Bruits de fond communication scientifique

Published on 14 février 2023 |

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Dialoguer pour programmer. L’Inra dans l’économie de la connaissance du début du XXIe siècle

Par Pierre Cornu1 et Egizio Valceschini2

L’Inra et l’apprentissage du dialogue sciences-société en quatre épisodes

Troisième volet, les années 2000

Dans les années 1990, la récurrence et la brutalité des crises sanitaires apprennent aux organismes de recherche publique, et singulièrement à l’Inra, en première ligne sur les enjeux liés à l’alimentation, à quel point la « com », même la mieux pensée, atteint vite ses limites. En cette fin de siècle où s’effondre la « valeur progrès », la recherche agronomique publique semble avoir épuisé son crédit de promesses et ses chances de défendre ses pratiques en se justifiant toujours a posteriori. Face à des mutations sociétales accélérées, il ne suffit pas de se doter de cellules de crise, de canaux dédiés aux relations avec la presse ou même d’outils de médiation en direction de la société : c’est l’ensemble de la programmation de la recherche, depuis la formulation des questions jusqu’à la valorisation des résultats, qu’il devient nécessaire de réorienter vers la production de sens.

De la recherche appliquée à la recherche finalisée : dialoguer avant de programmer

C’est dans cette logique qu’il faut comprendre la stratégie mise en place par Marion Guillou, nommée à la direction générale de l’Inra en 2000, de mise en dialogue à la fois interne et externe de la programmation de la recherche. À ses yeux, l’Inra n’a fait qu’une partie du chemin, s’arrêtant trop souvent à ce qu’elle appelle de la « recherche appliquée non applicable ». Il importe donc de faire se rencontrer le potentiel scientifique de l’institut et la demande sociale de sécurisation des « objets comestibles non identifiés » qui se multiplient3. Pour cela, la gouvernance de l’Inra a besoin de repenser le centre de gravité de son projet scientifique, en élargissant ses missions à l’ensemble des questions d’intérêt général liées à la production de bioressources : l’agriculture comme secteur économique, mais également comme monde social ; l’alimentation comme marché et aussi comme enjeu sociétal et sanitaire ; enfin et surtout, l’environnement, question devenue centrale dans le débat public. Bernard Sauveur, fin connaisseur de la géographie et de la sociologie de l’Inra, voit dans cette période une transition historique importante, qui traduit « la fin de l’institut comme organisme autosuffisant, en lien avec les seules professions d’amont et d’aval de l’agriculture4 ».
Dès lors, Marion Guillou fait de la « recherche finalisée » la nouvelle marque de fabrique de l’institut. « La recherche finalisée met ainsi en relation la production des connaissances et les problèmes des sociétés, c’est même son objectif5 ». L’Inra entend donc « privilégier les recherches et expertises contribuant au développement et à la protection des biens publics, au bien-être et à la sécurité des citoyens, ainsi qu’à l’appui à l’innovation et à la décision publique6».
Avec l’essor de la préoccupation environnementale à l’échelle planétaire, les chercheurs de l’Inra comprennent également que le débat sur les orientations de la recherche ne peut plus se cantonner au niveau national. Le développement durable s’affirme ainsi comme le nouveau mot d’ordre de la recherche publique. Or, pour la première fois, c’est un concept qui ne vient pas du monde scientifique. Il est même porteur d’une critique de ce qu’a produit, au XXe siècle, la science appliquée à la rationalisation du monde. Le rapport commandé par Marion Guillou, signé par l’économiste Olivier Godard et l’écologue Bernard Hubert en 2002, sur l’horizon de la prise en compte du développement durable dans la recherche agronomique7, constitue de ce point de vue un tournant majeur de la recherche agronomique française. Emblématique de la nouvelle démarche délibérative de la programmation de cette dernière, il débouche en 2005 sur l’ambitieux programme « Agriculture et développement durable » au sein duquel l’Inra joue le rôle de pilote au titre de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR).

Collectivement, expertiser le présent et scénariser le futur

À l’heure où s’affirme le modèle de la recherche finalisée, l’innovation est toujours censée contribuer au bien commun, mais elle n’est plus qu’un moyen, dont le bon usage doit être garanti par une réflexion d’ensemble sur les finalités de la science. Une réflexion qui ne peut plus concerner les seuls acteurs de la recherche et les bénéficiaires directs de l’innovation, mais qui doit s’élargir à la société tout entière et aux organisations qui en portent les demandes. La communication scientifique n’est plus un « à prendre ou à laisser », elle devient un « à débattre ». Le défi qui s’annonce pour la recherche est toutefois de travailler avec des partenaires peu désireux d’entrer dans une relation contractuelle classique : les associations et les ONG, environnementalistes notamment, demandent un accès à la « boîte noire » de la recherche mais ne souhaitent pas être associées à ses productions. Avec le retrait de la puissance publique, c’est une navigation en eaux agitées qui s’annonce pour le secteur.
Dès lors, il n’est plus question de laisser les chercheurs communiquer à titre individuel, à partir de leur connaissance de l’acquis scientifique, sur les questions soulevées par l’actualité. D’abord parce que ces dernières sont de plus en plus transversales, complexes, sollicitant des compétences plurielles ; ensuite et surtout, parce que les acteurs sociaux ne se contentent plus de recevoir des « leçons de science », ils veulent voir la recherche en action se mettre au service des enjeux qui ont du sens à leurs yeux.
Pour répondre à ce défi, l’Inra se lance dans une réorganisation ambitieuse des activités d’expertise scientifique que ses chercheurs réalisaient de longue date mais individuellement et sans coordination. Sur le modèle de l’Inserm, pionnier en la matière, l’Inra se dote dans les années 2000 d’une compétence en Expertise Scientifique Collective (ESCo). « L’expertise scientifique fait l’objet de critiques. Sa mise en cause la plus fréquente porte sur l’indépendance des chercheurs et des institutions intervenant dans l’expertise à l’égard des intérêts en jeu ». L’Inra « doit répondre à l’attente d’expertise des décideurs publics sur des questions stratégiques dans un contexte globalisé : changement climatique, sécurité alimentaire, pressions sur les ressources naturelles8 ».
Les grands chantiers de l’expertise collective de cette période, qu’il s’agisse du stockage du carbone contre l’effet de serre (2002) ou de l’adaptation des pratiques agricoles au stress hydrique (2006), constituent à chaque fois des productions sans demande solvable autre que celle de la puissance publique. En 2005, c’est même l’Inra qui prend l’initiative de proposer l’expertise « Pesticides, agriculture et environnement9 ». Sa réalisation et les débats qui la suivent positionnent l’Institut dans une nouvelle relation à la profession agricole et à la société. « Il s’agit non pas d’imposer l’autorité de la science, mais de maintenir ou de rétablir sa fonction de support indispensable à un débat démocratique qui, sans elle, se résume à un affrontement de convictions et d’intérêts inextricablement mêlés10. »Quand, en 2006, la loi de programme pour la recherche inscrit, parmi les missions des organismes concernés, l’expertise scientifique institutionnelle en appui aux politiques publiques, l’Inra fait figure d’« élève modèle » de la démocratisation des sciences, porteur d’une conception finalisée de la recherche en relation métabolique dense avec son époque.

  1. Professeur d’histoire contemporaine et d’histoire des sciences à l’université de Lyon, membre du laboratoire d’études rurales, en délégation à Inrae
  2. Président du comité pour l’histoire de la recherche agronomique
  3. Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, 6 décembre 2000.
  4. B. Sauveur, Archorales, vol. 14, p. 149.
  5. M. Sebillotte, introduction, in Actes du séminaire« Recherche finalisée : améliorons nos pratiques », p. 21, 2007.
  6. Contribution de l’Inra à la préparation de la loi d’orientation et de programmation de la recherche, 7 juil. 2004, p. 3.
  7. Godard O. et Hubert B., Le développement durable et la recherche scientifique à l’Inra, Inra, déc. 2002.
  8. Sabbagh C., Le Bars Y., Stengel P., « Des expertises scientifiques crédibles en appui à la décision et au débat publics. Retour d’expérience sur les expertises scientifiques collectives de l’Inra », Natures, Sciences, Sociétés, 22, p. 366, 2014.
  9. Aubertot et al., « Pesticides, agriculture et environnement : réduire l’utilisation des pesticides et limiter leurs impacts environnementaux », synthèse du rapport d’expertise scientifique collective, Inra, 64 pages, 2005.
  10. Sabbagh C., Le Bars Y., Stengel P., op. cit., p. 372.

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