Bruits de fond communication scientifique

Published on 23 juin 2022 |

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Les crises des années 1990, creuset d’une nouvelle culture de la médiation scientifique

Par Pierre Cornu1 et Egizio Valceschini2

L’Inra et l’apprentissage du dialogue sciences-société en quatre épisodes 

Deuxième volet, les années 1990

Les bouleversements géopolitiques du tournant des années 1990 – effondrement du bloc communiste, réforme de la PAC, élargissement de l’UE – appellent non seulement une intensification de la communication de l’Inra sur et vers son domaine de prédilection, l’agriculture, mais aussi une réorientation en direction du citoyen consommateur. Celui-ci se retrouve en effet soumis à une perturbation générale de ses représentations et de ses pratiques alimentaires par les mutations accélérées des biosciences, des pratiques agricoles et des technologies de transformation alimentaire. « L’aliment est devenu un artefact mystérieux, un OCNI, un objet comestible non identifié », écrit le sociologue Claude Fischler en 19903. C’est toute la relation sciences-société qui va s’en trouver affectée et l’Inra au premier chef.

Intégrer la perspective du consommateur

Sous l’impulsion du nouveau président de l’Inra nommé à l’été 1991, Guy Paillotin, l’heure n’est plus à la seule valorisation de l’excellence scientifique. Elle est également et surtout à la pédagogie de la pertinence de la recherche agronomique en matière d’innovation, notamment sur les questions d’alimentation. « Le consommateur rappelle, parfois de façon paradoxale, qu’il a une liberté d’initiative. Entre différents besoins, il procède lui aussi à des arbitrages ; faute de les comprendre, on s’expose à de lourds échecs en matière d’innovation », prévient le président4. Celui-ci se démultiplie à l’extérieur pour porter« un discours institutionnel nouveau »5 , en quête d’un contrat social réactualisé. « Pour mener à bien les missions qu’il s’est fixées, [l’Inra] doit s’appuyer sur une image forte, une image de référence, symbole de son originalité, de son dynamisme, de ses compétences. »[Note]Op. cit., p. 6.[/note] 

Dans cette logique, la perspective du cinquantième anniversaire de l’Inra est l’occasion d’une intense activité événementielle et éditoriale, avec notamment un numéro spécial d’« INRA Mensuel » et un livre grand public, intitulé « Le Goût de la découverte. Histoires agronomiques »6 . Dans ces publications, la photographie plonge le lecteur au cœur de la recherche et de ses métiers. Au plus près du vivant, l’impression qui se dégage est celle d’une science contemplative. Ouvrage collectif, sans nom d’auteur, portant ostensiblement le logo du cinquantième anniversaire, « Le Goût de la découverte » est publié avec le concours du ministère de l’Agriculture et le soutien de Carrefour France, du Groupe Limagrain et de l’UNCAA7. Il associe regard historique, exposé de résultats scientifiques et ancrage des travaux dans les préoccupations sociales et économiques. Le numéro spécial d’« INRA Mensuel »8  quant à lui mêle textes d’archives, témoignages et souvenirs d’acteurs de la recherche. Il est illustré quasi exclusivement par des photographies. La couverture joue sur un contraste visuel entre modernité de la science et continuité du monde agricole, avec une image scientifique en pleine page figurant la fixation symbiotique de l’azote, sur laquelle trois photographies en noir et blanc représentent des travaux au champ. Sur les soixante-quinze photographies présentes, quarante-trois sont en noir et blanc. Un choix à la fois esthétique et politique : affirmer les racines et l’épaisseur historique de l’Institut. Pensés avant l’affaire de la vache folle et amendés à la marge seulement, ces supports témoignent à la fois de l’apogée et de la fin de l’époque de la communication scientifique.

La communication scientifique face au doute


Les crises qui s’enchaînent à partir du milieu des années 1990, vache folle et OGM au premier rang, révèlent, en effet, que la communication la mieux huilée ne peut rien face à la rupture quasi civilisationnelle, qui affecte la confiance des citoyens des pays industrialisés à l’endroit de la recherche scientifique et technique et de ses avatars végétaux et animaux. Le grand récit du progrès s’est enrayé et les inquiétudes diffuses qui traversaient la société depuis le milieu du XXe siècle se cristallisent brusquement dans une posture critique généralisée : la science ne peut plus être crue sur parole, elle devra désormais argumenter pour convaincre que ses découvertes constituent un apport positif à la qualité de vie et à la santé.

La recherche agronomique est plus durement impactée que la recherche biomédicale dont les pratiques les plus contestées sont contrebalancées par un attachement encore très fort à sa mission de « sauver des vies ». La recherche agronomique doit en effet faire face à un doute systématique sur ses propres responsabilités dans les aspects les plus négatifs de la modernisation agricole et alimentaire. On a toujours besoin de chercheurs pour guérir le cancer mais a-t-on besoin de biotechnologies pour augmenter encore la productivité de la céréaliculture ? À l’intérieur même de l’Inra, des chercheurs se font les porteurs de ces interrogations. Ils appellent à la rescousse de nouvelles parties prenantes du débat sur la programmation de la recherche : ONG, syndicats, partis politiques pour lesquels le « progrès » ne va plus de soi, mais doit faire l’objet d’une délibération accueillant toutes les parties concernées. Face à cette nouvelle donne, l’Institut doit apprendre à dialoguer avec la société (et non pas seulement avec les intérêts agricoles et industriels) et avec ses propres personnels.

Si ce besoin de médiation prend la direction générale de l’Institut au dépourvu, reste que certains chercheurs et collectifs de la maison Inra s’y sont déjà frottés. Notamment au sein du département de recherche « Systèmes agraires et développement » (Sad), adepte des approches interdisciplinaires, ou encore au centre Inra de Toulouse où Jean-Claude Flamant, en association avec le journaliste Jean-Marie Guilloux, a initié un dialogue fécond avec les instances régionales issues des lois de décentralisation de 1982. Ces expériences débouchent en 1994 sur la création d’une Université d’été de l’innovation rurale. En 1995, une première session de rencontres autour des enjeux du dialogue entre recherche et société est organisée à Marciac, dans le cadre du festival de jazz. En 1999, le dispositif prend forme sous le statut de Mission Agrobiosciences, avec pour objectif de faire vivre une médiation créative dans la forme et transformatrice dans sa visée fondamentale. « Nous prônions qu’il ne fallait pas avoir peur de ceux qui nous interpellaient très fortement sur les OGM, les pesticides et autres. Les controverses méritaient d’être instruites et animées, non pas dans le but que les gens s’étripent sur des arguments et des options, mais qu’ils tentent de rendre intelligibles leurs choix pour la société, l’environnement, la santé, le devenir de l’agriculture. Il fallait que ce soit clair et cela ne l’était pas », témoignait Jean-Claude Flamant9 .
Cette période est également caractérisée par un appel croissant aux sciences sociales au sein de l’Inra, pour mieux prendre en compte les changements sociétaux à l’œuvre. De nouveaux outils sont testés, à l’exemple de la conférence de citoyens, et de nouveaux paradigmes scientifiques sont introduits, à l’instar des « Science and Technology Studies », à l’initiative notamment de Pierre-Benoît Joly. C’est dans ce même contexte qu’est créé, sous l’impulsion de quelques chercheurs et du service de la communication, le groupe « Sciences en questions » qui va ouvrir un long cycle de mise en perspective critique des sciences en société. En 1994, son premier invité est emblématique : Bruno Latour.

Avec l’arrivée en 1999 du sociologue Bertrand Hervieu à la présidence de l’Inra, c’est tout l’Institut qui entre dans une phase d’introspection et de réflexion sur ce que veut dire produire de la science. La communication reste un enjeu fort mais, tout comme la vulgarisation, elle doit faire son deuil d’une relation asymétrique qui serait consentie par la société. Surtout, fonder un nouveau contrat social ne peut se contenter de mots et d’images. La médiation n’est pas seulement un outil communicationnel, elle est un exercice démocratique.

  1. professeur d’histoire contemporaine et d’histoire des sciences à l’université de Lyon, membre du laboratoire d’études rurales, en délégation à Inrae
  2. économiste, président du centre Inrae Île-de-France-Versailles-Grignon, président du comité pour l’histoire de la recherche agronomique
  3. C. Fischler, L’Homnivore, éditions Odile Jacob, 414 pages, p. 209, 1990.
  4. G. Paillotin, préface à Agro-Alimentaire : une économie de la qualité, F. Nicolas et E. Valceschini, Économica éditions, 433 pages, p. 6, 1995.
  5. Inra, Rapport d’activité communication 1992, 25 pages, p. 6, 22 novembre 1993.
  6. Le Goût de la découverte, Histoires agronomiques, Inra, Imprimerie nationale, 137 pages, 1996.
  7. Union des coopératives agricoles d’agrofournitures.
  8. « 46-96. L’Inra, témoignages, références », suppl. à INRA mensuel n° 91, 163 pages, janvier-février 1997.
  9. Archorales, vol. 19, p. 79.




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