Bruits de fond communication scientifique

Published on 1 juin 2023 |

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Recherche et crise écologique globale. Une communication scientifique impossible ?

Par Pierre Cornu1 et Egizio Valceschini2.

L’Inra et l’apprentissage du dialogue sciences-société en quatre épisodes. Quatrième volet, sur la communication scientifique en temps de crise.

Un regard rétrospectif sur le demi-siècle écoulé en matière d’histoire de la communication scientifique des organismes de recherche publique peut donner corps à deux récits parfaitement contradictoires. Une version optimiste met en exergue une créativité permanente, qui aura fait passer la communication scientifique de l’âge de la vulgarisation descendante et du contrôle de l’information institutionnelle à celui du déploiement d’une impressionnante palette de modes d’interaction et de médiation. Cela a permis aux chercheurs et à leurs publics de partager la connaissance et les leviers de sa mobilisation. Un second récit, au contraire, souligne les crises récurrentes ayant obligé les organismes de recherche à sans cesse réviser leurs outils de communication, le plus souvent dans l’urgence, au prix d’une érosion progressive de leur force de conviction, voire de celle de la science aux yeux d’une partie croissante de la société.

Contradictoires, ces récits ont pourtant, selon nous, une même conclusion : l’enjeu central de la communication scientifique consiste de moins en moins à partager les produits de la science pour nourrir le débat public et, de plus en plus, au second degré, à redonner un sens historique à la recherche publique que la notion de « progrès » ne contient plus.

La communication scientifique au temps des controverses

Depuis les premières conférences de citoyens et la création de la Mission agrobiosciences, il y a un quart de siècle, l’Inra a accueilli ou développé nombre d’expériences d’ouverture de ses recherches à la société ; l’objectif n’étant plus tant de « faire passer des messages » que de montrer ce que la recherche pouvait apporter dans les controverses et, éventuellement, sur les moyens de les dépasser. L’avènement du dialogue sciences-société comme mode « normal » d’ajustement de l’offre et de la demande de recherche n’a toutefois pas seulement transformé les interfaces de l’institut, elle en a modifié le fonctionnement propre.

La communication scientifique n’est en effet jamais unilatéralement interne ou externe : tout dispositif génère un effet miroir. C’est ainsi que les expertises collectives dans les années 2000 ont renouvelé la pertinence de la « réponse » des mondes de la recherche aux grands défis sociétaux et politiques du millénaire. Elles ont simultanément permis de valoriser, auprès des personnels, une large gamme de manières de participer à l’entreprise collective de la recherche – de la figure de l’expert jusqu’à celle du « chercheur engagé ».

“Tout dispositif génère un effet miroir”

La recherche agronomique française apparaît ainsi comme un excellent observatoire des contradictions fondamentales de l’économie de la connaissance du XXIe siècle. Qu’elles portent sur le vivant, l’alimentation ou l’environnement, ces dissonances génèrent des difficultés majeures pour la mise en œuvre de la stratégie scientifique de l’ancien Inra. Elles l’ont poussé vers une inventivité permanente dans l’animation de ses interfaces socioéconomiques, sociétales et institutionnelles. Certes, par rapport aux années 1960-1970, les interactions entre recherche publique et société se sont considérablement densifiées, mais elles se sont aussi considérablement tendues.

Avec la complexification des protocoles, des instruments et des formes langagières de la recherche, donner à en comprendre la substance s’est également trouvé beaucoup plus ardu. Les nouveaux outils de communication et de dialogue, développés en réponse aux crises sanitaires et aux contestations sociétales, ont permis d’installer durablement le principe d’une relation horizontale entre chercheurs et citoyens. Ils n’ont cependant pas empêché la remise en cause de la fonction d’orientation de la recherche publique, dans un dissensus croissant sur le rôle et les effets des sciences, des techniques et de l’innovation.

Le défi d’une communication orientée vers les opinions publiques et les législateurs

Au tournant des années 2010, l’institut a atteint un niveau d’opérationnalité élevé dans l’articulation de l’ensemble du cycle de vie de ses programmes de recherche, depuis la construction des questions scientifiques jusqu’à la valorisation de leurs résultats auprès de la société et des instances politiques. Prenons pour exemple la prospective sur l’alimentation menée conjointement par l’Inra et le Cirad, « Agrimonde », initiée en 2006.

Capitalisant sur le succès de cet exercice dans le cadre d’une politique volontariste d’internationalisation de son rayonnement, l’Inra a accentué son effort de recherche et de valorisation sur les enjeux nutritionnels et alimentaires, notamment en s’engageant en 2009 dans le programme DuALIne, toujours aux côtés du Cirad, sur le thème de la durabilité des systèmes alimentaires. Dans la foulée des émeutes de la faim de 2008, l’alimentation s’est en effet imposée de nouveau comme un point nodal pour la recherche et pour l’action publique, appelant une réponse intégrative d’un genre inédit, justifiant une nouvelle montée en généralité et en dimension politique des organismes de recherche spécialisée.

“Ouvrir le débat autant aux décideurs et aux chercheurs qu’aux producteurs, aux consommateurs et aux usagers des territoires”

Or, pour légitimer le rôle de ces derniers, il a fallu expérimenter une communication d’un genre nouveau, reposant certes sur l’acquis de la recherche, mais pour lui donner un sens accessible et performatif, et peser ainsi sur les opinions publiques, les législateurs et dans les arènes internationales. Emblématique de cette évolution fut la publication, en 2011, d’un ouvrage cosigné par Marion Guillou, PDG de l’Inra, et Gérard Matheron, président du Cirad, intitulé « 9 milliards d’hommes à nourrir : un défi pour demain ».

Dans ce contexte, le tournant agroécologique, porté par Stéphane Le Foll au début de la présidence de François Hollande en 2012, a pris une résonance particulière, appelant à ouvrir le débat autant aux décideurs et aux chercheurs qu’aux producteurs, aux consommateurs et aux usagers des territoires. Paradoxalement, ce sont ainsi les « métiers » traditionnellement les plus étroitement finalisés en direction des mondes agricoles, ceux des agronomes et des zootechniciens, qui se sont trouvés sous les projecteurs du débat public, dans une phase de profonde remise en cause des héritages de l’intensification et de l’industrialisation de l’agriculture.

“Le débat sur l’agroécologie n’a pas produit de consensus”

Les services écosystémiques, le bien-être animal ou encore la dimension patrimoniale ou territorialisante des productions alimentaires ont, dès lors, pris le devant de la scène, exigeant de nouvelles pratiques délibératives, de plus en plus à l’échelle des « territoires vécus ». Mais, tout comme les débats sur le retour des prédateurs, les usages de l’eau ou les effets environnementaux et sanitaires de la chimie agricole, le débat sur l’agroécologie n’a pas produit de consensus, bien au contraire : il a polarisé les attitudes, obligeant la communication institutionnelle de l’Inra à un jeu d’équilibriste entre mobilisation interne et relations avec les acteurs de la production, le monde associatif et les pouvoirs publics. Une question devenue à ce point cruciale au moment de la fusion de l’Inra avec Irstea en 2020, qu’elle a abouti à la création d’une direction opérationnelle dédiée à la « science ouverte », la DipSO.

Le sens des responsabilités

Il nous paraît utile et nécessaire de mettre en lumière la singularité historique de l’ancienne « recherche agronomique », au moment où les opérateurs de recherche se trouvent à une croisée des chemins, entre continuité du rôle de production de solutions « science-based » et inversion de perspective, au profit d’une coproduction avec les acteurs sociaux de modèles de transition, fondés sur l’exigence de robustesse face aux fluctuations présentes et à venir.

Il s’agit là de réfléchir collectivement, de manière informée et avec la profondeur temporelle nécessaire, sur le paradoxe de la communication scientifique, toujours critiquée et souvent critiquable, mais indispensable, aussi bien pour définir toute politique de recherche avec et pour la société que pour informer le débat public. Dans la crise écologique globale actuelle, il n’y a plus de position d’autorité surplombante possible pour la recherche publique. Mais il lui revient de faire entendre son sens des responsabilités, son attachement à l’opérationnalité de la connaissance et, ce faisant, à la production d’un devenir désirable et porteur de sens.

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  1. Pierre Cornu est professeur d’histoire contemporaine et d’histoire des sciences à l’université Lyon 2, membre du laboratoire d’études rurales, en délégation à Inrae
  2. Egizio Valceschini est économiste, président du centre Inrae Île-de-France-Versailles-Grignon et du Comité pour l’histoire de la recherche agronomique

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