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De l'eau au moulin agricultrice

Publié le 14 mai 2024 |

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Propriété agricole et inégalités de genre : le « plafond de terre »

En préparant son rapport 2023 sur la propriété des terres en France, Terre de Liens a découvert que, entre autres données manquantes, le taux de féminisation de la propriété foncière agricole restait à calculer. Le sujet s’ajoute à la longue liste des manifestations de l’invisibilisation des femmes, notamment dans le domaine agricole. Article en version longue extrait de la revue Sesame n°15.

Par Coline Sovran, Tanguy Martin et William Loveluck (Terre de Liens)

En préparant notre rapport 2023 sur la propriété des terres en France1, quelle ne fut pas notre surprise de découvrir que le taux de féminisation de la propriété foncière agricole était un chiffre qui intéressait peu la recherche. Non pas qu’il soit impossible de le calculer : les données du cadastre depuis les années 1850 auraient dû permettre de le faire. Mais voilà, il semble que personne, ou presque2, ne s’en soit donné la peine. En effet, après avoir interrogé plusieurs chercheur·ses spécialistes des questions foncières agricoles, nous nous sommes rendus à l’évidence que si nous voulions cette donnée actualisée, il nous faudrait la calculer nous-mêmes, ou plutôt demander au Cerema, notre partenaire pour le rapport en question, de bien vouloir le faire. Certes savoir qui est propriétaire des terres en France n’est pas l’objet de recherches régulières – avant notre rapport les dernières études d’ampleur sur le sujet dataient de 1980 et 1992, mais la question des inégalités de genres dans la propriété n’est pas non plus traitée.

En France aujourd’hui, une propriété des terres largement masculine

Environ 30 % des terres agricoles en France étaient possédées par des femmes en 2022. Néanmoins, ce chiffre est à prendre avec prudence, car il inclut les femmes propriétaires de terres au sein d’une indivision (en France, 34 % de la Surface agricole utile ou SAU est en indivision). On peut aisément imaginer qu’une partie de ce taux féminin correspond en réalité à des terres détenues par un couple ou une fratrie.
Ce taux est légèrement supérieur à celui du taux de féminisation de la catégorie de chef·fes d’exploitations qui est de 27 %3. Rappelons que ces deux catégories ne se recoupent pas : on estime qu’environ 60 % des terres agricoles en France sont en faire-valoir indirect, c’est-à-dire que ce n’est pas leur propriétaire qui les travaille.
Cette situation est bien moins égalitaire que dans le cas de la propriété immobilière des logements en France où les femmes représentent 50 % des propriétaires, même si ce chiffre tombe à 47 % pour les propriétaires de 5 logements4. Par contre, ce taux de féminisation de la propriété foncière agricole française reste largement au-dessus de la moyenne européenne qui est de 14 %5, ce taux étant plus élevé dans les pays du Sud de l’Europe6. Le taux de féminisation de la propriété des terres en France est loin d’être le plus égalitaire au monde. Nombre de pays de l’ex-bloc soviétique, l’Afrique du Sud, mais aussi le Pérou ont des taux plus élevés6.

Si l’on regarde ce taux de féminisation de la propriété foncière agricole française à l’échelle départementale (fig. 1) on se rend compte qu’il suit un gradient Nord-Sud assez marqué. Le taux est plus élevé dans le Nord (jusqu’à plus de 40 %) et très bas dans le Sud (moins de 20 % sur le pourtour méditerranéen).

Sans la recouvrir complètement, la carte de féminisation de la propriété agricole à l’échelle départementale recoupe en grande partie celle du faire-valoir indirect (fig. 2) qui montre le taux des surfaces de terre louées à des tiers plutôt que mises en valeur par leur propriétaire.

On retrouve aussi un tel gradient Nord-Sud dans la répartition des traditions de transmission, de plus en plus inégalitaires lorsque l’on va du Nord au Sud de la France7. Ainsi le droit d’aînesse prévaut au Sud, ou du moins les terres sont transmises à celui qui reprend la ferme, alors que les héritages donnent lieu à une fragmentation de la propriété des terres au Nord. Enfin, les indivisions sont plus fréquentes au Sud, ce qui implique que moins de femmes sont propriétaires seules des terres.

Le genre du capital foncier agricole

S’il est bon de donner à voir ces données, elles ne sont pas une surprise. Le monde agricole, entre autres, reste assez patriarcal. Les femmes y sont discriminées dans l’accès au métier par le biais de nombreux phénomènes sociaux, et notamment l’accès au financement bancaire. Pour les agricultrices les prêts bancaires sont plus modiques que ceux consentis à leurs homologues masculins. Leur recours à d’autres structures financières (coopératives de production, abattoirs, etc.) accroît leur taux d’endettement au démarrage de leur activité. Il en découle des écarts en termes de durée des prêts, en moyenne 2,5 fois plus longs pour les femmes que pour les hommes8.
Plus généralement, dans ce monde agricole patriarcal, il n’est pas toujours évident qu’un projet d’installation porté par une femme soit pris au sérieux par un cédant, un propriétaire, un banquier, un notaire, un conseiller, etc. Pourtant les femmes sont désormais presque aussi nombreuses que les hommes dans l’enseignement agricole, même si elles s’orientent moins vers les spécialisations de production agricole9. Ainsi, alors que le modèle de l’exploitation familiale « conjugale » portée par un couple marié tend à ne plus être hégémonique, les inégalités persistent. Rappelons aussi qu’en France, les tâches domestiques restent très majoritairement à la charge des femmes10, ce qui peut refroidir le désir de s’installer en agriculture, activité elle-même très chronophage, que l’on soit en couple ou non, que l’on partage son exploitation avec son conjoint ou non.
Mais comme nous l’avons relevé une bonne partie des terres françaises sont louées et les discriminations d’accès au métier ainsi qu’aux capitaux ne peuvent expliquer seules, les inégalités de genre dans la propriété de la terre.
Par ailleurs, il faut mentionner que sur la dernière décennie, un tiers des surfaces agricoles ont changé de propriétaires, pour un tiers par la vente et pour deux tiers par l’héritage11. Plus généralement en Europe, le principal accès à la terre pour les femmes passe par l’union ou le mariage12.

Pour bien comprendre, il faut donc s’intéresser à ce qu’il se passe dans la famille. En complément, les sociologues Céline Bessière et Sibylle Gollac nous indiquent que 83 % des transmissions sont familiales pour les entreprises agricoles13.
La thèse qu’elles soutiennent dans leur ouvrage Le genre du Capital est que la transmission des entreprises (capital productif) est généralement orientée vers les héritiers mâles pour maintenir le patrimoine productif aux mains des lignées masculines. Cela se fait notamment moyennant des arrangements et des sacrifices au détriment des femmes de la famille, que ce soit les veuves ou les sœurs. Ce raisonnement éclaire le rapprochement entre les cartes de féminisation de la propriété foncière agricole et celle du faire-valoir indirect des terres, ci-dessus. La transmission de la terre semble bien plus inégalitaire lorsqu’elle est incluse dans le patrimoine de l’exploitation agricole, elle-même transmise de manière inégalitaire. Les femmes auraient ainsi plus de chance d’hériter de terres de famille si elles n’envisagent pas de les travailler elles-mêmes et que ces terres ne sont pas mises en valeur par leurs parents. Ce ne serait pas tant la propriété de la terre qui serait inégalement répartie, mais cette propriété lorsqu’elle est incluse dans la propriété de l’exploitation agricole.

En finir avec le patriarcat foncier agricole français ?

Ces inégalités du monde agricole sont bien sûr à combattre. Elles représentent aussi nombre d’opportunités manquées pour renouveler les générations agricoles. En effet, la plupart des acteur·rices ruraux, par ailleurs très divisé·es entre eux, s’entendent sur la nécessité de limiter voire de contrer la baisse de la démographie agricole : entre 1950 et 2020 les actif·ves agricoles sont passé·es de 30 % à 2,5 % de la population active14. Entre 2010 et 2020, nous avons encore perdu 80 000 actif·ves agricoles.
Par ailleurs, l’éducation et la socialisation des femmes notamment dans ce qu’il est convenu d’appeler les activités du care15, semble les rendre plus aptes et volontaires à mener la transition agroécologique16. Par exemple, si les femmes représentent 27 % des chef·fes d’exploitation, elles sont 33 % en agriculture biologique17. La perte d’opportunité est donc aussi réelle pour la transition écologique de l’agriculture.
Alors que l’égalité entre les femmes et les hommes avait été déclarée grande cause nationale par le président de la République lors de son précédent quinquennat, et à la veille d’un pacte (réglementaire) et d’une loi d’orientation agricole qui visent le renouvellement des générations agricoles et la transition agroécologique, le ministère semble ne pas saisir la possibilité de faire d’une pierre trois coups. En effet aucune mesure, ni aucun des articles de loi annoncés ne s’intéresse de près ou de loin aux inégalités de genre dans l’agriculture française, que ce soit dans l’accès au métier, aux terres ou à leur propriété.

Pourtant deux rapports sénatoriaux, parus en 2017 et 2021, contenaient de nombreuses propositions pour lutter contre les inégalités de genre dans l’agriculture. C’est aussi le cas d’un rapport d’Oxfam de 202318.

Nous ne pouvons qu’engager les parlementaires à se saisir de ce sujet pour enfin briser le plafond de terre patriarcal dans l’agriculture française. Elu·es et décideur·ses politiques pourraient mettre en œuvre de multiples mesures pour essayer de neutraliser les inégalités de genre, notamment dans l’accès aux terres : modulation des aides à l’installation selon le genre, versement de ces aides aux femmes après 40 ans, garanties publiques des prêts agricoles accordés aux femmes, priorité donnée aux femmes dans les Schémas directeurs des exploitations agricoles (SDREA) qui dirigent les orientations du contrôle des structures et l’accès aux baux ruraux, et dans les Safer pour l’accès à la propriété des terres.

Un travail collectif avec tous les acteur·rices permettrait certainement d’imaginer d’autres mesures et de penser les adaptations nécessaires des institutions de la formation et de l’installation agricole, ainsi que de la régulation foncière, afin de mieux accueillir les femmes sur les terres agricoles, indépendamment de leurs liens de dépendances familiales. Par exemple, instaurer la parité dans les instances de la régulation foncière, Safer et CDOA, serait certainement de nature à faciliter les choses. Cela avait un temps été envisagé pour les Safer au moment du débat sur la Loi d’avenir pour l’alimentation, l’agriculture et la forêt en 2014, puis abandonné face aux réticences de responsables syndicaux siégeant dans ces structures. Ils affirmaient alors qu’une telle parité serait impossible à mettre en œuvre.
Enfin, il nous semble qu’il faut encourager et financer la recherche sur ces sujets afin de mieux cerner ces problématiques et approfondir les hypothèses que nous formulons depuis notre place d’acteur de la société civile. Nous serions par exemple curieux de comprendre les effets de la financiarisation des terres1 sur les inégalités d’accès à l’usage et à la propriété des terres. Une étude des nouvelles données sur les transferts de parts de sociétés contrôlant du foncier agricole qui ont été recueillies par les Safer, suite à la loi dite Sempastous de 202119, pourrait nous éclairer un peu plus.

Lire aussi

  1. Sovran C. (coord.), 2023. La propriété des terres agricoles en France, à qui profite la terre ? Terre de Liens, https://terredeliens.org/documents/686/RAPPORT_LA_PROPRIETE_DES_TERRES_AGRICOLES_EN_FRANCE.pdf
  2. On note au détour de quelques articles que ce taux a été calculé par le passé, par exemple dans les travaux de Alice Barthez, « Femmes dans l’agriculture et travail familial », 1984, Sociologie du travail n°3 (p. 255) ou de Willem Korthals Altes (coord.), 2020, « Technical Report on Quantitative Analysis of Land Holdings and Land Market Trends, short hand out with main results », Access to land (p.58).
  3. MSA, 2022. « Population féminine en agriculture en 2020. L’emploi féminin en agriculture : incontournable, il est pourtant méconnu ».
  4. Chiffres Cerema 2019.
  5. Chiffre Eurostat 2016, cité dans Willem Korthals Altes (coord.), 2020, « Technical Report on Quantitative Analysis of Land Holdings and Land Market Trends, short hand out with main results », Access to land (p.58).
  6. Selon les chiffres de la FAO de 2016, in Stienne A., 2017. « Agricultrices dans la solitude des champs d’oignons », visioncarto.net, https://www.visionscarto.net/agricultrices-dans-la-solitude
  7. Lamaison P., « La diversité des modes de transmission : une géographie tenace », 1988, Études rurales n°110-112.
  8. Communication de la sociologue Sabrina Dahache lors du colloque « Être agricultrice » organisé au Sénat en 2017 par Chantal Jouanno.
  9. Sénat, 2021. Rapport d’information fait au nom de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes sur la situation des femmes dans les territoires ruraux.
  10. Pionetti C., Ghesquiere Q., 2023. Agriculture, les inégalités sont dans le pré, Oxfam.
  11. Guéringer A., « Transmission du foncier, renouvellement des générations, portages et usages », Journées d’échanges PSDR4, Inrae, décembre 2021.
  12. Brandth B., 2002. « Gender Identity in European Family Farming: A Literature Review », 2002, Sociologia Ruralis Volume 42, Issue 3.
  13. Bessière C., Gollac S., 2020.  Le genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités, La Découverte.
  14. Chiffres Insee 2020 cités dans Coline Sovran (coord.), 2022. État des terres agricoles en France, tout doit disparaître ?, Rapport Terre de Liens 2022.
  15. Anglais to care : s’occuper, prendre soin (par exemple des enfants, des personnes âgées, des malades). Par extension « le care » désigne la capacité à s’occuper d’autrui et à lui porter attention ou des activités largement prises en charge par des femmes.
  16. Guétat-Bernard H., Pionetti C., 2014. « Genre et rapport au vivant dans l’agriculture française », Pour n°222.
  17. https://www.fnab.org/accompagner-les-agricultrices-bio/
  18. Pionetti C., Ghesquiere Q., 2023. Agriculture, les inégalités sont dans le pré, 2023, Oxfam
  19. Loi portant mesures d’urgence pour assurer la régulation de l’accès au foncier agricole au travers de structures sociétaires » (dite « loi Sempastous ») promulguée le 23 décembre 2021, https://www.safer.fr/actualites/actualite/loi-portant-mesures-durgence-pour-assurer-la-regulation-de-lacces-au-foncier-agricole-au-travers-de-structures-societaires-dite-loi-sempastous/

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