Le jour d'avant Hommes de la viande © Jean-Joseph Weber

Publié le 8 juillet 2024 |

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Les hommes de la viande

« Le bifteck participe à la même mythologie sanguine que le vin. C’est le cœur de la viande, c’est la viande à l’état pur, et quiconque en prend, s’assimile la force taurine », écrit Roland Barthes dans ses « Mythologies », publiées en 1957. Et Boris Vian de fredonner sarcastiquement : « Faut qu’ça saigne ! » dans sa chanson Les Joyeux Bouchers, enregistrée en 1955. Dans une société qui s’urbanise, s’industrialise, s’artificialise, la « bidoche » s’impose paradoxalement dans les imaginaires de la consommation de masse par la puissance du contraste entre vie et mort dont elle est porteuse.

Une chronique extraite du quinzième numéro de la revue Sesame (mai 2024), par Pierre Cornu, directeur de recherche en histoire du temps présent, directeur de l’UMR Territoires à Clermont-Ferrand et Egizio Valceschini, président du comité pour l’histoire de la recherche agronomique.

Le cliché ci-dessous, daté de 1957, semble au premier regard illustrer de manière univoque la crudité de la viande, son caractère de brutalité primaire. Seul le noir et blanc élude quelque peu le choc du sang. Et pourtant, le moment saisi par l’objectif du photographe de l’Inra, Jean-Joseph Weber, n’a rien d’un archaïsme. Prise à Paris à l’occasion du concours général agricole, cette image montre deux membres du jury du concours de carcasses prenant des notes sur la pièce de viande transportée par deux bouchers souriant de toutes leurs dents. Une carcasse, ce n’est plus un animal, ce n’est pas encore un aliment, mais c’est une matière noble ; un corps certes technicisé, mais destiné au travail qualifié de l’artisan boucher et, dans l’entre-deux, objet des expertises en regard des scientifiques et des professionnels de l’abattage. Le pardessus et l’écharpe distinguent le chercheur : Bernard-Louis Dumont, directeur du laboratoire de technologie des viandes de Jouy-en-Josas, lui-même issu d’une famille de bouchers. Dans un monde de la recherche agronomique qui raisonnait jusque-là en termes de sélection et de ration alimentaire des animaux, autrement dit en termes d’élevage, il incarne l’appui scientifique nouveau à une profession qui a entre ses mains une part des déterminants de la qualité des viandes. Dans le processus d’industrialisation de la filière, le contrôle des carcasses est une étape clé pour la maîtrise des enjeux de qualité sanitaire, de conformation, de rationalisation de la découpe, et, in fine, d’évaluation de la tendreté et du goût des viandes proposées aux consommateurs.

Les garçons bouchers, pour leur part, expriment toute la fierté d’une corporation invitée à la célébration de l’excellence gastronomique nationale. L’homme qui tient la carcasse, notamment, se présente au regard comme une illustration saisissante de ce qu’est l’économie morale de la viande. Il semble lui-même dévoré par la pièce qu’il porte. Couvert de son sang, il fait corps avec elle, amenant vers la lumière le noble produit de son savoir-faire, qui unit symboliquement l’ensemble de la société autour de la chair et du sang nourriciers.

La scène de la controverse actuelle sur les consommations carnées est aussi une cène, touchant à la fois au profane – des corps ingérés ou non par d’autres corps – et au sacré – des existants considérés par d’autres existants tantôt comme ontologiquement équivalents, tantôt comme marqués par une altérité constitutive, et, pour ce motif, consommables ou non. Dans ce repas matériel et immatériel qui tend à devenir impossible à partager entre commensaux inconciliables, une illusion prend forme : on assisterait à la fin, saluée ou déplorée, d’un long pacte carnivore noué au Néolithique. Veaux, vaches, cochons trouveraient enfin une remise en cause de leur destin, la suspension en l’air d’une partie des fourchettes causant la suspension d’une partie des couteaux, et possiblement de leur abandon.

Or, les consommations carnées ne constituent en rien un marqueur stable de l’histoire, présentant au contraire des fluctuations très importantes d’une époque à l’autre, et même à l’intérieur d’une époque donnée, en fonction de variables sociales, économiques et culturelles. De ce point de vue, les décennies d’après-guerre représentent un moment particulièrement complexe, entre célébration et invisibilisation, hédonisme et technicisation. La scène saisie par Jean-Joseph Weber dit un monde en transition, révolu, mais qui, comme le nôtre, n’était ni simple ni univoque. Les controverses sur la viande ne sont pas la forme masquée d’un mouvement historique de triomphe progressif de la sensibilité, mais l’expression sans cesse renouvelée des contradictions de la condition humaine, dans lesquelles se refondent les relations sociales et se rejoue à chaque fois le dialogue du mythe et de la rationalité.

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