Publié le 18 avril 2019 |
1Mourir dans la dignité : les animaux de ferme aussi
Par Stéphane Thépot
Faut-il tuer le bétail comme du gibier ou robotiser les abattoirs ? Face aux critiques des organisations animalistes, des éleveurs multiplient les pistes pour « humaniser » le sacrifice des animaux de boucherie et raccourcir les distances, géographiques et culturelles, avec les consommateurs.
« J’attends toujours mon procès », dit tranquillement Stéphane Dinard. Cheveux longs et boucle à l’oreille, ce paysan atypique élève des cochons en plein air, des petites vaches rustiques, quelques moutons et des volailles en liberté sur les six hectares hérités de ses grands-parents en Dordogne. En 2016, il s’est rendu à l’Assemblée nationale pour expliquer pourquoi et comment il tuait lui-même ses bêtes depuis presque dix ans, avec « un pistolet de calibre 22 ». « Il s’agit d’une pratique beaucoup plus répandue qu’on ne le croit et qui a suscité l’étonnement souvent, et la réprobation parfois, des membres de la commission », note le rapporteur de la commission d’enquête sur les conditions d’abattage des animaux de boucherie1. Signe des temps, l’aveu public de l’éleveur du Périgord vert a moins choqué que les vidéos tournées par des militants de la cause animale pour dénoncer des actes de cruauté dans les abattoirs.
Calibre 22
Stéphane Dinard raconte avoir vu les gendarmes arriver dans sa ferme quelques jours seulement après son audition par les députés. Les fonctionnaires chargés de la sécurité alimentaire sont venus faire leur inspection dans la foulée. « Ils m’ont assuré que je pourrais obtenir un agrément sans problème », affirme l’éleveur-abatteur en faisant visiter la salle de découpe qu’il a construite lui-même, équipée de bacs en acier inoxydable. L’abri au fond du jardin où l’animal abattu est suspendu pour être dépecé et éviscéré est, pour sa part, plus précaire. Stéphane Dinard en convient. Il se dit prêt à investir 5 000 euros dans un « caisson » mobile pour traiter la carcasse et apporter les déchets jusqu’à l’abattoir de Bergerac si nécessaire. Mais l’éleveur ne veut plus conduire ses animaux dans ces lieux où l’on tue à la chaîne. « Mes bêtes sont habituées à vivre en plein air, elles ne veulent pas monter dans une bétaillère. À chaque fois qu’on approchait le camion, c’était une journée rodéo », se désole l’homme. Adepte de la vente directe, il n’a abattu que cinq animaux en 2018. L’ancien titi parisien, qui a occupé de nombreux emplois intérimaires en banlieue avant de revenir « au pays », a été contraint de rechercher à nouveau un travail en dehors de son exploitation pour compléter les maigres revenus de sa miniferme.
Ne pas traiter les bêtes comme du bétail
L’éleveur et abatteur intermittent de Dordogne n’est pas un cas isolé. Il est même devenu la figure de proue du collectif « Quand l’abattoir vient à la ferme », lancé en 2015 par Jocelyne Porcher, ancienne éleveuse devenue chercheuse à l’Inra, spécialisée dans les relations de travail entre animaux et humains. Militant dans l’âme, Stéphane Dinard assure avoir croisé d’autres paysans qui tuent eux aussi leurs animaux en dehors du cadre légal dans pratiquement tous les départements où il s’est rendu avec l’association. Par compassion. Ces éleveurs disent préférer respecter leurs animaux jusqu’à la fin plutôt que la réglementation, qui ne tolère les « tueries particulières » de mammifères que pour un usage domestique et non commercial. Ces « maquisards » pourront néanmoins bientôt sortir de la clandestinité. Un article de la loi Egalim, votée en mai 2018, ouvre en effet la porte à l’expérimentation des « abattoirs mobiles » pendant quatre ans. Le décret d’application qui encadrera les différentes solutions à l’étude, plus ou moins matures selon les régions et les filières, est en cours de finalisation. Il est attendu avec intérêt par d’autres éleveurs, qui ne veulent plus voir (mal)traiter leurs bêtes « comme du bétail » au moment crucial de leur sacrifice. La Confédération paysanne, qui s’est fortement mobilisée pour faire adopter ce texte, dispose de sa propre tête d’affiche : Émilie Jeannin, éleveuse de vaches charolaises en Bourgogne.
En convoi, comme un cirque itinérant
Comme Stéphane Dinard, cette jeune femme blonde et déterminée écume la France pour faire la promotion de « l’abattage à la ferme », mais siège aussi dans les instances professionnelles pour faire sauter les réticences. Associée à son frère sur l’exploitation familiale de 260 hectares, fondée par son père, pionnier de la vente directe, qui avait créé une « boucherie à la ferme » dès 1996, Émilie Jeannin veut étendre son rayon d’action en important de Suède un imposant modèle de camion-abattoir. Le système se compose de plusieurs véhicules qui se déplacent en convoi à la manière d’un cirque itinérant. Coût de l’investissement : 1,5 million d’euros environ. « Ce n’est pas cher, ramené à la tonne travaillée », assure la jeune femme qui prend en comparaison les 5 millions d’euros investis pour la mise aux normes de l’abattoir d’Autun, où elle amène ses bêtes. Avec ses cinq salariés, l’abattoir itinérant du pays d’Ikea aura besoin de tuer douze bêtes par jour pour être rentable.
Émilie Jeannin n’a pas froid aux yeux. Si Stéphane Dinard a pris le risque d’être condamné à six mois de prison et à une lourde amende (15 000 euros), elle est prête à foncer financièrement, mais légalement. Dès 2016, elle a fondé sa propre société, la SAS Le Bœuf éthique, calquée sur le moule de l’entreprise suédoise Hälsingestintan qui a conçu le fameux camion-abattoir, mais aussi le modèle économique pour le rentabiliser. « On ne s’adresse pas aux éleveurs qui pratiquent la vente directe », précise d’un air décidé l’éleveuse bourguignonne. Son business plan passe par l’achat des bêtes aux éleveurs, à mi-chemin entre les anciens « maquignons » des champs de foire et les « chevillards » des abattoirs, qui vendent la viande en gros aux boucheries de détail. Sa société se charge de recruter du personnel et de commercialiser la viande auprès de restaurateurs, de magasins bio voire de la grande distribution. Une enseigne comme le groupe Casino a manifesté son intérêt. Émilie Jeannin mentionne aussi tous ces bouchers « nouvelle génération » qui ont investi dans des frigos de maturation pour vendre des steaks d’exception à une clientèle urbaine prête à débourser beaucoup plus cher que pour une barquette vendue en supermarchés. « Il y a une demande », assure la fondatrice du Bœuf éthique, qui vise explicitement le créneau de la viande « premium ». Franck Ribière, un documentariste qui a réalisé un film et publié un beau livre, tous deux consacrés aux « meilleurs steaks du monde »2, est à l’origine du projet. C’est à ce titre qu’il a été invité par Olivier Falorni à défendre le modèle suédois de camion-abattoir devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale, en juillet 2016. Les députés ont été beaucoup plus favorablement impressionnés par le cinéaste que par le témoignage de Stéphane Dinard.
Au fusil, depuis un mirador
Un fossé semble séparer le projet entrepreneurial d’Émilie Jeannin en Bourgogne et la pratique de l’éleveur un peu « pirate » de Dordogne, qui milite à la CNT. « Je n’ai pas besoin d’un camion de 19 tonnes », réagit le paysan anarcho-syndicaliste. On imagine d’ailleurs mal un tel ensemble routier venir manœuvrer dans le petit chemin à peine goudronné qui dessert la ferme de Stéphane Dinard. L’éleveur du Périgord se revendique davantage de l’exemple suisse de Niels Müller, un éleveur qui a obtenu en 2016 une première autorisation temporaire d’abattre ses bœufs angus au fusil depuis un mirador en bois construit dans un enclos. Trois autres éleveurs ont depuis été autorisés par les autorités cantonales à jouer les Guillaume Tell dans les prairies helvétiques. Soutenus par une association de protection des animaux et le FIBL3, un institut de recherche en agriculture biologique, ces pionniers suisses s’inspirent de leurs voisins allemands. Outre-Rhin, la réglementation permet aux éleveurs de tuer eux-mêmes leurs bêtes à la ferme depuis 2011. Au moins soixante-quinze de ces éleveurs-chasseurs allemands sortent régulièrement leurs fusils dans les différents Länder du pays. Cette autorisation, délivrée par les services vétérinaires, est limitée aux seuls éleveurs de bovins pour des troupeaux élevés en plein air toute l’année. Elle impose de transférer la carcasse dans un délai de soixante minutes vers un abattoir pour les contrôles sanitaires post-mortem. Des modèles de remorques ou de « caisson d’abattage » ont été mis au point par des PME allemandes pour satisfaire à cette obligation fédérale. Elles sont infiniment moins coûteuses (7 à 10 000 euros) que le lourd modèle suédois, selon un comparatif très complet établi par Nature et Progrès en Belgique4. L’antenne francophone de cette association de pionniers de l’agriculture biologique s’intéresse de près aux différentes formules européennes d’abattage « de proximité » déjà existantes pour les importer en Wallonie. Même en France, plusieurs modèles de camions et de « caissons » ont déjà été expérimentés en toute discrétion pour des porcs ou des ovins (lire « Des abattoirs “comme sur des roulettes” »).
À mille lieues des moutons noirs
Le « tir au pré » ou en enclos a toutefois été écarté de l’expérimentation annoncée en France au profit d’un rapprochement avec les abattoirs existants. Stéphane Dinard a ainsi pris langue avec le directeur de l’abattoir de Bergerac pour régulariser sa situation. Émilie Jeannin a passé un accord commercial avec l’abattoir d’Autun, visité à l’improviste par des députés en 2016, qui l’avaient trouvé vétuste. L’activité de ce petit abattoir intercommunal, qui ne tourne que trois jours et demi par semaine, a été relancée sous la direction d’une autre jeune femme. Sybille Le Meur s’est efforcée pendant quatre ans d’en faire une structure modèle, à mille lieues des « moutons noirs » dénoncés par les associations animalistes. La jeune femme est finalement partie vers d’autres aventures avant l’inauguration de l’abattoir d’Autun. « Il ne faut pas voir les abattoirs mobiles comme des concurrents, mais plutôt comme des prolongements des petits abattoirs de proximité », plaide Jocelyne Porcher. Ce qui rapproche le camion suédois du Bœuf éthique des modèles plus légers inspirés des exemples allemands, suisses ou autrichiens, défendus par le collectif prônant « l’abattage à la ferme », c’est la dénonciation des abattoirs « industriels ».
Au cours de la dernière décennie (2002 à 2010), plus de 110 abattoirs ont été fermés en France et les abattoirs publics ne voyaient plus passer que 8 % des volumes de viande traitée en 2009, soulignait un rapport de Xavier Ravaud, inspecteur général de la santé vétérinaire5. Ce mouvement de concentration à bas bruit, mené au nom d’une double contrainte sanitaire et financière condamnant des services publics souvent déficitaires, s’apparente à la fermeture des petites maternités dans les campagnes. Sauf que l’on voit beaucoup moins de manifestations pour la réouverture d’un abattoir que pour celle d’un hôpital, même en zone rurale. C’est plutôt l’inverse qui se produit, lorsque des associations abolitionnistes pétitionnent pour la fermeture de tous les abattoirs.
Comme des déserts médicaux
Face au spectre de zones blanches, comparables aux déserts médicaux pour les éleveurs qui se retrouvent loin d’un abattoir, des collectifs s’organisent. Des éleveurs s’associent à des bouchers pour créer des coopératives afin de reprendre la gestion de petits abattoirs de proximité. On recense encore 3 000 bouchers-abatteurs, qui achètent des bêtes sur pied, se chargent de les abattre et de les débiter avant de les écouler dans leurs boutiques, selon une étude réalisée en 2015 pour la Fédération nationale des Cuma6. Mais le métier se perd. Stéphane Dinard, qui avait recours à un vieux « tueur » retraité, fait désormais appel à un boucher qui vient spécialement du Pays basque pour l’aider à abattre et découper ses bêtes. « Je tiens à m’adresser à des professionnels pour avoir un travail bien fait », dit l’éleveur du Périgord.
Dans la Drôme, ce sont les éleveurs eux-mêmes qui assurent depuis 2004 le travail des bouchers à l’abattoir du Diois. Ce n’est plus l’abattoir qui vient à la ferme, mais les fermiers qui se rendent à l’abattoir pour y travailler « à façon ». Cette expérience inédite a été dupliquée à Guillestre (Hautes-Alpes). « Sans les salariés qui pèsent environ les deux tiers des charges d’exploitation, le modèle économique change énormément », explique Jacques Alvernhe, qui a accompagné le groupe d’éleveurs alpins dans son projet. À Guillestre, on ne travaille plus que 100 tonnes de viande par an contre 250 auparavant, mais le budget est à l’équilibre, souligne ce professionnel qui a aussi œuvré à la reprise par des éleveurs de l’abattoir du Vigan (Gard), montré du doigt par l’association L 214. « Je suis devenu un spécialiste de la réouverture des abattoirs fermés », plaisante l’ancien directeur de l’abattoir de Saint-Chély-d’Apcher (Lozère), sauvé de la faillite par une coopérative de bouchers et d’éleveurs en 2015. Ancien éleveur lui-même, cet Aveyronnais a travaillé dans la coopération en Afrique avant de revenir s’établir à Saint-Affrique. Il est devenu consultant pour plusieurs projets d’abattoirs ovins « à la ferme » et plaide pour la création d’un label « Abattage paysan ».
Des robots, pour des cadences sans maltraitance
Dans le Limousin, un groupe d’une centaine d’éleveurs associés à quelques bouchers a déjà lancé sa propre marque collective : « Les Viandes paysannes ». Menés par le Modef, ils s’apprêtent à inaugurer un nouvel abattoir qui se veut exemplaire à Bourganeuf (Creuse). Le projet est né en réaction à la fermeture de trois abattoirs en seulement six mois dans la région. À l’origine, les éleveurs étaient tentés d’investir dans une solution d’abattage mobile. Ils se sont même rendus en Autriche pour étudier un modèle de camion-abattoir. « Mais il est illusoire de voir un gros camion passer de ferme en ferme », tranche Guillaume Betton, dirigeant du Pôle viandes de Bourganeuf.
Les éleveurs du Limousin ont réussi à convaincre les élus régionaux de les suivre sur un investissement beaucoup plus ambitieux, qui se chiffre à 4,5 millions d’euros. Grâce à une plate-forme de financement participatif, une somme de 150 000 euros a été spécialement consacrée à des équipements dédiés au bien-être animal et les cadences seront volontairement limitées pour éviter la maltraitance. L’abattoir mise sur la transparence, avec des baies vitrées pour les visiteurs. Mais aussi sur l’innovation : un bras robotisé assistera le tueur pour la mise à mort. Plusieurs chercheurs de l’Inra ont accepté d’accompagner le projet en intégrant le « conseil scientifique » du Pôle viandes de Bourganeuf. Jocelyne Porcher, elle, se déclare « révoltée » à l’idée qu’un robot puisse tuer un animal. « C’est monstrueux, ils ont perdu de vue l’essentiel », déplore la fondatrice du collectif « Quand l’abattage vient à la ferme ». À ses yeux, le Pôle viandes de Bourganeuf « essuie les plâtres pour la filière industrielle ».
LIRE AUSSI :
- http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-enq/r4038-ti.asp
- Steak (R)évolution, La Martinière, 2014, http://www.editionsdelamartiniere.fr/ouvrage/steak-r-evolution/9782732455983
- https://www.fibl.org/fr/medias/archives-medias/archives-medias16/communique-medias16/article/weideschlachtung-gesetzlich-erlaubt.html
- https://abattagealternatives.files.wordpress.com/2017/02/np-belgique_10-rapport-abattage-c3a0-la-ferme.pdf
- https://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/134000548.pdf
- Pauline Latapie, http://www.les-scic.coop/export/sites/default/fr/les-scic/_media/documents/2015_Pauline_Latapie_Thxse_professionnelle.pdf
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