De l'eau au moulin Jeune cacaoyère à Soubré

Published on 15 décembre 2023 |

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[Cacao 1/3] Un modèle historique universel

En ce moment même, après les pluies torrentielles de 2023, les cours du cacao s’envolent. Les industriels craignent une crise de la production en Côte d’Ivoire et au Ghana, les deux premiers pays exportateurs. Est-ce purement conjoncturel ? A partir de l’histoire de la production de cacao, François Ruf propose un cadre d’analyse qui va plus loin. Dossier en trois parties.

Par François Ruf, CIRAD, SADRCI

En 2023, les cours s’envolent

En 2023, le cours mondial du cacao bondit de 2500 à 4000 $/tonne. Cette hausse brutale prouve que l’industrie du chocolat s’inquiète vraiment et anticipe une sérieuse baisse de ses approvisionnements en cacao pour la campagne 2023/24. La Côte d’Ivoire et le Ghana, respectivement premier et second producteur mondial, qui représentent ensemble près des 2/3 de la production de cacao de la planète, sont les plus concernés. En Côte d’Ivoire, en juillet 2022, le directeur du Conseil du Café et du Cacao (CCC), a annoncé une baisse de la production de 25% et l’a attribuée à une pluviométrie excessive. Les annonces alarmistes sur les « pluies torrentielles » et des pertes encore plus sévères se sont multipliées (Le Monde, 14 juillet 2023 ; Africanews, 29 novembre 2023). 1 La Côte d’Ivoire et le Ghana seraient les victimes d’un choc climatique externe dans lequel ils n’auraient aucune responsabilité.

Or quand le cours mondial s’effondrait, le discours officiel présentait également la Côte d’Ivoire et le Ghana comme les victimes d’un choc économique externe, cette fois plus ou moins du fait des multinationales ou d’une supposée baisse de la consommation pendant la pandémie du covid. Nous avions alors rappelé que les politiques publiques de certains pays producteurs, et notamment de la Côte d’Ivoire depuis des décennies, tous régimes politiques confondus, ont une grande part de responsabilité. En laissant des centaines de milliers de migrants s’infiltrer dans leurs forêts, y compris dans les forêts supposées protégées, elles contribuent à inonder le marché mondial de cacao et génèrent en partie ce choc économique (Ecofin, 17 juillet 2023)2.

Quatre siècles d’histoire du cacao

Le choc climatique, indéniable et en partie externe, pourrait bien rendre visible un changement beaucoup plus endogène et structurel en Afrique de l’Ouest et dans le monde du cacao. Il s’agit d’un changement qui se reproduit selon un modèle éprouvé, quasi « programmé » depuis le XVIe siècle par le déplacement des cycles économiques en Amérique Centrale (Ruf, 19953 ; Touzard, 19934). Un boom du cacao finit toujours par générer un blocage endogène des facteurs de production ; la production se déplace alors vers d’autres zones. Mais revenons à l’actualité.

L’actualité cacaoyère en Côte d’Ivoire et au Ghana

Dès juillet 2023, des planteurs témoignent des pluies torrentielles menaçant la production : les fleurs avortent, la pourriture brune attaque les cabosses (Le Monde, 14 juillet 2013). D’après nos observations, le vent aurait également joué un rôle dans la chute des fleurs. Il est aussi possible que le cacaoyer se repose après une période de forte production entre avril et juin 2023. En septembre 2023, l’International Cocoa Organization (ICCO5) insiste sur le caractère conjoncturel de la baisse de production et appelle à la prudence dans l’interprétation, notamment en Côte d’Ivoire, parce qu’un rattrapage est possible au cours de l’année6. En effet, une nouvelle floraison en novembre pourrait donner du cacao en mars-avril, avec un simple décalage du calendrier de production au cours de l’année.

Mais fin novembre, les fleurs restent discrètes dans bien des régions, les interrogations demeurent, et le cours mondial continue de monter, dépassant 4200 $ par tonne au 1er décembre. Nombre d’articles et de communiqués émanant des multinationales préparent les consommateurs à une flambée du prix des chocolats de Noël.

Même si le facteur climatique « pluies torrentielles et vent » joue un rôle important, même s’il devait y avoir un rattrapage partiel en 2024, cette baisse de production attendue et ce pic du cours mondial relèvent-ils seulement d’un phénomène climatique ?

“Quelques difficultés de commercialisation internes”

Au Ghana, où la production a déjà chuté de 30% en 2021-2022, l’ICCO avançait pour l’expliquer quelques « difficultés de commercialisation internes » et déjà un problème climatique, cette fois une sécheresse (ICCO, 2022).7 Mais une chute de la production de 30% nécessiterait une analyse plus approfondie. Le très faible prix du cacao avait aussi de quoi décourager les planteurs du pays et apparaissait déjà quasiment comme une incitation à négliger l’entretien des plantations et à se diversifier pour aller vers l’orpaillage, la culture de l’hévéa, voire du cocotier dans la région de Kumasi (Ruf, 2022).8

Dans les deux pays, le prix payé au producteur est fixé à chaque début de campagne par des structures nationales, le ‘CCC’ en Côte d’Ivoire et le ‘Cocobod’ au Ghana. En septembre 2023, le Ghana décide d’une hausse de 50% du prix payé au producteur, ce qui paraissait élevé en monnaie courante, le GHC. Mais comme ce prix reste fixe durant toute la campagne, il devient bien faible en décembre 2023 au regard du cours mondial en US$, en pleine ascension. Les observateurs confirment en outre que les planteurs ghanéens, très loin de profiter du pic du cours mondial, subissent des retards de paiement. (Uncommon cacao, 2023)9.

La maladie du “swollen shoot

Quelques témoignages rapportent aussi les inquiétudes des multinationales du cacao et de chercheurs sur l’essor de la maladie virale du “swollen shoot” 10 dans les deux pays11 .

Fin 2016, à l’occasion d’une visite en Côte d’Ivoire du ministre français de l’agriculture Stéphane Le Foll, qui fut reçu par le président Ouattara, le directeur général du CIRAD à l’époque, Michel Eddy, attira l’attention du président sur les graves dangers de la maladie du swollen shoot.

Selon Jeune Afrique, le directeur du CCC aurait aussi expliqué la baisse de la production par la contrebande aux frontières. Cette contrebande jouant sur le différentiel des prix payés au producteur entre la Côte d’Ivoire et les pays voisins, il la qualifia de “criminelle”. Selon Jeune Afrique, la politique qui interdit de distribuer des plants hybrides depuis 2019 aurait aussi conduit à une baisse des rendements et de la production (Jeune Afrique, 30 novembre 2023).12.

Des facteurs liés ?

Ainsi, plusieurs facteurs, réels ou supposés, auraient impacté la production de cacao dans les pays qui fournissent les deux tiers des besoins mondiaux, progressivement, et au fil des mois : pluies torrentielles et pertes des fleurs, maladies, faible prix payé au producteur, difficultés de commercialisation interne, contrebande, politique de restriction sur le matériel végétal (en Côte d’Ivoire mais pas du tout au Ghana). Certains semblent évidemment liés, comme le prix bas incitant à la contrebande, mais dans l’ensemble cette liste ne forme pas un ensemble cohérent.

Pourtant ces facteurs pourraient être beaucoup plus liés qu’il n’y paraît. Un changement structurel et quasi inéluctable pourrait s’amorcer, suivant un modèle des « cycles du cacao » bien connu (Ruf 1995 et Ruf, 201615 Ce pourrait être là le début d’un nouveau cycle du cacao, selon le modèle qui se répète depuis 4 siècles (Ruf, 1992).16

Le modèle des cycles du cacao

Depuis quatre siècles, la déforestation est constitutive de tous les booms du cacao. En combinaison avec le travail de millions de migrants, la forêt tropicale est le facteur de production universel du cacao (Ruf, 1995). A un moment donné, une population pauvre apprend qu’elle a la possibilité de trouver du travail en forêt. Ceux qui en ont l’opportunité prennent le risque de la migration (Fig.1)

La forêt leur apporte à la fois une terre et une « rente forêt » : la terre est fertile, pleine d’humus, la pression des mauvaises herbes est faible, la pluviométrie abondante et utile ; il y a peu de maladies et peu d’insectes. Le cacaoyer prospère dans ce milieu naturel, avec du travail abondant, donc un faible coût de production (Ruf, 1987).17

Figure 1. Modèle des cycles du cacao, F. Ruf, 2001. 18

Ainsi naît un boom du cacao, par la conjonction des rentes forêt et travail (Fig.1). Mais inéluctablement, au bout de 20 à 35 ans selon les milieux et les pratiques, ce milieu naturel s’use. Les sols perdent leur matière organique, leur fertilité. Les mauvaises herbes grandissent plus vite que les plants de cacao. Les insectes nuisibles et les maladies se développent. Le calendrier climatique se dérègle. Avec la disparition du couvert forestier ambiant, les modifications des régimes pluviométriques ont des impacts accrus sur le milieu et les cultures.

Migration, pesticides, diversification

La rente forêt disparaît, consommée par 30 ans de cacaoculture. Les rendements diminuent, le coût de production augmente, la replantation s’avère difficile, de l’ordre de la « loterie » et non plus de l’investissement. Toutes les conditions sont réunies pour que les planteurs ou leurs fils tentent une nouvelle migration vers une zone de forêt intacte, 50 ou 300 km plus loin. Les nouveaux candidats à la cacaoculture vont aussi se diriger préférentiellement vers une zone de forêt où ils peuvent encore espérer avoir de la terre et de bons rendements, et non plus vers ce qui est devenu une « vieille zone cacaoyère ».

La rente travail disparaît donc également. Le coût du travail augmente, alors qu’il faudrait précisément affecter plus de travail à chaque hectare de cacao pour lutter contre la perte de rente forêt et tenter de replanter.

Ces dernières décennies ont vu apparaître la solution des intrants chimiques, insecticides, engrais, herbicides, que les planteurs utilisent pour compenser la perte de la rente forêt. Mais au bout d’un certain temps, la solution devient problème. Ces intrants ne peuvent plus lutter contre la baisse de production et perdent leur rentabilité alors qu’entretemps, la famille s’agrandit. L’école doit être financée. Les charges familiales triplent ou quadruplent.

La troisième solution, c’est la diversification. Au Brésil, au début du XXe siècle, ce fut l’élevage bovin ; en Indonésie au début du XXIe, le palmier et le riz. La baisse de la production de cacao en est à la fois la  cause et la conséquence.

Facteurs sociaux et politiques

L’usure du cycle est aussi sociale et politique. Comme la raréfaction des ressources et la hausse du coût de la terre et du travail, les conflits fonciers contribuent aux récessions. Par ailleurs, l’Etat tente de construire un monopole en aval de la production, contrôlant le prix payé aux producteurs, pour capter sa part de rente. Cette dimension est vitale dans un pays dont les revenus d’exportation dépendent autant du cacao. Mais elle génère des conflits qui pèsent sur la production.

Ainsi tout un processus biologique, économique, social et politique inéluctable se déroule et fait passer une région ou un pays du boom à la récession tout en ouvrant le champ à une nouvelle région ou un nouveau pays. Un ancien pays producteur peine à profiter de la hausse du cours mondial qu’il génère puisque ses coûts de production ont augmenté. Les institutions mises en place représentent des handicaps face à un nouveau pays producteur, encore très libre de toute taxe et toute structure.

Et ensuite ?

Avec quelques particularités historiques locales, ce modèle décrit bien plusieurs cycles du cacao qui se sont déroulés en Amérique centrale, Amérique du sud, Afrique et Asie du sud-est. Va-t-il encore se reproduire ? Y-a-t-il des récessions en Côte d’Ivoire et au Ghana, et sont-elles liées avec le boom du cacao qui apparaît au Liberia ? Sans exclure des transitions au modèle, c’est l’hypothèse développée dans les deux articles suivants.

Lire la deuxième partie du dossier

Lire la troisième partie

  1. https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/07/14/la-cote-d-ivoire-suspend-ses-ventes-a-terme-de-cacao-en-raison-de-pluies-torrentielles_6181944_3212.html ; https://fr.africanews.com/2023/11/29/cote-divoire-lindustrie-du-cacao-devastee-par-les-pluies-torrentielles/ 
  2. https://www.agenceecofin.com/interview/1707-110349-cote-d-ivoire-la-responsabilite-de-la-faiblesse-des-prix-du-cacao-incombe-en-grande-partie-aux-autorites-elles-memes-francois-ruf
  3. Booms et crises du cacao. Les vertiges de l’or brun. Karthala, Paris, 459p., https://www.researchgate.net/publication/295010922
  4. L’économie coloniale du cacao en Amérique centrale, https://agritrop.cirad.fr/320685/
  5. https://www.icco.org/
  6. https://www.rfi.fr/fr/podcasts/chronique-des-mati%C3%A8res-premi%C3%A8res/20230905-hausse-continue-des-prix-du-cacao-depuis-plusieurs-mois
  7. https://www.icco.org/wp-content/uploads/ICCO-Monthly-Cocoa-Market-Report-January-2022.pdf
  8. https://www.cahiersagricultures.fr/articles/cagri/abs/2022/01/cagri210154/cagri210154.html
  9. https://www.uncommoncacao.com/blog/2023/11/8/what-is-going-on-with-cocoa-prices
  10. Cocoa Swollen Shoot Virus, ou CSSV, en français Virus de l’oedème des pousses du cacao
  11. https://www.rfi.fr/fr/podcasts/chronique-mati%C3%A8res-premi%C3%A8res/ ; https://barco.cirad.fr/actualites/visite-du-dispositif-barco-par-le-cirad
  12. Voir https://www.jeuneafrique.com/1509353/; nos observations vont à l’encontre de cette affirmation. Nous y reviendrons dans l’article 3, reprenant le cas de la Côte d’Ivoire
  13. https://www.researchgate.net/publication/2950109213. Au-delà des aléas climatiques de l’année 2023, au-delà du changement climatique planétaire, le cacao en Côte d’Ivoire et au Ghana pourrait entrer dans une transition prévisible du boom à la récession, une séquence récurrente dans l’histoire universelle du cacao. Dans chacun des deux pays, faute de forêts, les causes de la récession ne seraient plus masquées par l’entrée en production de nouvelles plantations.  En revanche, « comme par hasard » le Liberia voisin, encore couvert de forêt tropicale, entame son boom du cacao.14https://theconversation.com/quand-le-boom-du-cacao-au-liberia-pousse-a-la-deforestation-212576
  14. F.Ruf, 1992. De Guayaquil à Accra, d’Abidjan à Ujung Pandang, les dérives du cacao. Le Courrier de la Planète, décembre 1992, https://www.researchgate.net/publication/370978408
  15. F. Ruf, 1987. Eléments pour une théorie sur l’agriculture des régions tropicales humides.1. De la forêt, rente différentielle, au cacaoyer, capital travail, https://www.researchgate.net/publication/297045751
  16. F.Ruf, 2001. Tree-crops and inputs as deforestation and reforestation agents. The case of cocoa in Côte d’Ivoire and Sulawesi, Chap 16 in Angelsen A., Kaimowitz D., eds., Agricultural technologies and Tropical Deforestation (p.291-315), CABI Publishing, https://www.researchgate.net/publication/296786252

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