De l'eau au moulin

Published on 10 mai 2019 |

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Santé humaine et environnement : réflexions à la suite des Etats généraux de la bioéthique (2018)

Jean-Pierre Mignard, Michel Van Praët et Pierre-Henri Duée
Comité consultatif national d’éthique (CCNE)

Les conséquences de la « crise environnementale » sur la santé humaine sont d’autant plus graves que les populations sont plus fragiles. Cette crise nécessite des réponses sociales. Trois membres du CCNE plaident ici pour intégrer les luttes contre la pauvreté et pour la prévention sanitaire dans le cadre d’une gestion à long terme des ressources naturelles et de la santé. Citoyens, décideurs, entreprises : tous doivent s’emparer de la réflexion éthique pour questionner les finalités de leurs actions et leur comportement.

Il y a aujourd’hui un large consensus pour constater que l’humanité, partie prenante de l’écosystème planétaire, est confrontée à une « crise environnementale », c’est-à-dire biologique, climatique et sociale, crise majeure induite en grande partie par ses propres activités. Ainsi, la multiplication des événements météorologiques extrêmes caractérise un « changement climatique » : il est à la fois l’un des marqueurs des dégradations de l’environnement induites par les activités humaines et une menace grave pour l’humanité.

Une liste non exhaustive de ces dégradations révèle des imbrications étroites et complexes entre des phénomènes aussi divers que l’épuisement des ressources naturelles non renouvelables et des sols, l’érosion des écosystèmes et de la biodiversité, la diminution des surfaces agricoles, la déforestation, l’intensification du développement urbain, la pollution des sols, des nappes phréatiques et des mers (notamment par l’accumulation vertigineuse des déchets plastiques), l’acidification des océans,  l’épuisement des ressources halieutiques, dans un contexte d’augmentation de la population mondiale.

À titre d’exemple, l’exploitation excessive des ressources halieutiques a par le passé provoqué des extinctions majeures de populations de poissons et mammifères marins, s’accompagnant de crises sociales et politiques régionales et interrégionales. Aujourd’hui encore, la surpêche, en provoquant un effondrement de nombreux stocks, conduit à des efforts de pêche et d’aquaculture dont la rentabilité s’effectue au prix d’une aggravation des conditions de travail. Dans ce secteur, le travail des enfants s’apparente dans plusieurs régions du monde à l’esclavage selon l’UNICEF1. En d’autres termes, les solutions pour faire face à la « crise environnementale » nécessitent des approches sociales.

70 à 80 % des maladies transmissibles ont une origine animale (réservoirs de virus ou d’autres pathogènes), selon l’Organisation mondiale de la santé animale, alors que les enquêtes épidémiologiques soulignent aussi que les altérations des milieux écologiques, du fait des pollutions et des destructions d’espaces naturels, expliquent en partie l’émergence de nouvelles maladies humaines, notamment parce qu’elles ont favorisé les vecteurs de ces maladies et les contacts avec eux.2

Un facteur comme la pollution de l’air, entretenue par les grandes concentrations urbaines, a, selon une étude récente publiée dans l’European Heart Journal, provoqué la mort prématurée en 2015 de près de 9 millions de personnes dans le monde dont 600 000 enfants3. Si changements climatiques et perturbations environnementales sont, en partie, indépendants, ils peuvent se combiner et mettre en péril la santé humaine. Rappelons aussi qu’aujourd’hui une personne sur neuf dans le monde souffre de la faim et trois personnes sur dix n’ont pas accès à l’eau potable, selon l’ONU. Interroger la santé humaine par le prisme de l’environnement devient aujourd’hui un questionnement éthique exigeant une prise de conscience collective,une éthique qui ne craint pas la « dispute », la confrontation d’idées, le débat et qui s’interroge sur l’effectivité des mesures prises.

Parallèlement, les conséquences de la « crise environnementale » sur la santé humaine sont souvent à mettre en corrélation avec la situation de fragilité des populations. Il faut donc mobiliser approche éthique et solidarité afin d’intégrer, dans le cadre d’une gestion à long terme des ressources naturelles et de la santé, les luttes contre la pauvreté et pour la prévention sanitaire.

La consultation de la société

Cette consultation lors des Etats généraux de la bioéthique a permis de recenser environ 2000 contributions (3% de l’ensemble) émanant de près de 3500 internautes (11,5% de l’ensemble) et d’auditionner une quinzaine d’associations, institutions et courants de pensée (10% de l’ensemble) sur la thématique « santé humaine et environnement ».

La thématique « santé humaine et environnement » ne figurait pas dans la loi relative à la bioéthique ; néanmoins, le CCNE l’a inscrite dans le périmètre des Etats généraux en préalable à la révision de la loi, notamment pour les raisons évoquées ci-dessus. Elle a rencontré peu d’écho lors de la consultation. La question n’est plus tant que « santé » et « environnement » aient du mal à se rencontrer dans les sociétés développées, mais que les solutions à construire se trouvent bien souvent dans une impasse. De plus, cette thématique se situe plus dans la prévention que dans le soin. La réflexion s’adresse au collectif plutôt qu’à l’individu, alors que les sujets les plus débattus lors des Etats généraux ont été essentiellement ceux concernant le soin et l’individu. Enfin, le champ « santé humaine et environnement » envisage la solidarité non seulement au sein de l’humanité, mais aussi entre l’humanité et le non humain, thème souvent abordé de manière subjective en se focalisant sur l’empathie, et qu’il convient de développer.

Les différents contributeurs aux Etats généraux de la bioéthique témoignent d’un large consensus quant à l’importance de la prise en compte des facteurs environnementaux dans la politique de santé, ainsi que sur une définition de la santé élargie à une dimension sociale et environnementale.

Un soutien à la recherche publique est également affirmé : il doit permettre de développer, en toute transparence, une communication utile et attendue à l’adresse de la société, une recherche sommée de « se démarquer de tout conflit d’intérêt avec le monde économique concurrentiel ».

Les recherches portant sur les relations « santé humaine – environnement » impliquent plusieurs disciplines. L’interdisciplinarité doit aussi être abordée en tant que telle ; changer de paradigme dans les programmes de recherche devient donc impératif. Il correspond au passage d’une situation dans laquelle on pensait pouvoir maîtriser tous les intrants (l’utopie d’une nature asservie par l’humanité) à une situation dirigée vers la compréhension des systèmes4 qui nous entourent et l’utilisation de nouvelles technologies (par exemple, le numérique5, la génomique, etc.), non pour dominer la nature, mais pour co-évoluer avec elle, dans un cadre où l’incertitude et l’imprévisible prévalent.

La recherche est aussi invitée à s’extraire d’une certaine « myopie » éthique dès lors qu’elle vise, non seulement la valeur scientifique stricto sensu de la recherche, mais aussi ses conséquences sociétales, notamment au regard de la situation de fragilité de nombreuses populations. Il serait en effet important d’exercer une nécessaire vigilance afin que les applications des recherches et les mesures qui s’ensuivent ne se retournent pas contre les plus fragiles. L’enjeu éthique ne serait-il pas de construire ainsi un droit de la nature qui s’appuierait sur les valeurs de solidarité, d’empathie, de lien social, d’intelligence collective, lesquelles devraient irriguer notre faculté à respecter la nature pour la santé de tous ?

Des pistes de réflexion

À l’échelle internationale, les règles de gouvernance mondiale qui encadrent la nature, l’environnement ou la biodiversité et, plus généralement, les usages de biens communs sont absentes ou inefficientes, même si des institutions comme la plateforme intergouvernementale pour la biodiversité et les services systémiques (IPBES) ou celle concernant le climat (GIEC) élaborent des réponses où l’expertise scientifique dialogue avec le politique, en vue de préserver l’intérêt général. Les questions de « santé humaine et environnement » se placent ainsi dans le champ de conférences internationales, dans les choix de politiques internationales ou nationales, voire, indirectement, dans des stratégies de falsification de logiciels de certaines grandes entreprises de l’industrie automobile ! Les réponses à apporter se situent alors dans les rapports de force entre États, dans les choix faits, y compris par les plus grandes puissances mondiales. Une gouvernance globale impliquant sur le long terme les usagers des ressources communes, les experts et les décideurs reste donc à inventer6, indispensable pour définir les équilibres possibles avec l’environnement dans un cadre nouveau où s’exprime la solidarité entre le développement des sociétés humaines et les évolutions naturelles du vivant et de la planète. Si ce n’était pas le cas, le risque de crises, y compris au plan sanitaire, sera grandissant.

Il convient d’agir pour une plus grande prise de conscience, à l’échelle collective et individuelle, de l’acuité de ces questions. Comment cultiver ensemble et transmettre aux générations qui viennent le sens d’une fraternité universelle à l’égard du vivant ? Comment repenser le rapport au monde vivant en réapprenant le sens des limites et en considérant sa fragilité, ses dynamiques ?

Pour une prise de conscience éthique

Il apparaît nécessaire que la réflexion éthique sorte du cadre des organes spécialisés pour que le plus grand nombre puisse s’emparer de la méthode qu’elle suggère, celle des questionnements sur les finalités de nos actions et le sens du progrès (y compris scientifique), dans la prise de décision et l’adoption de comportements adéquats.

Cette prise de conscience éthique doit devenir une question majeure susceptible d’inspirer des lois, de guider des décisions exécutives et managériales en associant les questions environnementales, sociales et économiques. Mais, comment l’éthique peut infuser dans les collectivités et les entreprises ? Comment contribuer à un « armement éthique » des décideurs publics et économiques, des personnes privées ? De tels objectifs nécessitent de modifier l’objet social des entreprises, en prenant en considération les enjeux sociaux, sanitaires et environnementaux de leurs activités.

C’est le sens des pistes de réflexion proposées par le CCNE : inscrire cette ambition dans le préambule de la loi relative à la bioéthique, pour souligner que la bioéthique ne peut pas être « hors sol » et coupée des enjeux majeurs, notamment celui de l’environnement et inciter les entreprises à présenter chaque année devant leurs actionnaires et leur comité social et économique (CSE), un document éthique, mis à disposition de leurs clients, faisant état de leur politique d’intégration des problématiques environnementales, sociales et sanitaires dans leur fonctionnement et leurs stratégies de développement.

Penser autrement le monde d’aujourd’hui, c’est aussi pour un comité d’éthique penser autrement l’humanité, non comme un ensemble d’individus consommateurs puisant dans des ressources finies de façon excessive et inéquitable, mais comme une communauté citoyenne et responsable, s’interrogeant collectivement sur l’impact de ses décisions, y compris économiques, sur la santé et l’environnement, dans le respect d’une justice sociale et de l’équité Nord-Sud.

Quelques références en complément

  1. Le développement de programmes d’aquaculture durable est possible. Il nécessite souvent l’abandon des pratiques de pêche destructives dans le but de produire des farines alimentaires pour l’aquaculture, et ce sur des zones de pêches concédées à l’opposé de toute notion de biens communs, aux dépens des sociétés locales et du maintien de la biodiversité
  2. Dans le monde, les maladies infectieuses émergentes sont en augmentation (nouveaux virus grippaux, chikungunya, Ebola, Zika, etc.) et représentent 14 millions de décès par an.
  3. Jos Lelieveld, Klaus Klingmüller, Andrea Pozzer, Ulrich Pöschl, Mohammed Fnais, Andreas Daiber, Thomas Münzel, 2019. Cardiovascular disease burden from ambient air pollution in Europe reassessed using novel hazard ratio functions, European Heart Journal, , ehz135, https://doi.org/10.1093/eurheartj/ehz135
  4. Par exemple, comprendre comment les facteurs environnementaux peuvent agir sur la santé humaine
  5. Notons cependant que l’utilisation du numérique posera aussi un nouveau défi environnemental, avec deux atteintes majeures : (1) une consommation d’énergie excessive car ordinateurs, data centers, réseaux… engloutissent près de 10 % de la consommation mondiale d’électricité et ce chiffre ne cesse d’augmenter ; (2) une extraction des métaux rares nécessaires à la fabrication des ordinateurs et smartphones qui emprunte des techniques destructives et utilise des produits nocifs pour l’environnement. Par ailleurs, une partie importante des déchets finissent leur vie dans les décharges sauvages en Asie ou en Afrique. Le lecteur pourra consulter le site ecoinfo.cnrs.fr, l’article « Impacts environnementaux du numérique, de quoi parle-t-on ? », Françoise Berthoud, Blog Binaire/Le Monde, 29 janvier 2019, ainsi que le rapport du comité éthique de l’Unesco
  6. La mobilisation internationale récente de chercheurs ou des jeunes souligne leur disponibilité pour contribuer à une réflexion plus ouverte pour relever les défis environnementaux.

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