Quel heurt est-il ?

Published on 16 mai 2022 |

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[Tensions sciences/société] « La demande sociale n’attend pas derrière la porte ! »

Par Valérie Péan

Pesticides, cause animale, modifications génétiques… Des chercheurs, bousculés par des tensions sociétales portant sur leur sujet, se voient mal armés pour entrer dans le débat public. D’autres se mobilisent sur le terrain, s’engagent au nom d’une cause comme celle de l’urgence climatique, quitte à se voir reprocher de nuire à la crédibilité scientifique. Du plus investi au plus hésitant, tous sont aujourd’hui invités par leurs institutions à mieux partager leurs pratiques et leurs savoirs avec et pour tous les acteurs concernés. De quoi restaurer la confiance du public ? Le point avec Alain Kaufmann, sociologue et biologiste, directeur du ColLaboratoire de l’université de Lausanne. Loin de la légendaire neutralité suisse, une parole « cash » qui met l’accent sur les enjeux cruciaux d’un dialogue sciences-société encore balbutiant.

Commençons par la question de l’engagement des chercheurs pour certaines causes ; ils publient des tribunes, signent des pétitions… Le débat actuel sur leur légitimité à sortir du strict cadre académique est-il plus crispé en France qu’en Suisse ?

C’est nettement plus binaire en France, en raison notamment des polémiques récentes autour des sciences humaines et sociales concernant les soi-disant « wokisme » ou « islamogauchisme ». Une politisation de la recherche, au sens où vos instances de tutelle – le ministère de la Recherche entre autres – se sont saisies de ces sujets. Chez nous, le débat porte plutôt sur la désobéissance civile en rapport avec la crise climatique. Par exemple, début février, à Lausanne, deux éminents collègues dans le domaine de la santé ont été condamnés par le tribunal à des amendes pour avoir participé, avec Extinction Rebellion, à une action de blocage de la circulation. De même, nous avons vu naître notre première ZAD dans le canton de Vaud, celle de la colline du Mormont, liée au projet d’extension d’une carrière de ciment sur un territoire riche en biodiversité. Notre Prix Nobel de chimie, Jacques Dubochet, mobilise son image pour soutenir ces causes.

 C’est au nom de l’urgence climatique que des chercheurs se mobilisent mais d’autres sujets font l’objet de tels engagements, comme la cause animale.

Sur la cause animale, il y a clairement un déficit de débats internes et de réflexivité dans les institutions de recherche concernant l’expérimentation, le statut de l’animal, l’attachement, la souffrance que les chercheurs et les techniciens de labo peuvent ressentir à l’égard des animaux dont ils prennent soin. Ces questions moralement inconfortables obligent la communauté scientifique à engager des réflexions en son sein. Ce qui, d’ailleurs, ne supprime pas totalement l’inconfort : il sera toujours là et il faut « faire avec ce trouble », comme le dit si bien Donna Haraway1.

 Du côté des étudiants en sciences à l’université ou des jeunes chercheurs, sentez-vous une appétence pour renforcer les liens avec la société ?

Ce que nous percevons surtout chez nos étudiants suisses c’est une demande de « réenchantement » de la recherche. Ils sont de plus en plus nombreux à ne pas voir l’intérêt de faire une thèse, qui plus est dans une ambiance de farouche compétition. Or, face à cette quête de sens, certains responsables d’établissements de recherche mettent encore l’accent sur des critères purement quantitatifs d’excellence, comme le facteur d’impact, un indicateur de notoriété des revues scientifiques. Il s’agit alors de publier des articles dans celles qui ont la plus forte visibilité.

 De fait, les critères classiques d’évaluation de la recherche sont souvent jugés inadaptés aux nouveaux enjeux…

Des signes de changement sont perceptibles pour améliorer l’évaluation via des conventions internationales comme Dora (Déclaration de San Francisco sur l’évaluation de la recherche, 2012), mais on doit vraiment réfléchir à de nouveaux critères sans pour autant être immédiatement accusé de vouloir saper l’excellence du système de recherche… par exemple, pour mieux prendre en compte des travaux de type recherche-action ou recherche participative. Ce sont là des changements structurels qui appellent un soutien politique plus fort à ce genre de recherches, des modes de financement et des temporalités adaptés, une évaluation plus qualitative, corrélée à la pertinence sociale. En Suisse, l’Académie des sciences naturelles a lancé, surtout pour impliquer de jeunes universitaires, le processus « We Scientists » qui vise à imaginer, à l’horizon 2035, un monde de la recherche désirable. Car définir cette feuille de route ne devrait pas se cantonner à une programmation de la recherche par les ministères ou les directions scientifiques visant à ce que le pays améliore sa place dans les classements internationaux. D’où cette invite que je lance aux chercheurs : à vous de redéfinir collectivement les normes permettant l’évaluation de votre travail ! Créez, comme d’autres le font, de nouveaux modes de validation, de nouveaux vecteurs d’édition et de publication de manière à ce que certains soient appropriables par les partenaires sociaux !

 C’est justement ce qui est mis en place à travers la « science ouverte » 2

Oui, c’est un très bon principe. Toutefois, si je prends le cas de la Suisse, c’est un cadre défini exclusivement par le monde universitaire, peut-être un peu par l’industrie, mais rien n’est prévu pour faire le travail d’intermédiation entre la manière dont les institutions de recherche conçoivent la science ouverte et les attentes des acteurs concernés. Il serait ainsi intéressant de demander aux collectivités locales quels sont leurs besoins en termes de politique énergétique, alimentaire ou sociale puis de définir avec elles les données dont l’ouverture leur serait utile et vérifier qu’elles sont appropriables par elles. Car ce n’est pas parce que tel sociologue a produit des travaux d’enquête sur les inégalités qui affectent certains acteurs sociaux que les gens vont aller sur internet lire son article et ainsi améliorer leur sort ! Il faut des dispositifs spécifiques pour que les publics accèdent réellement à des données pertinentes de leur point de vue et participent même à leur production. Or il manque une coproduction d’espaces communs de recherche avec ce « tiers-secteur de la recherche » 3, comme nous le proposons au sein du collectif de l’Alliance Sciences-Sociétés (ALLISS) 4. Car la demande sociale n’attend pas derrière la porte. Il faut la construire, l’équiper, l’incuber. Loin du modèle très descendant, paternaliste, rationaliste dans lequel nous sommes encore, l’enjeu réside dans une forme d’ouverture radicale de la recherche au reste de la société, par la pratique et la participation plutôt que par la mise en vitrine de résultats plus ou moins spectaculaires. C’est par l’enquête et l’expérience que les citoyens peuvent se rapprocher davantage des communautés scientifiques qui, contrairement à ce que diffuse une sorte de prêt-à-penser, jouissent d’une confiance très élevée comparativement à d’autres secteurs comme les médias, les industries ou le champ politique. Comprenons bien qu’il ne s’agit pas de transformer toute la recherche pour la rendre plus inclusive, cela n’aurait aucun sens, mais de diversifier ses modalités pour y inclure davantage les besoins et les compétences de toute une série d’acteurs : ONG, associations, secteur de l’économie sociale et solidaire, collectivités territoriales, riverains d’installations à risques, groupes de malades, etc.

 Vous évoquez souvent à ce propos un biais toujours très présent : celui de penser que si les citoyens refusent ou critiquent telle innovation technologique, c’est par manque d’informations…

D’abord, je veux préciser qu’informer les citoyens est très louable mais que, dans cette croisade qui remonte au XIXe siècle, le travail de socialisation des communautés scientifiques pour « entendre » la demande de connaissances du public a été largement négligé. Comment faire sortir les chercheurs de leurs labos, autrement que pour aller une fois par an participer à la « Fête de la science » ?
Ensuite, effectivement, on se trompe si on pense que donner au public un surcroît d’informations va suffire à favoriser l’acceptation sociale des innovations. Il faut sans cesse réexpliquer aux décideurs et aux médias que cette théorie du déficit cognitif est empiriquement fausse. Le cas de la pandémie est de ce point de vue exemplaire. On n’a jamais autant informé – même si on a aussi beaucoup désinformé – ni autant parlé de biologie moléculaire, de virus, d’immunité, de vaccin et on a rarement connu autant de controverses sur une question sanitaire. On voit bien qu’ici la solution ne réside pas dans la transformation de chaque citoyen en biologiste pour combler un déficit cognitif ou combattre les théories du complot mais en la création de rapports de confiance, impliquant des relais de proximité dans les communautés concernées (sportives, religieuses, culturelles, etc.).

 C’est aussi, pour certains, le résultat d’une façon de parler de la recherche où l’on évoque principalement ses succès, beaucoup plus rarement ses échecs, ses doutes, ses tâtonnements et ses controverses en interne. Du coup, entendre des chercheurs dire « Je ne sais pas » ou se contredire entre eux peut apparaître anxiogène.

Oui, d’autant que ce pour quoi se battent souvent les décideurs, ce sont les « flagships » (« vaisseaux amiraux »), ainsi qu’on appelle les projets de recherche transnationaux sur des technologies émergentes et innovantes. Des « gros machins » qui mobilisent des sommes colossales – chez nous ce fut par exemple le « Human Brain Project » (« comprendre le cerveau humain »), dont on ne parle d’ailleurs plus beaucoup aujourd’hui ! Il y a eu la même chose sur les nano, la biologie de synthèse, la révolution verte… tout un cycle de promesses successives. Une idéologie des innovations de rupture, là où il faudrait parfois promouvoir l’innovation par retrait, comme l’ont montré D. Vinck et F. Goulet (« Faire sans, faire avec moins », Presses des Mines, 2012). En clair, on peut innover par un moratoire, un renoncement, une précaution, un changement de trajectoire… Dire, comme certains, que ce serait là un retour en des temps obscurs forcément archaïques c’est continuer à avoir une conception pathologique du temps, orientée vers l’avant, ouvrant un espace infini de conquête. Sauf que nous entrons plutôt dans le « temps du délai », où l’espace de certains possibles – énergétiques, matériels – se restreint, ainsi que l’a bien montré B. Bensaude-Vincent 5. Il y a là un alignement problématique entre une démocratie court-termiste et un système technoscientifique en accélération permanente. En tant que chercheurs, nous devrions mieux expliquer que certaines temporalités sont incompatibles : celle qu’il faut pour développer un nouvel iPhone n’est pas du tout la même que celle qui est nécessaire à la restauration d’un sol abîmé par la monoculture ou au recyclage des métaux rares utilisés pour le fabriquer.

 Venons-en à la formation des chercheurs, notamment des doctorants qui, lorsqu’ils sont pris dans des controverses ou des tensions avec la société, ne se sentent pas préparés. En la matière, il ne s’agit plus seulement de leur proposer des « media trainings »…

Oui, d’ailleurs, à l’université de Lausanne, cela fait vingt ans que nos étudiants en biologie suivent obligatoirement des modules d’histoire de la biologie et d’analyses de controverses, comme les OGM ou l’expérimentation animale… Sans oublier les cours optionnels d’éthique et de déontologie de la recherche. Non seulement il devient crucial d’armer les futurs chercheurs aux bonnes pratiques de l’intégrité scientifique mais il faut aussi leur permettre d’avoir des espaces pour explorer les enjeux attachés à leur objet d’étude. Et là, ils découvrent un océan de complexité dont ils n’ont pas l’occasion, pour la plupart, de discuter avec leur directeur de thèse. Ce « kit » devrait être offert à tous les jeunes doctorants pour qu’ils puissent s’emparer des questions de responsabilité sociale.

 Pourtant, il existe déjà de nombreux textes qui encadrent les activités de recherche en matière de responsabilité et de bonnes pratiques, aux échelles nationale et européenne…

D’un côté, il y a les grands principes, comme ceux de la Recherche et de l’Innovation Responsable (RRI)6, des chartes nationales et internationales, des recommandations pour renforcer la relation sciences-société… De l’autre, il y a la réalité de la recherche. Entre les deux, c’est un abîme ! Pour respecter à la lettre certains textes de cadrage, il faudrait consulter tous les acteurs concernés par une innovation, faire une analyse d’impact… C’est totalement irréaliste ! Où sont les dispositifs pour les appliquer ? Il n’y en a pas. Prenez un groupe de chercheurs qui travaillent en biologie moléculaire des plantes pour faire des modifications génétiques ayant un potentiel agronomique. Rien n’est prévu pour les inciter à consulter les syndicats paysans suisses, les associations de consommateurs ou l’Office fédéral de l’agriculture afin d’inventer des manières originales de collaborer sur la question des résistances aux ravageurs ou aux pesticides, par exemple. Et pourtant, c’est ce qu’il faudrait faire ! Faute de quoi nous assistons à une crispation qui dure depuis plus de vingt ans en Suisse en matière de transgenèse végétale. J’aime bien citer l’exemple du forum des acteurs publics de la recherche sur le génie génétique des plantes, que mon équipe avait organisé en 2003 à l’université de Lausanne ; c’était la première fois que tous ces gens se retrouvaient une journée dans une même salle pour échanger et parfois se dire des choses désagréables7. Quel déficit en matière de dialogue et de créativité !

Et puis il y a aussi des chercheurs qui créent des plateformes interdisciplinaires de débat au-delà de leurs institutions, comme le fait l’Atécopol8 à Toulouse…

De tels espaces sont importants pour réfléchir à ce qu’est un chercheur engagé et partager des méthodologies, de nouvelles manières de « faire communs » entre professionnels de la recherche et « cochercheurs ». Il s’agit donc de multiplier des lieux tiers dans lesquels les identités professionnelles et disciplinaires peuvent se mélanger et s’hybrider pour affronter les grands défis et les urgences qui sont devant nous. Pour développer des formes de « low-tech », concevoir et disséminer sur les territoires des réseaux de capteurs pour analyser la qualité de l’air, de l’eau et des sols, renforcer des cultures numériques partagées, développer une culture de l’enquête sociale dans les communes et les quartiers, etc. Sur toutes ces questions, les compétences et les infrastructures apportées par le monde de la recherche sont précieuses et indispensables !

  1. Habiter le trouble avec Donna Haraway, éditions Dehors, 2019. Textes réunis et présentés par Florence Caeymaex, Vinciane Despret et Julien Pieron.
  2. La science ouverte désigne la diffusion sans entrave des résultats, des méthodes et des produits de la recherche ; un libre accès gratuit, donc, aux publications, archives, données, etc.
  3. Le tiers-secteur de la recherche désigne les activités de production de savoirs de la société civile (associations, syndicats, collectivités territoriales, etc.).
  4. http://www.alliss.org.
  5. Bensaude-Vincent B., « Comment sortir du piège de la flèche du temps ? », Revue française d’éthique appliquée, n° 2, 2016/2, p. 90-98. DOI : 10.3917/rfeap.002.0090. URL : https://www.cairn.info/revue-francaise-d-ethique-appliquee-2016-2-page-90.htm .
  6. La RRI est un cadre normatif établi par la Commission européenne pour impliquer la société civile le plus en amont possible des travaux de recherche.
  7. Kaufmann A., Audétat M., Bordogna Petriccione B., Joseph C., November A. et Perret H., « The Future of Plant Biotechnology in Switzerland, Forum with researchers, experts and public actors, University of Lausanne, November 2003 », Cahiers du Réseau Interdisciplinaire Biosécurité (RIBios) n° 7, 62 pages, IUED de Genève, 2005.
  8. ATelier d’Écologie POLitique, communauté pluridisciplinaire s’intéressant aux divers aspects des bouleversements écologiques. https://atecopol.hypotheses.org/

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