Quel heurt est-il ?

Published on 19 avril 2022 |

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[Microbiote] Des attentes chevillées au corps

Par Lucie Gillot et Nina Sipp. Suite de l’article [Microbiote] Soigner les relations.

L’une écoute des individus touchés par la maladie de Crohn et la rectocolite hémorragique depuis plus de vingt. L’autre, biologiste de formation, s’est très vite spécialisée sur les questions de bioéthique posées par les nouvelles technologies. Alors que se multiplient les recherches sur le rôle du microbiote dans une foule de pathologies, ce dialogue entre Anne Buisson, directrice adjointe de l’Afa Crohn RCH, et Béatrice de Montéra, éthicienne et biologiste à l’université catholique de Lyon, responsable de la plateforme éthique SOCA (SOCial Aceptability) au sein de MetaGenoPolis, invite à prendre la mesure des nombreuses questions éthiques, entre rhétorique de la promesse et imaginaire associé au microbiote.

Revue Sesame : est une unité Inrae dédiée à l’étude du microbiote. Associer une réflexion éthique à un projet de recherche sur ce dernier, c’est une première. Quelles raisons ont accompagné la création d’une plateforme éthique en son sein ?

Béatrice de Montera : Effectivement, à ma connaissance, c’est la première fois qu’une plateforme éthique est incluse dans un projet de recherche de cette envergure. Mieux, elle n’y figure pas en tant que partenaire facultative ponctuellement sollicitée pour donner son avis mais comme cofondatrice du projet, impliquée tout au long du programme, depuis la conception des protocoles de recherche jusqu’à l’utilisation des connaissances par les industriels ou la société. Par exemple, nous disposons d’un « Go/no Go », c’est-à-dire que, en tant que partenaire éthique, nous avons la possibilité sur des questions extrêmement délicates de stopper l’orientation d’un axe du projet. Auparavant, seules des considérations juridiques ou scientifiques avaient cette prétention. Nous n’avons encore jamais eu recours à ce procédé mais son existence confère une légitimité à notre parole.
Cet accompagnement éthique vise à prendre en compte la vulnérabilité des différentes entités impliquées dans le projet, qu’il s’agisse des chercheurs eux-mêmes, des patients, voire de la société civile dans le cas où les recherches aboutiraient à des recommandations concernant la population dans son ensemble.

Quel regard portent les personnes atteintes de Maladies Inflammatoires Chroniques de l’Intestin (MICI)1 sur ces recherches sur le microbiote ?

Anne Buisson : Je précise tout d’abord que positionner l’éthique comme point central et non comme un élément annexe d’un programme de recherche me semble éminemment important. Parler de vulnérabilité l’est tout autant, ne serait-ce que parce que ces recherches touchent aux pathologies intestinales, longtemps taboues. Les patients atteints de ces maladies se sont toujours sentis un peu sales. À cet égard, les recherches sur le microbiote constituent une forme de réhabilitation des intestins et, à travers eux, des patients eux-mêmes. C’est un premier point important.
J’aimerais d’emblée insister sur la forte dimension imaginaire du microbiote. Celle-ci se traduit notamment par l’idée qu’en modulant celui-ci via l’alimentation ou la prise de probiotiques, les individus pourront mieux maîtriser leur maladie (Lire encadré « Remèdes à la dysbiose »). C’est un point de discussion récurrent entre malades. D’un côté, cette idée ouvre la possibilité d’agir concrètement sur la maladie et de faire partie de la solution thérapeutique, ce qui n’est pas rien. De l’autre, elle induit des comportements à risque. Ainsi, certaines personnes atteintes de Mici n’hésitent pas à expérimenter seules la transplantation de microbiote fécal sans envisager les dangers d’une telle démarche. En effet, comment savoir que le microbiote que vous allez vous injecter est vraiment sain, dénué de toute bactérie pathogène ?

B.M. : Effectivement, vous soulevez un point très important. On ne peut pas laisser des personnes gérer seules cette technique, chez elles, sans formation ni accompagnement. C’est un point de vigilance très important qui nous a conduits à une réflexion plus large sur les formations à dispenser, afin que la population devienne plus autonome concernant la gestion de son microbiote.
Cet exemple doit par ailleurs nous inviter à une réflexion sur le statut de cette flore et les finalités de la prise en charge médicale. S’agit-il de soulager certains maux ou d’opérer une guérison ? Il nous semble important de distinguer ce qui relève d’une part du confort de vie et de l’autre du soin car l’un et l’autre ne portent pas les mêmes promesses auprès des malades. S’il n’y a pas de guérison possible ou définitive, il faut être très clair là-dessus, pour ne pas entretenir de faux espoirs. La promesse est un exercice extrêmement délicat en ce sens qu’il ne faut jamais perdre de vue que l’objectif est de rendre les malades plus forts et qu’une promesse non tenue rend plus faible.

Anne, pensez-vous que les finalités thérapeutiques méritent d’être explicitées ?

A.B. : J’aimerais revenir sur la notion d’autonomisation du citoyen, qu’il soit malade ou non, et son implication dans la gestion de son microbiote. La notion est intéressante. Néanmoins, ce qui m’ennuie le plus et que je constate couramment, c’est que, d’une part, cela induit une responsabilisation de la personne soumise à tout un tas d’injonctions, alimentaires et autres, et, d’autre part, cela confère une place centrale au microbiote. Or ceci s’avère problématique pour deux raisons.
La première est liée à l’émergence de start-up qui vous proposent d’analyser votre microbiote (Lire encadré « Tests : avec des pincettes »). Pourquoi pas ? mais que peut-on en attendre ? Prenez les individus touchés par la maladie de Crohn ou la rectocolite hémorragique. Le test conclura peut-être qu’ils présentent une dysbiose mais, en pratique, peu de solutions médicales existent. Autrement dit, faire un test ne va rien apporter en termes d’amélioration clinique de la maladie ou du microbiote, ce qui constitue un vrai problème.
La deuxième, c’est qu’on entre presque dans un dialogue avec une partie de notre corps – le microbiote – qui est passée du statut de boîte noire à celui d’organe quasi autonome qu’on doit bichonner. Certains le qualifient même désormais, dans le cadre de la transplantation de microbiote fécal, de « médicament »2. Pour les gens que je côtoie, cette responsabilisation crée une charge mentale assez importante et présente un risque majeur : laisser sur le bord de la route celles et ceux qui ne parviendraient pas à la surmonter.
Il y a donc un juste milieu à trouver entre la volonté d’associer le malade pour que ce dernier fasse partie de la solution et la responsabilité injonctive qui tend à réduire des pathologies complexes à un strict déséquilibre du microbiote.
Quant à la question de la promesse, il est vrai que le sujet suscite l’engouement, y compris celui des chercheurs eux-mêmes. C’est bien sûr indéniablement formidable. Cependant, vous l’avez dit, il faut faire le distinguo entre le fait de trouver quelque chose et le fait d’affirmer que l’on va potentiellement guérir une pathologie. Je vous rejoins donc complètement sur l’idée de qualifier la promesse qui est faite. Voilà pourquoi je pense que cette pensée magique autour du microbiote concerne tout autant les patients que les chercheurs. Il peut donc être intéressant de mieux comprendre comment ces derniers appréhendent ces recherches : qu’en attendent-ils ? Quelle représentation ont-ils de cet objet de recherche ?

A-t-on des éléments sur ce point, la représentation de cet objet de recherche ?

B.M. : Une précision avant cela : le microbiote n’est plus tant un organe autonome qu’une entité avec laquelle nous serions en dialogue. Suite à une enquête qualitative que nous avons faite par interviews, une notion a progressivement pris de l’importance depuis huit ans pour les chercheurs de MetaGenoPolis, c’est la symbiose entre l’humain et ses différents microbiotes (intestinal, buccal, épithélial…3). Il s’agit de prendre en compte l’humain d’un côté, les différents microbiotes de l’autre et la relation symbiotique qu’ils entretiennent. La dimension relationnelle est la clé pour construire un individu tout au cours de sa vie4.
Des philosophes, tels que Thomas Pradeu, explorent les conséquences de l’élargissement de la notion de soi (Lire encadré « Une identité en germe »). Nous devons apprendre à avoir une vision de nous-mêmes qui inclut ce qui est différent de nous. Ces microbes se situent dans un entre-deux ; ils sont en nous sans en faire pleinement partie. Cette ambiguïté de positionnement explique que le microbiote va s’inscrire dans des registres différents – un organe, un écosystème, un médicament – en fonction de la personne (médecin, juriste, biologiste) qui l’étudie.
Ceci dit, vous avez tout à fait raison : il ne faut pas trop simplifier les choses et présenter le microbiote comme s’il était un « partenaire de vie », comme on peut parfois l’entendre. Il est plus intéressant de parler de relation symbiotique car cette notion rompt avec l’idée qu’il y aurait d’un côté des bons microbes et de l’autre des mauvais, alors qu’on sait désormais que c’est un continuum.
Cette question de la relation doit être également au cœur de la prise en charge médicale. Souvent réduite à son aspect technique – celui du séquençage génomique d’un microbiote –, la médecine personnalisée devrait s’entendre comme un réel dialogue entre le praticien et le patient, pour voir comment ce dernier appréhende son microbiote, quels comportements il adopte, etc. D’un côté, cela signifie que le médecin doit être au fait des dernières connaissances sur ce sujet ; de l’autre, que le patient se forme à la compréhension de toutes ces données. En poussant la logique à son terme, cela confère un autre statut au patient qui devient un partenaire thérapeutique. Nous devons inventer une nouvelle thérapeutique où la relation est l’aspect clé. Cela fait partie des axes de recherche de la plateforme Soca et de la thèse d’épistémologie « Symbiose et Médecine », de Laurence Terzan.

À certains égards, l’enthousiasme suscité par les recherches menées sur le microbiote rappelle celui induit par le séquençage du génome en 2003. Partagez-vous ce constat ?

B.M. : Il y a un vrai parallèle entre les deux et il convient d’éviter deux erreurs passées. La première concerne la rhétorique de la promesse, qu’elle soit portée par des acteurs publics ou par des intervenants privés – les start-up. Dans les années quatre-vingt, l’essor de la thérapie génique a suscité un immense espoir mais il y a eu peu de résultats positifs, ce qui a généré une grande souffrance. L’autre erreur serait de sous-estimer les conflits de valeurs – y compris au sein de la communauté scientifique – et la peur que suscite la technologie lorsqu’elle s’insère à l’intérieur du corps. Pour avoir moi-même travaillé sur le clonage animal, je sais combien certaines applications5 ont parfois été survendues, contribuant à gripper le dialogue avec les associations de malades. Mais je sais également qu’il est excessivement difficile pour les chercheurs de se retrouver face aux attentes fortes des patients et de devoir livrer ce message : les recherches avancent mais l’espoir de guérison est encore loin. Ils n’ont pas été formés pour cela. Il convient donc de tirer les leçons de cette expérience et, peut-être, de poser la question des intermédiaires entre la recherche et la société, et du rôle que les éthiciens peuvent jouer dans cette équation.

A.B. : Il y a un devoir de justesse à honorer. Il est important de signaler que, pour les malades, ce qui suscite le plus d’espoir ce sont les informations qui émanent des instituts de recherche. Notre rôle, en tant qu’association de malades, est de contextualiser les informations transmises par ceux-ci, d’opérer cette médiation auprès des patients. Vous avez raison, à mon sens, de dire que le chercheur lui-même n’est peut-être pas toujours le plus à même d’opérer cette médiation, car il risque de se retrouver dans une position ambivalente vis-à-vis des malades.

Remèdes à la dysbiose.

Plusieurs méthodes vont permettre d’influencer la composition du microbiote, de façon plus ou moins marquée. Première d’entre elles, l’alimentation. De par leur teneur élevée en fibres, les fruits et légumes, les légumineuses mais aussi les céréales complètes et les fruits à coque vont être un mets de choix pour nos hôtes microbiens. Mieux, en métabolisant leurs fibres – chose que notre organisme ne sait pas faire seul –, ils produisent un certain nombre de métabolites aux effets bénéfiques6. Sur un autre versant, des diètes trop chargées en sucres ou en graisses vont conforter le développement de bactéries aux effets pro-inflammatoires. Enfin, du côté des additifs alimentaires, souvent pointés du doigt, les premières données montrent une forte variabilité d’un composé à l’autre. Actuellement, deux d’entre eux sont incriminés : le polysorbate-80 et la carboxyméthylcellulose. Conclusion ? « Si on suit les recommandations du Programme national nutrition santé, on n’est pas mal du tout ! », résume Joël Doré. Seule petite nuance apportée à l’exercice : au message : « Cinq portions de fruits et légumes par jour », il préfère celui-ci : « Vingt-cinq fruits et légumes différents par semaine ». Une diversité dans l’assiette à même de maintenir une diversité microbienne.
Deuxième outil envisageable, l’apport de probiotiques, c’est-à-dire des bactéries vivantes, alimentaires ou encapsulées sélectionnées pour leurs propriétés. Classiquement, les germes utilisés sont ceux impliqués dans les processus de fermentation – des yaourts et autres choucroutes.  Désormais, les recherches s’orientent également vers les bactéries commensales de l’intestin suite à l’identification de certaines fonctionnalités.
Un secteur particulièrement investi par les start-up. Enfin, le dernier outil, appelé « transfert de microbiote fécal », vise à reconstituer en intégralité le microbiote d’un individu. Une technique « extrême », qui n’est actuellement autorisée en thérapeutique que dans un cas précis, l’infection à Clostridium difficile. Au stade recherche, elle est cependant à l’étude en France dans le traitement de certains cancers (J. Doré, MaatPharma) et des Mici (H. Sokol, hôpital Saint-Antoine). Une équipe américaine a également expérimenté cette approche pour réduire les complications gastro-intestinales des personnes atteintes de troubles du spectre autistique. Cette méthode soulève par ailleurs une question fondamentale, discutée notamment au sein de MetaGenoPolis, et que l’on pourrait résumer ainsi : à partir du moment où l’on considère l’être l’humain comme microbien, changer son microbiote revient-il à changer l’individu ?

Une identité en germe

Qu’est-ce qu’un être humain ? Non, il ne s’agit pas du sujet du prochain bac de philo – quoique l’avenir le dira. Si la réponse vous paraît évidente, elle est cependant loin d’être consensuelle. C’est ce qu’explique Thomas Pradeu, directeur de recherche en philosophie des sciences au CNRS. Pendant longtemps, biologistes comme philosophes ont considéré que tout individu biologique était le produit d’une autoconstruction. En clair ? Chaque entité vivante est le fruit d’une programmation génétique, laquelle définit quel être vivant vous serez – une éponge, un poulet ou un être humain – et contient, en son sein, toutes les étapes du développement depuis la cellule œuf jusqu’à l’organisme adulte. Longtemps dominante, cette vision n’est plus aussi partagée. La raison ? D’autres éléments vont façonner l’individu. Pour T. Pradeu, le microbiote est de ceux-là. « Il introduit une autre conception », non plus strictement endogène mais exogène via « l’intégration constante d’éléments étrangers qui finissent par devenir vos constituants. Dans le cas de l’intestin, tous ces micro-organismes que l’on ingère – bactéries, champignons, virus – vont devenir des parties constituant notre organisme. In fine, cela pose la question de savoir si on doit considérer le microbiote comme faisant partie – ou non – de l’individu. Certains pensent qu’il est extérieur à nous. Pour ma part, je souscris à une vision qui l’intègre pleinement ». Fort de ce constat, il propose une nouvelle définition de ce qu’est un être vivant, en prenant comme pierre angulaire le système immunitaire (Lire « Vers une nouvelle définition de l’individu biologique »).
Loin d’être théorique, ce débat a des répercussions sur la pratique médicale. Citant l’exemple de pathologies intestinales, Joël Doré explique : « La plupart du temps, c’est l’inflammation le symptôme principal. La gastroentérologie va le prendre en charge avec des immunosuppresseurs, des anti-inflammatoires, des corticoïdes. Si cela échoue, elle procède à l’ablation de segments de l’intestin. » Jamais elle ne regarde l’état du microbiote. « La logique voudrait pourtant que l’on gère en même temps le volet microbien et l’inflammation, ces deux éléments pouvant s’auto-entretenir pour le meilleur ou pour le pire. »

Tests : avec des pincettes.

Parmi la vingtaine de start-up françaises dédiées au microbiote, une partie développe des tests d’analyse de celui-ci à destination des particuliers. Répondant à une curiosité légitime ou s’inscrivant dans la mouvance d’une médecine personnalisée, qui vise à ajuster les traitements ou stratégies de prévention aux caractéristiques d’un individu, notamment biologiques, ces entreprises proposent à leurs clients d’analyser la composition de leur microbiote et de prodiguer des conseils nutritionnels ajustés à celle-ci. Outre le fait que les données scientifiques restent encore insuffisantes pour proposer une diète personnalisée, J. Doré souligne que les méthodes utilisées ne sont pas standardisées. Conséquence, « si on fait analyser un même échantillon par deux entreprises différentes, elles donnent deux images différentes du microbiote intestinal ».


  1. Regroupant la maladie de Crohn et la rectocolite hémorragique, les maladies inflammatoires chroniques de l’intestin se caractérisent par l’inflammation de la paroi d’une partie du tube digestif, due à une dérégulation du système immunitaire. Il n’existe pas de traitement pour guérir ces maladies (Inserm).
  2. Considérer le microbiote comme un organe, un écosystème ou un médicament n’est pas anodin, symboliquement ou juridiquement parlant. Sur les aspects législatifs, voir la récente note n° 33 de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, février 2022.
  3. Pour mettre l’accent sur cette symbiose, certains emploient ainsi le terme d’holobionte qui désigne une entité vivante constituée d’un organisme supérieur – un être humain, un animal, une plante – et de ses microbiotes.
  4. Pour plus de précisions sur cette approche relationnelle inspirée de Gilbert Simondon, voir la thèse de philosophie de Béatrice de Montera sur l’individuation et l’épigénétique.
  5. Associée à la transgénèse, cette technique est utilisée pour reproduire des maladies humaines chez les animaux.
  6. Concrètement, les composés produits ont un effet protecteur contre l’inflammation, renforcent le sentiment de satiété ou inhibent la prolifération des cellules cancéreuses dans le côlon.

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