissons, mares, murets, etc. Dans la mesure où de nombreux éléments ont déjà été éliminés, ceux qui restent sont à préserver,
- laisser s’enfricher de petites surfaces, laisser les rochers, les zones humides,
- laisser des buissons et des arbres, dans un contexte de pâturage sans fauche (estives), quitte à en éliminer s’ils deviennent trop envahissants.
- laisser des surfaces fauchées tardivement, quand une fauche générale précoce est nécessaire pour faire des réserves,
- pratiquer la fauche centrifuge qui commence au centre de la parcelle pour permettre à la petite faune, qui s’y est réfugiée, de s’échapper,
- éviter le surpâturage,
- mettre en place des clôtures non dangereuses pour la faune. La mise en place systématique de clôtures barbelées reste problématique, même si, assez souvent, les gros animaux sauvages s’y adaptent. Les ursus, sans possibilité de passage pour la grande faune, posent également un problème, en particulier lorsque ces clôtures demeurent après l’abandon des parcelles, comme sur les Causses
- réintroduire (si cela est possible !) des insectes et des espèces végétales, même si on peut penser que, en conduisant une prairie de manière moins intensive, insectes et nouvelles plantes s’installeront spontanément.
- ne pas détruire les petits prédateurs (renards, martres, fouines, belettes, blaireaux).
En bordure des prairies, du point de vue de la conservation de la biodiversité, il est absolument nécessaire de conserver un maillage correct de haies, d’arbres, de bosquets, autant de structures paysagères qui servent de corridors écologiques. Evidemment, il ne s’agit pas d’enclore chaque parcelle, mais une surface conséquente de ces structures est à rechercher.
Par ailleurs, les abords des chemins et des routes doivent être traités avec la plus grande attention car ce sont des réservoirs de biodiversité. Pour ces abords, une fauche tardive est nécessaire.
Il est évident que ces préconisations très générales ne peuvent remplacer un nécessaire dialogue entre éleveurs et naturalistes, sous réserve d’une bonne volonté réciproque.
Pour ce qui est de la nécessaire complémentarité entre cultures et biodiversité, nous renvoyons au texte de Vincent Bretagnolle dans ce dossier (voir ici).
Un mot sur l’apiculture
L’ensemble du paysage est essentiel à l’apiculture, activité économique en soi, mais aussi activité pollinisatrice. Les abeilles ont besoin, pour survivre, d’un étalement des floraisons et non des seules floraisons de colza ou de tournesol… Le paysage, dans sa complexité, est aussi un réservoir d’auxiliaires de cultures et tout particulièrement d’apoïdes sauvages qui assument la pollinisation des espèces de grandes cultures, d’arboriculture et améliorent la production de semences et permettent même une optimisation des rendements. Sans éliminer les problèmes phytosanitaires, ils assurent une meilleure résilience des cultures face aux aléas climatiques et aux ravageurs.
Pour conclure
En zone agricole les cours d’eau ont été souvent dégradés. La protection de la ressource en eau, indispensable pour la végétation, impose qu’ils reviennent à plus de naturalité. Le ralentissement des écoulements est aussi très important dans un contexte de réchauffement climatique et probablement de sécheresse.
Pour ce qui concerne la biodiversité, les haies et les prairies permanentes jouent un rôle crucial.
Prendre en compte les paysages dans le cadre des exploitations agricoles, comme la conservation des sols, et comme la qualité de l’air, est donc une nécessité. Cela aura de nombreux avantages, par exemple la préservation des insectes pollinisateurs.
Reconquérir des paysages régionaux, adaptés à la topographie, à une agriculture et à un élevage durable, est un élément important pour sauvegarder une plus grande biodiversité, et la biodiversité elle-même est importante pour atténuer les méfaits de la monoculture parmi lesquels les problèmes phytosanitaires.
Le paysage est un facteur de résilience des milieux. Cela vaut pour l’agriculture, l’élevage et même pour l’homme. Il est même possible d’espérer que ces bois, haies, cours d’eau, prairies permettront d’alléger certaines difficultés ou contraintes de voisinage dans l’usage des produits phytosanitaires – dont l’usage serait diminué, mais non exclu. La politique du paysage réussira d’autre part si elle est accompagnée d’une formation adaptée pour les éleveurs et les agriculteurs.
N’oublions pas enfin que le plus urgent reste de ne plus détruire de haies, de bosquets, de respecter tous les cours d’eau, toutes les zones humides, les prairies permanentes et que, en même temps, il ne faut pas attendre pour améliorer l’existant.
Lire les contributions au dossier [Agriculture 2040]
– 1. Quel avenir pour l’agriculture en France dans 20 ans ?, par Pierre Guy, Michel Petit, anciens chercheurs INRAE, Anne Judas (revue Sesame)
– 2. La disparition des insectes. Témoignage d’un naturaliste (1969-2021), par Vincent Albouy, naturaliste, ancien président de l’Office Pour les Insectes et leur Environnement, auteur de plusieurs ouvrages sur les insectes.
– 3. La biodiversité, support de la production agricole, par Vincent Bretagnolle, directeur de recherche, Centre d’Etudes Biologiques de Chizé, UMR7372, CNRS.
– 4. Comment mangerons-nous en 2040 ? par Pascale Hébel, directrice du pôle consommation et entreprise au Centre de Recherche pour l’Étude et l’Observation des Conditions de vie (CRÉDOC).
– 5. Connaître le passé, envisager l’avenir, par Yves Guy, agronome.
– 6. Paysages, eau et biodiversité, par Pierre Guy, Jean-Pierre Dulphy, anciens chercheurs INRAE.
– 7. L’élevage des herbivores domestiques : pour un élevage économe et durable par nécessité, par Jean-Pierre Dulphy et Pierre Guy, anciens chercheurs INRAE.
– 8. Réflexions sur les filières avicoles, par Bernard Sauveur, ancien chercheur INRAE.
– 9.Concilier productivité et durabilité : quels rôles pour les mécanismes de marché ?, par Michel Petit, économiste, ancien chercheur INRA.
– 10. Créer ou recréer des emplois agricoles ?, par Anne Judas (revue Sesame), en collaboration avec Cécile Détang-Dessendre (DR INRAE).
– 11. Quelle agriculture dans un monde vivable ?, par Cécile Claveirole, ingénieure agricole, responsable politique des questions agricoles, et Marie-Catherine Schulz-Vannaxay, ingénieure agronome, coordinatrice du réseau agriculture de France Nature Environnement.
– 12. Une recherche agronomique pour une agriculture durable, par Gilles Lemaire, membre de l’Académie d’Agriculture de France et ancien chercheur INRA.
Pour la nation des Black Feet dans les grandes plaines de l’ouest des USA, le castor est sacré. C’est leur animal totem. A cause de cela, les eaux sont particulièrement respectées.
´C’est le castor qui nous a enseigné comment travailler avec l’eau de la rivière et surtout comment la protéger. Il nous a appris les rituels pour nous mettre en harmonie avec tout ce qui vit. Le castor nous a appris à vivre en famille, comment consommer sobrement, comment travailler avec les eaux de la rivière pour irriguer et faire des réserves d’eau.nous avons tout appris du castor en le regardant vivre.
Les castors sont d’admirables bâtisseurs et de grands écologistes. Ils nous ont appris à ne pas déranger l’eau des rivières, à ne pas la polluer. Comme il Est notre animal totem, nous ne pouvons pas le manger, ni quoi que ce soit qui vit dans l’eau. L’eau et tout ce qui y vit est aussi sacrée, et nous la respectons infiniment.´
MJG
Je suis toujours étonné que les castors ne soient jamais pris en compte en tant qu’espèce outil (solution fondée sur la nature) dans les raisonnement sur la restauration et la création des cours d’eau et de leur zones humides.
Des centaines, voir milliers de publications (Europe, Amérique du Nord, Russie) attestent des capacités des castors par leur barrages d’écrêter efficacement les crues, de retenir d’importantes quantités d’eau qui sont ensuite restituées en période d’étiages, de retenir de grandes quantités de matières en suspension permettant de rehausser les lits des cours d’eau et de reconnecter les nappe alluviales, de dégrader fortement les pesticides et autre effluents agricoles et domestiques dans les sédiments créés.
Là où les castors s’installent le biodiversité « explose ». Pas étonnant, ça fait des millions d’années que les castors orchestrent et façonnent la vie des cours d’eau en tant qu’espèce « clé de voûte ». Tout ça quasiment gratuitement.
D’autre pays en Europe et Amérique du Nord ré-introduisent des castors pour ces raisons là.
En Ariège le Comité Écologiques Ariégeois et l’APRA Le Chabot tentent depuis plus de deux années un projet de ré-introduction des castors. Nous ne pouvons pas dire que les soutiens institutionnels se pressent au portillon…..