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De l'eau au moulin

Publié le 10 juin 2022 |

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[Transitions agroécologiques] 1/3. Au Brésil, les trajectoires différentes de deux territoires d’altitude

Par Gilles Maréchal, bureau de conseil coopératif Terralim, réseau d’échanges ATTER

Au Brésil, les capitales des deux Etats de Rio de Janeiro et du Rio Grande do Sul sont liées aux collines et montagnes voisines qui leur fournissent une grande partie de leurs fruits et légumes. Dans ces deux territoires – qui constituent des cas d’études pour le programme ATTER (Agroecological Transitions for TERritorial Food Systems1) – l’agroécologie est en expansion, mais les itinéraires sont très différents.

Les métropoles de Rio de Janeiro et de Porto Alegre (Rio Grande do Sul) sont très liées aux serras, régions de collines et montagnes voisines. Les deux serras, respectivement Serra Fluminense et Serra Gaucha, sont dominées par l’agriculture conventionnelle, mais l’agroécologie y est en expansion. Malgré leurs similarités, leurs itinéraires vers l’agroécologie sont fortement ancrés dans des racines historiques très différentes (esclavage, colonisation italienne) qui influencent encore les dynamiques contemporaines.

Le mois de février 2022 a été employé à rencontrer des acteurs de terrain et des chercheurs qui travaillent dans la Serra Fluminense et la Serra Gaucha. Sans idée préconçue, j’y ai appliqué des méthodes d’accompagnement de stratégies alimentaires territoriales qui s’appuient sur des diagnostics d’inspiration systémique. Deux séances d’échanges sur les transitions agroécologiques ont été organisées, l’une plutôt consacrée au développement territorial de l’agroécologie, l’autre au partage d’expériences avec les réseaux agroécologiques brésiliens et la comparaison avec la France (non abordée ici).

À 150 – 200 km des capitales Rio de Janeiro et Porto Alegre, la Serra Fluminense (Etat de Rio de Janeiro) et la Serra Gaucha (Rio Grande do Sul) sont les principaux fournisseurs de fruits et légumes des zones métropolitaines. Elles sont toutes deux hautement spécialisées, tirant parti des conditions agro-pédo-climatiques d’altitude. Dans les deux cas, les inquiétudes sur la santé représentent une motivation-clé pour engager la transition agroécologique. Elle est spontanément citée tant par les producteurs qui ont des collègues ou des parents gravement touchés par des maladies telles que le cancer que par les consommateurs soucieux de leur santé.

La Serra Gaucha, Etat du Rio Grande do Sul

Le système alimentaire de la Serra Gaucha à Antônio Prado et Ypê est hérité des immigrants italiens arrivés à la fin du XIXe siècle. Ils y étaient appelés par les pouvoirs politiques pour « blanchir la race » puis se substituer à la main d’oeuvre esclave.

Ces petites communautés de colonos ont construit, dans des régions isolées, des systèmes agricoles et alimentaires complexes. Ils permettaient de répondre à tous les besoins nutritionnels, en mobilisant les savoir-faire importés et une abondante main d’oeuvre familiale. Le travail y était une vertu essentielle. Elle l’est d’ailleurs toujours. Les relations de parenté et l’origine géographique commune cimentaient les communautés, attirant une main d’œuvre qualifiée, qui y a construit un réseau local de petites et moyennes entreprises de fabrication d’outils et de machines adaptées aux conditions locales. Ces liens ont aussi permis de tisser un réseau commercial dans tout le Brésil : « pour distribuer mes produits, je fais appel à mon beau-frère qui a un magasin dans la capitale ». Les fermes agroécologiques familiales sont nombreuses et organisées autour de la certification participative proposée par le réseau Ecovida (https://ecovida.org.br/).

La Serra Fluminense, Etat de Rio de Janeiro

A Rio de Janeiro, ancienne capitale de l’Empire, l’esclavage régnait. Petropolis, dans la Serra Fluminense2, était la ville impériale des loisirs de la cour, qui recherchait aussi une nourriture de qualité.

Bien que l’immigration y soit apparue dès le début du XIXe siècle dans la commune de Nova Friburgo, en provenance de Suisse et d’Allemagne, la main-d’œuvre est restée principalement constituée d’esclaves jusqu’à la loi d’abolition de 1888. Leurs descendants ont pris la suite, avec un régime foncier sous domination des familles nobles ou patriciennes.

La relation des habitants, les Fluminenses, à la terre, est plus fonctionnelle et moins émotionnelle que celle des colonos du sud : vendre une parcelle ou déménager vers une autre terre y est plus fréquent. Un grand nombre d’intermédiaires privés collectent les produits dans des entrepôts (galpões) pour les transporter et les livrer dans la capitale de l’Etat. Le réseau de foires biologiques (circuito carioca de feiras orgânicas) organisé par la municipalité de Rio représente le débouché majeur en vente directe ou circuits courts.

Des climats différents

Les deux régions sont fortement impactées par le changement climatique, mais de manière radicalement différente. Le 15 février 2022, deux événements se sont produits simultanément : à Porto Alegre, une manifestation d’agriculteurs réclamait des fonds publics en réponse à la sécheresse qui dure depuis trois ans, tandis que la ville de Petropolis était ravagée par des inondations qui ont fait plus de 200 morts. Cette région est d’ailleurs régulièrement touchée par les effets des pluies torrentielles : glissements de terrain, inondations. Les habitants y parlent d’un épisode pire encore survenu en 2011, en le désignant par « la catastrophe » ou la « tragédie », termes que tous comprennent. Chacun de ces événements a provoqué des centaines de décès.

De la coopération technique, des questions stratégiques

Dans le Rio Grande do Sul, une forte tradition d’associations et de coopératives fait que plus de 40% des agriculteurs familiaux participent à une coopérative. C’est le taux le plus élevé du Brésil. Mais cette participation est principalement motivée par des considérations techniques : « Je participe pour améliorer les résultats de ma propre exploitation« . Les échanges de techniques, de matériels, de savoir-faire sont intenses. Les discussions sur le rôle stratégique et politique de l’agroécologie au sein du secteur agricole et alimentaire le sont moins. Le réseau Ecovida a d’ailleurs souhaité une intervention sur ce thème, en s’appuyant sur l’expérience française, pour une trentaine de nouveaux arrivants, essentiellement motivés par l’échange technique.

À Rio de Janeiro, au contraire, on entend parler de « contribuer à sauver la planète » ou « à l’autonomie alimentaire locale ». Mais il n’y existe pas un aussi puissant réseau professionnel de l’agroécologie organisé à l’échelle régionale, permettant de structurer les échanges techniques. L’agroécologie est plutôt abordée sous l’angle de questions stratégiques, et repose sur des représentants d’institutions.

Dans la Serra Fluminense, les acteurs parlent de groupes ou d’événements à l’échelle de leurs communes. L’espace professionnel vécu pour le développement de l’agroécologie n’est pas celui de l’ensemble du territoire de la serra. Au contraire, la Serra Gaucha semble avoir du sens comme territoire pour les agriculteurs mais aussi les mangeurs, fiers de leur particularisme. Mais dans les deux cas, comprendre les dynamiques territoriales suppose de considérer les interactions entre les régions de montagne et les zones métropolitaines, donc d’inclure celles-ci dans le périmètre d’étude. Dans le Rio Grande do Sul, l’objectif de « nourrir nos voisins avec de bonnes choses », devise mise en avant aujourd’hui en Europe, est secondaire. Il semble plus mobilisateur à Rio, où la proportion d’agriculteurs néo-ruraux est plus forte3. Mais une enquête4 montre que la construction de chaînes alimentaires courtes est parfois considérée comme « douloureuse » par les producteurs en place, qui devraient défaire des liens tissés de longue date avec les intermédiaires commerciaux.

Une limite à la comparaison concerne la définition de la transition agroécologique. Dans l’état de Rio de Janeiro, la plupart des recherches ont été faites sur l’agriculture biologique (agricultura orgânica), en tant que poste avancé de l’agroécologie. Les travaux concernant son influence sur les agriculteurs conventionnels sont encore rares. Dans le Rio Grande do Sul, c’est le terme « agroécologie », ou « écologistes » pour désigner ceux qui la pratiquent, qui domine. Le périmètre des observations et des connaissances acquises n’est donc pas le même : ici les pratiques agroécologiques sont marquées par une possible progressivité mais à Rio, la certification bio est caractérisée par du « tout ou rien » et présentée comme une rupture.

« Fils de » et néo-ruraux

Cette différence est confirmée par les conditions d’insertion pour les nouveaux arrivants dans l’agriculture. Dans le Rio Grande do Sul, de nombreux jeunes agriculteurs continuent par transmission familiale d’améliorer les terres et les activités de leurs parents, souvent en passant à la transformation des produits et en montant une chaîne commerciale spécifique. Mais ils restent connus de la communauté locale et « fils de… ». L’évolution de leurs pratiques n’est pas, ou plus, considérée comme une rupture, et des voisins viennent s’inspirer de ce qui marche, voire adaptent leurs modes d’exploitation pour ne pas les gêner, par exemple en réduisant voire abandonnant les pesticides volatils sur des parcelles voisines.

La proportion d’agriculteurs néo-ruraux qui doivent d’abord batailler pour accéder à la propriété foncière est plus importante dans le cas de Rio de Janeiro. Les nouveaux arrivants dans la Serra Fluminense sont plus facilement vus comme portant un projet de rupture. Ils sont cantonnés aux marges géographiques du territoire, à la fois parce qu’il est difficile d’accéder aux bons endroits (fertiles, plats, proches des routes) mais aussi pour échapper à la menace de pollution par les parcelles voisines.

Rapport au travail, mobilisation de réseaux amicaux et familiaux, insertion dans le territoire : autant de points qui mettent en évidence comment des différences observées aujourd’hui sont inscrites dans l’histoire longue de deux territoires apparemment assez similaires. Dans le cadre des travaux du programme ATTER, ce sont les « Américains », nos collègues du Brésil ou des Etats-Unis, qui ont insisté pour prendre en compte le temps long, proposition qui a surpris certains Européens, accoutumés à penser les transformations de l’agriculture ou du monde rural sur une temporalité bien plus courte. Ce type de comparaison mutualisée (y compris avec la France) permet d’élargir la palette des outils d’analyse et de compréhension de tous les participants.

« This work was realised within the ATTER (Agroecological Transitions for TERritorial food systems) project. This project has received funding from the European Union’s Horizon 2020 research and innovation programme under the Marie Skłodowska-Curie grant agreement No 101007755”


[1] https://cordis.europa.eu/project/id/101007755/f

[2] L’adjectif signifie, au Brésil, « fluvial », et par extension, ce qui est relatif ou appartient à l’Etat de Rio de Janeiro, c’est-à-dire ses habitants, la région, etc. Les habitants peuvent être appelés « Fluminenses ».

[3]Palm J.L., 2021. Processo de transiçao agroecologica : ecologia de projetos – uma abordagem, pragmatica, sistêmica e territorial na regiao serrana fluminense. Thèse de doctorat CPDA/UFRRJ, 2021.

[4]Communication de résultats préliminaires lors d’un échange oral avec Maria José Carneiro.

  1. https://cordis.europa.eu/project/id/101007755/f
  2. L’adjectif signifie, au Brésil, « fluvial », et par extension, ce qui est relatif ou appartient à l’Etat de Rio de Janeiro, c’est-à-dire ses habitants, la région, etc. Les habitants peuvent être appelés « Fluminenses »
  3. Palm J.L., 2021. Processo de transiçao agroecologica : ecologia de projetos – uma abordagem, pragmatica, sistêmica e territorial na regiao serrana fluminense. Thèse de doctorat CPDA/UFRRJ, 2021.
  4. Communication de résultats préliminaires lors d’un échange oral avec Maria José Carneiro

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