Quel heurt est-il ? Culture de la mefiance © Biz

Published on 17 mai 2024 |

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[Tensions sciences/société] Passer de la méfiance à la culture de la défiance

La situation semble dramatique : la méfiance des citoyens à l’égard des scientifiques et des experts est grandissante, les fake news et la post-vérité se répandent, tel un virus, affectant des publics jugés crédules et irrationnels, menaçant l’avenir de nos institutions. Pour les pouvoirs publics, français notamment, il s’agit dès lors de renouer un pacte de confiance entre les sciences et la société, en mobilisant nombre de dispositifs, de la science participative à la médiation scientifique en passant par le fact-checking et le debunking. Mais, à l’inverse des forums, des débats et cafés des sciences de la fin du siècle dernier, où le mot d’ordre tenait dans une mise en culture des sciences et une écoute des demandes sociales, il flotte actuellement un sentiment de « déjà-vu », une impression que, derrière les injonctions à « ouvrir » les sciences, se nichent encore parfois des considérations que l’on croyait révolues, privilégiant une dynamique unilatérale, du savant vers le profane. Observant et analysant depuis plusieurs décennies la fabrication des savoirs et les apports entre sciences, industrie et démocratie, Bernadette Bensaude-Vincent se prête ici au jeu du grand entretien pour formuler son diagnostic critique.  Deuxième volet d’une série au long cours sur les relations sciences-société, extrait de la revue Sesame 15.

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Par Valérie Péan,

Vous observez les rapports sciences-société depuis longtemps. Partagez-vous le sentiment que ces relations se dégradent actuellement ? 

Bernadette Bensaude-Vincent : Oui, surtout à la suite du mandat de Donald Trump aux États-Unis, avec sa « post-vérité », ainsi qu’à l’issue de la crise du covid-19. Il y a là comme une régression, au sens où le « succès » du climatoscepticisme, des fake news et autres théories complotistes ont relancé des réactions très défensives de la part de la communauté scientifique, laquelle est, d’une certaine manière, effectivement maltraitée. Lors de la pandémie, la méfiance à l’égard des experts et la circulation de rumeurs de toute sorte ont créé un sentiment de menace : la pensée rationnelle serait en danger face à la montée des croyances et des postures idéologiques. D’où les appels à la mobilisation des communautés académiques, qui lancent un cri d’alarme et s’inquiètent d’une confusion entre « la science » et l’« opinion ». C’est la même ritournelle que dans les années 1930.

Que s’est-il passé dans ces années 1930 ?

Après la Première Guerre mondiale et l’usage des gaz de combat, de grands moyens de vulgarisation scientifique ont été employés aux États-Unis et en Europe pour « corriger » l’image négative de la chimie. Il s’agissait pour les pouvoirs publics, les firmes industrielles et les institutions scientifiques de restaurer la confiance du public, avec l’aide des médias, à travers de grands événements vantant les prouesses de la science, menant des campagnes d’information, dressant des portraits très flatteurs de grands savants… Je rappelle volontiers à ce titre le slogan de l’exposition de Chicago en 1933 : « Science Discovers, Industry Applies, Man Conforms » (« La science découvre, l’industrie applique, l’homme se conforme »). En clair, dans cette période de propagande, « l’homme », c’est-à-dire le public non scientifique, est considéré comme un récepteur passif… D’un côté, il y a la science pure, autonome, dont la physique est le modèle, de l’autre, tout n’est qu’opinion, obscurantisme et ignorance.

En quoi retrouve-t-on aujourd’hui des échos de cette « propagande » ? 

Au nom de la lutte contre les « infox », s’opère une alliance entre la communauté académique et le politique, pour défendre la pensée scientifique, jugée en danger, face à un public non seulement ignorant, mais encore irrationnel et crédule, et du même coup victime des réseaux sociaux car incapable de juger par lui-même, au point de mettre à mal non seulement la pensée rationnelle mais aussi la démocratie. Songez que l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), avant même de déclarer l’état de pandémie, a alerté en février 2020 sur l’« infodémie ». Un mot valise pour désigner une désinformation virale, hors de contrôle et se propageant à la manière du covid-19. Et l’Organisation onusienne, dans ce rapport de situation, de pointer la dangerosité du phénomène pour l’establishment scientifique et les institutions démocratiques, semant une véritable panique morale. Depuis, la guerre est déclarée, notamment en France où le gouvernement a pris des positions très fermes : il faut sauver la rationalité et un certain héritage des Lumières que les réseaux sociaux piétinent.

En fait, ne retrouve-t-on pas là l’idée ancienne que le public est crédule parce qu’il est victime d’un déficit informationnel ?

Oui, on retrouve ce postulat : il suffirait de pallier le manque d’information et de culture scientifique pour que le public ait confiance dans la parole académique et experte. D’où la mobilisation conjointe des médias, des pouvoirs publics et des institutions scientifiques pour « éclairer le public », traquer les fake news et les biais cognitifs. Ce qui est problématique c’est que, au lieu d’être la voix de la raison universelle au sens des Lumières, une partie des communautés scientifiques s’est mise au service d’intérêts capitalistes, en particulier depuis le tournant néolibéral des années 1980. Tous les chercheurs ont vu, moi la première, leur monde académique se transformer progressivement à la faveur des appels à projets pilotés par une politique de la recherche orientée vers la mise en visibilité, dans le cadre d’une compétition internationale. La communauté scientifique a du coup perdu en crédibilité. Ce type de fonctionnement, avec notamment le modèle du chercheur entrepreneur, met en question la valeur même de la connaissance scientifique, ce grand héritage des Lumières, moteur de la pacification du monde et de progrès de l’humanité.

Parmi tous les dispositifs et les initiatives prises dans les domaines des relations sciences-société, y en a-t-il qui parviennent toutefois à faire bouger les lignes ?

Il y a deux choses à mes yeux qui « bougent » dans ces relations. D’abord, le développement remarquable depuis quelques années du journalisme d’investigation, à travers des documentaires et des livres sur des sujets tels que les marchands de doute. Le milieu des journalistes scientifiques s’est rapproché de celui de la recherche et en a adopté les principes méthodologiques et déontologiques en matière d’enquête. Guillaume Pitron1, l’auteur notamment de « La Guerre des métaux rares » en est un exemple. Ensuite, les appels à la science participative depuis les années 1990 génèrent d’autres formes de médiations : non plus celles en sens unique, de la communauté scientifique vers les profanes, mais de véritables intermédiations. Ces dispositifs revalorisent les citoyens. Qu’ils soient patients, riverains, agriculteurs ou promeneurs, ils ont leur mot à dire. Et, en retour, cela enrichit et fait évoluer les connaissances, en épidémiologie par exemple. Cette médiation-là, qui doit pouvoir créer un langage et un objet communs, requiert des facilitateurs, des passeurs, le plus souvent des sociologues ou des anthropologues.

Revenons aux sciences participatives. Ne devrait-on pas faire en sorte qu’elles aillent au-delà de la simple participation d’un public invité à recueillir des données, en devenant pleinement des sciences collaboratives ?

Il y a beaucoup à faire. Je crois que l’avenir est d’intégrer les instances de facilitation dans les programmes de recherche participative. Un exemple prometteur : j’ai assisté récemment à la présentation d’un institut hors les murs, l’ExposUM, porté par l’université de Montpellier et ses partenaires. L’un des axes de ce programme, consacré à l’étude des déterminants environnementaux de la santé humaine (l’exposome), est consacré explicitement aux interfaces entre disciplines. Car il y a parfois un fossé aussi profond entre des physiciens ou des chimistes et des épidémiologues qu’entre les « scientifiques » et les « profanes ». Il s’agit de faciliter la concertation – on pourrait presque dire la conspiration si ce terme n’avait un sens péjoratif – entre toutes les parties prenantes.

Sauf que, là encore, cela suscite des crispations chez certains chercheurs, où l’on retrouve la défense d’une rationalité pure, d’une autonomie du savoir scientifique, d’une vérité transcendante… 

Oui. Mais, pour être honnête, vu la conduite actuelle de la recherche, orientée sur la compétition internationale et les retombées économiques, je crois peu en une pacification au sein des communautés scientifiques, comme entre la recherche et le public.

Les relations sciences-société ont-elles connu des périodes de paix ? Par exemple au XIXe autour de la figure de savants tels que Pasteur ? 

À l’époque de Pasteur, c’était pire ! Les années 1860 ont été le théâtre de critiques très violentes de la science, avec un antiacadémisme, comme en a connu l’art un peu plus tard. Pasteur a d’ailleurs essuyé une volée d’attaques. Ainsi, dans le « Larousse » de 1862, l’article concernant les générations spontanées donne raison à Pouchet2 contre Pasteur, lequel est critiqué en tant que soutien du régime, le Second Empire de Napoléon III. Une époque d’attaques virulentes à l’égard des sciences qui tiennent peut-être à une très forte censure de la presse sous le Second Empire : les journalistes « d’opposition » se sont rabattus sur la rubrique scientifique. La science a alors constitué un front d’opposition à l’ordre établi. De même, les années trente, en même temps que la propagande en faveur des sciences, ont connu un mouvement antitechnique, qu’on qualifierait aujourd’hui de technocritique. Un jeune docteur en philosophie, Quentin Hardy, montre bien comment, en plein taylorisme, a émergé une forte critique du machinisme, de la production de masse, d’un progrès technique jugé asservissant pour les individus, aussi bien à droite qu’à gauche. En revanche, durant les « trente glorieuses », donc de 1945 à 1975, les critiques et les contestations sont restées globalement inaudibles. Elles existaient pourtant, ne serait-ce qu’à travers les « anti-nucléaires » ou encore le Rapport Meadows, en 1972, indiquant que poursuivre la croissance économique entraînerait des conséquences désastreuses pour l’environnement. Mais, en cette période de guerre froide, la propagande en faveur de la croissance et du nucléaire surpassait les voix discordantes. Le récit était tellement puissant que cela a fonctionné. Avec les critiques, en revanche, on ne peut guère construire un récit. À moins qu’il soit apocalyptique ! Avec cette ambivalence, que connaît également le récit collapsiste : l’Apocalypse désigne à la fois la fin du monde et le début d’un monde nouveau.

Dans votre dernier ouvrage, vous donnez une autre piste pour « améliorer » les relations sciences-société. Vous dites qu’il ne s’agit pas de redonner confiance, mais plutôt de remplacer la méfiance actuelle par la défiance. Vous pourriez expliquer la différence ?

Il s’agit de créer une culture de la défiance, au sens où, au lieu de disqualifier les non-scientifiques avec le modèle du déficit informationnel, on valorise tous les savoirs en les mettant au défi. Alors que la méfiance discrédite l’autre, la défiance l’invite à argumenter, à passer de l’administration de la preuve à la mise à l’épreuve afin d’aboutir à des réponses robustes. Et, après tout, voilà ce qu’était l’idéal des Lumières : que la raison s’expose, au sens fort du terme. Elle s’expose au public et doit faire ses preuves. Car il y aura toujours des tensions entre des savoirs rivaux et des chemins pluriels d’accès à la vérité. Cela ne veut pas dire qu’ils se valent tous mais que pour pouvoir décider pour l’un plus que pour un autre, il faut pouvoir argumenter.

Parmi ces chemins, il y a d’ailleurs ceux ouverts par les artistes…

Sur la crise climatique, entre autres, certains font un travail extraordinaire de sensibilisation, par l’appel à l’émotion, à la sensibilité. À mon avis, ils font même parfois même beaucoup mieux en faveur du GIEC que des médiateurs scientifiques ou certains « vulgarisateurs » teintés de scientisme.

POUR EN SAVOIR PLUS SUR LES ETAPES DU DIALOGUE SCIENCES-SOCIETE DES DERNIERES DECENNIES, lire les articles de Egizio Valceschini et Pierre Cornu, parus dans Sesame : « La recherche agronomique au temps de la communication scientifique, années 1960-80 » (n°10) ; « Les crises des années 1990, creuset d’une nouvelle culture de la médiation scientifique » (n°11) ; « Dialoguer pour programmer. L’Inra dans l’économie de la connaissance du XXIe siècle » (n°12) ; « Recherche et crise écologique globale. Une communication scientifique impossible » (n°13).

VOUS AVEZ DIT VULGARISATION ?

Dans un article paru en 2010, « Splendeur et décadence de la vulgarisation scientifique »3, Bernadette Bensaude-Vincent revisite les rapports entre science et public, depuis « la science populaire » du XIXe jusqu’à la médiation scientifique d’aujourd’hui, en passant par l’ère de la « vulgarisation ». Commençons avec l’éviction de la « science populaire » par la « vulgarisation » au tournant du XXe siècle. La première induisait la coexistence de deux sciences (l’une académique, l’autre populaire) et une continuité avec le sens commun, engageant les amateurs à initier des pratiques de savoirs. Ses chantres ? Auguste Comte, François Arago, Camille Flammarion. Mais, dès le milieu du siècle, la vulgarisation acte, pour sa part, une rupture. Finies l’injonction de Kant au siècle des Lumières : « Ose savoir ! » et l’idée d’une progression linéaire par accumulation de connaissances. Car, entretemps, la théorie de la relativité d’Einstein, la mécanique quantique et l’ascension de la physique au rang des sciences modèles, inspirent l’idée que la science avance justement en s’opposant au sens commun et à la seule observation des faits. Tout cela ne serait qu’« opinion », laquelle « pense mal », au point qu’il faille « d’abord la détruire », écrira le philosophe Gaston Bachelard en 1938, dans son essai « La Formation de l’esprit scientifique ». Ce n’est plus une question de degrés, mais une affaire de rupture radicale entre deux mondes : la science d’un côté, le public irrationnel de l’autre. Problème : ce fossé inquiète, dès les années 1950. Résumons : la masse naïve et crédule pourrait paniquer pour un rien, ne comprenant rien aux prouesses technologiques, vouée à n’être qu’une foule de profanes, ceux-là mêmes qui, étymologiquement, restent cantonnés devant (pro) le temple (fanum) d’une science sacralisée. Et voilà donc l’une des missions de la vulgarisation : jeter un pont par-dessus le fossé. Pont sur lequel la circulation est à sens unique : il s’agit de traduire la science en un langage accessible à tous et de vanter ses prouesses pour établir la confiance et faciliter l’acceptation sociale des nouvelles technologies. Un « programme » critiqué dès les années 1970 par des penseurs tels que Baudouin Jurdant : entre les deux rives, le vulgarisateur ne fait que creuser l’abîme, figeant les catégories du « savant » et de l’« ignorant ». Et B. Jurdant d’aller plus loin en s’interrogeant : maintenir cet écart, ne serait-ce pas là la fonction principale des vulgarisateurs ? Parce qu’elle renvoie au vulgus (le « commun des hommes ») et revêt un caractère péjoratif, la vulgarisation scientifique s’est ensuite vue remplacer par d’autres dénominations (« information scientifique » dans les années soixante puis « communication scientifique » la décennie suivante) mais celles-ci ne traduisent pas toujours un changement de trajectoire. Du moins jusqu’à la fin du XXe siècle, où émergent d’autres régimes de savoirs, d’autres modèles d’articulation entre science et société.

Lire aussi

  1. Chercheur associé à l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques (Iris), ce spécialiste des matières premières est journaliste, réalisateur et auteur. Il a publié deux essais traduits dans une dizaine de langues : La Guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique (2018) et L’Enfer numérique.)
  2. Médecin biologiste, Félix Archimède Pouchet a soutenu la thèse des générations spontanées, via des expérimentations (mal faites) « prouvant » l’apparition spontanée d’animalcules, sans ascendants.
  3. Dans Questions de communication, 17/2010

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