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Published on 21 décembre 2023 |

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Transition alimentaire : un nouveau cadre d’action publique

Les scénarios sur la durabilité du système alimentaire, de même que les études sur les impacts du système actuel sont sans appel : des changements d’ampleur dans les régimes alimentaires sont inévitables. Deux leviers sont ici primordiaux : la réduction de la consommation de produits animaux (entre – 20 % et – 70% d’ici 2050, selon les scénarios) et la hausse de la consommation de produits issus de modes de production durable, comme l’agroécologie et l’agriculture biologique. Article extrait de la revue Sesame 14.

Par Charlie Brocard, Clémence Nasr, Mathieu Saujot (Iddri), Lucile Rogissart (I4CE)

Charlie Brocard © Gilles Sires 2023
Charlie Brocard © Gilles Sires 2023

La puissance publique a déjà cherché, parfois avec succès, à agir sur les comportements de consommation des individus, souvent pour des motifs de santé publique. C’est par exemple le cas des politiques de lutte contre le tabagisme, d’incitation à la réduction des quantités de sel, de sucre, de gras, de lutte contre la consommation d’alcool ou encore l’encouragement à la consommation de fruits et légumes. Avec les enjeux environnementaux associés à l’alimentation, un nouveau front de l’action publique s’ouvre aujourd’hui. Le problème ? La logique d’action employée n’est pas au niveau des résultats escomptés et la transition alimentaire patine. Il en va ainsi de la consommation de viande, très légèrement en hausse depuis 2012 – après vingt années de baisse1 – ou du bio, un marché de niche en recul depuis 2021, après plusieurs années de croissance. Il semble donc que la consommation alimentaire des Français et des Françaises n’évolue plus dans le bon sens, ou pas assez vite.

Le paradigme du consommateur responsable

On aurait tort de voir là le simple résultat d’un désintérêt des citoyens pour l’alimentation durable. De fait, si en période d’inflation les préoccupations d’ordre économique ont repris une place centrale elles ne permettent pas d’expliquer l’arrêt de la diminution de la consommation de viande. Les études d’opinion soulignent en effet la persistance de préoccupations éthiques (environnementales, bien-être animal, proximité) ou individuelles (santé, plaisir) chez les consommateurs. Se dévoile alors un écart entre ce que les citoyens attendent de leur alimentation et leur comportement effectif, qui est appelé le « Consumer-Citizen Gap ».

Or cet écart, croissant et générateur de frustrations pour les individus comme pour les acteurs économiques, est incohérent avec la stratégie actuelle de la puissance publique. En effet, celle-ci se fonde sur le postulat que les préoccupations des individus se traduiront par des actes d’achat. Si tel n’est pas le cas, ce serait par manque d’informations, de connaissances ou de compétences pour faire « le bon choix »… voire parce que les consommateurs eux-mêmes seraient irrationnels. Dans ce cadre, les leviers principaux dont dispose la puissance publique sont souples et incitatifs. De fait, le trio information, éducation, recommandation représente 65 % des politiques publiques identifiées dans une recension à l’échelle européenne, 42 % pour une autre à l’échelle internationale2.

Dans une récente étude évaluant les politiques françaises, nous relevons que ces politiques représentent près de la moitié des types d’intervention identifiés3, dont les politiques d’éducation à l’alimentation (à l’école, dans le travail social, etc.), les politiques d’information (affichage nutritionnel, environnemental, encadrement des allégations, etc.), ou encore l’injonction sous la forme de recommandations nutritionnelles et de campagnes médiatiques. Ces outils sont au cœur de l’action de l’État et, à ce titre, sont centraux dans les stratégies qui visent des modifications de comportements alimentaires (Programme national nutrition santé, Programme national pour l’alimentation, planification écologique). À l’inverse, les actions de type économique ou qui visent les éléments matériels du système alimentaire (par exemple, les supermarchés, les restaurants, les distributeurs, etc.) sont plus rares – pour autant, on peut noter les dispositions concernant la restauration collective, ou l’interdiction des distributeurs dans les établissements scolaires comme des politiques plus affirmées en la matière.

Une logique d’action qui s’essouffle

Mais ces actions, ancrées dans une approche individualiste, échouent à reconnaître la diversité des situations sociales et en oublient la dimension proprement collective, infrastructurelle et culturelle de l’alimentation. En effet, en se concentrant sur la traduction d’intentions citoyennes en comportements d’achat vertueux, elle fait en réalité reposer la responsabilité de la transition sur les épaules des individus, qui ne sont pourtant pas les acteurs les plus puissants du système alimentaire. Cette logique d’action est donc aujourd’hui de plus en plus reconnue comme inefficace (a minima insuffisante et incertaine) pour déclencher des changements de pratiques, et encore moins à même d’engendrer des reconfigurations pérennes4.

En outre, cette logique se focalise assez largement sur les comportements de consommation alimentaire (les achats) et non sur les pratiques au sens large. Or, espérer infléchir les actes d’achat requiert de comprendre plus largement l’ensemble des pratiques entourant le moment de l’alimentation, à l’instar des techniques d’approvisionnement des ménages, des compétences culinaires, de la préparation du repas, etc.

Enfin, cette approche a tendance à considérer un individu « moyen ». Ce faisant, elle sous-estime les situations d’inégalité entre groupes sociaux, et prend ainsi le risque de stigmatiser certains groupes ou comportements. Dans le même temps, des consommations ostentatoires se développent5 : la bio est ainsi devenue matière à affirmer un statut social, ce qui, par des logiques de différenciations sociales, en exclut certains groupes.

Une nouvelle approche de l’action publique : les environnements alimentaires 

La puissance publique semble aujourd’hui prisonnière d’un modèle fondé sur la figure d’un consommateur libre de ses choix et donc responsable. Un paradigme qui, comme on l’a vu, manque d’efficacité tout en véhiculant une moralisation de l’alimentation qui pourrait être contre-productive.

« la viande rend fort »

« le bio c’est pour les bobos »

Une approche alternative, qui dépasse la précédente tout en étant ancrée dans la réalité des pratiques alimentaires, existe néanmoins : celle qui passe par les environnements alimentaires. Elle replace à juste titre l’individu dans les collectifs dont il fait partie (foyer, entreprise, université, etc.) ; les espaces qu’il fréquente et les offres par lesquelles il est sollicité (supermarchés, restaurants, artisans) ; les ressources dont il dispose (économiques, mais aussi temps, compétences, connaissances) ainsi que les représentations et les normes qui l’environnent (« la viande rend fort », « le bio c’est pour les bobos »). Cette approche fait l’objet d’un champ de recherche en constant développement et d’études qui en démontrent la pertinence. Elle permet par exemple d’expliquer le « Consumer-Citizen Gap » : sans changement des environnements alimentaires, les préoccupations ne peuvent se matérialiser largement.

Une telle perspective gagnerait à être mise au service de la politique publique et de sa conception, en régulant les structures qui empêchent ou contraignent les changements de pratiques alimentaires tout en promouvant celles qui les facilitent, et particulièrement concernant l’offre alimentaire. Elle permet enfin de basculer la charge de la responsabilité : d’individuelle, elle devient collective. Ce qui veut dire qu’il appartient à l’État autant qu’aux acteurs privés de mettre en œuvre les modifications nécessaires dans les environnements alimentaires afin de rendre les pratiques vertueuses faciles6. Dans ce cadre, la grande distribution, qui couvre près de 65 % des achats alimentaires, est un acteur central dont le rôle est à repenser. Gageons que les réflexions en cours autour de la future stratégie nationale pour l’alimentation, la nutrition et le climat sauront s’appuyer sur les résultats de la recherche.

  1. Rogissart, L., Réduction de la consommation de viande : des politiques publiques bien loin des objectifs de durabilité, I4CE, 2023.
  2. Capacci, S. et al., Policies to Promote Healthy Eating in Europe: a Structured Review of Policies and their Effectiveness, in Nutrition Reviews. 2012 ; Temme, E. H. M. et al., Demand-Side Food Policies for Public and Planetary Health, Sustainability (Switzerland), 2020.
  3. Brocard, C. et Saujot, M., Environnement, inégalités, santé : quelle stratégie pour les politiques alimentaires françaises ?, étude Iddri, 2023.
  4. Agir sur les comportements nutritionnels. Réglementation, marketing et influence des communications de santé, dans Inserm iPubli, 2017 ; Macura, B. et al., What Evidence Exists on the Effects of Public Policy Interventions for Achieving Environmentally Sustainable Food Consumption? A systematic Map Protocol, in Environmental Evidence, 2022 ; Vecchio, R., Cavallo, C.,. Increasing Healthy Food Choices through Nudges: A Systematic Review, in Food Quality and Preference, 2019.
  5. Lamont, M. et Molnár, V., The Study of Boundaries in the Social Sciences. Annual Review of Sociology, 28, p. 167–195, 2002.
  6. Brocard, C. et Saujot, M., op. cit.

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