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Bruits de fond France ultra-marine

Publié le 11 octobre 2019 |

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L’Éthiopie a faim d’avenir

Par Sébastien Abis, directeur du Club Demeter, chercheur associé à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS)

Alors que le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed est nommé ce jour lauréat du prix Nobel de la Paix, retour sur ce pays au carrefour des émergences africaines et de la mondialisation. Situé dans la Corne de l’Afrique où les dynamiques géopolitiques sont complexes, l’Ethiopie est en pleine mutation. Il suscite, toutefois, autant de promesses que d’inquiétudes. Et mérite notre attention.

Riche d’une histoire vieille de 5 000 ans, où les traditions locales sont aussi nombreuses que variées, l’Éthiopie est une société multiethnique, chrétienne aux deux tiers, comptant plus de quatre-vingt langues et dialectes. Avec le Libéria, elle est le seul État africain à ne pas avoir été colonisé1, si ce n’est brièvement par l’Italie fasciste de 1936 à 1941. Forte de ses quelque 110 millions d’habitants, cette nation se hisse désormais au 13e rang des pays les plus peuplés du globe et devrait entrer dans le top 10 mondial, à l’horizon 2050, avec un prévisionnel de près de 190 millions d’habitants. Déjà deuxième population africaine après celle du Nigéria, ce peuple est aussi très jeune – les moins de 15 ans y représentent 40 %. Autre caractéristique, 80 % des Éthiopiens vivent encore dans les campagnes et leurs villages étendus, un taux plus élevé que la moyenne africaine (60 %).

Entre pauvreté absolue et croissance soutenue

Si le pays enregistre l’une des croissances économiques les plus fortes du monde depuis le milieu des années 2000 (entre 8 et 10 % en moyenne par an), rappelons que « le lion africain » reste sous-développé, toujours classé parmi les Pays les Moins Avancés (PMA) du monde. Un quart de sa population se trouve en situation de pauvreté absolue et la moitié toujours analphabète, ce qui la place au 174e au classement de l’indice de développement humain ; plus du tiers des habitants n’a pas accès à l’eau potable. En raison de la progression démographique, l’État ne peut perdre de temps et, depuis la fin de la guerre civile en 1991, il est engagé dans des processus de modernisation à marche parfois forcée. En cherchant à industrialiser le pays et à attirer les investisseurs, tout en restant assez prudentes en matière de libertés individuelles, les autorités se heurtent régulièrement à des troubles intérieurs. Le modèle politique du fédéralisme ethnique comporte ainsi d’indéniables limites. Les rapports entre les Oromos, majoritaires en nombre, et les Tigréens, souvent aux commandes des affaires publiques et de l’économie, s’avèrent tendus. L’actuel gouvernement, mené depuis le printemps 2018 par le jeune premier ministre Abiy Ahmed, tente d’aller de l’avant par un jeu d’équilibre délicat, conjuguant ouvertures, réformes et dialogues. Les attentats de juin 2019 dans la région Amhara, avec notamment l’assassinat du chef d’état-major de l’armée nationale, ont été assimilés à une tentative de coup d’État. Ils ont surtout révélé que le risque de balkanisation existe en Éthiopie. Entre coexistence d’ethnies locales, dirigisme économique et insertion internationale, les autorités ne cachent pas qu’elles s’inspirent de la Chine pour trouver leur voie. Or les moyens financiers des pouvoirs publics demeurent faibles, les devises étrangères insuffisantes et le recours à l’aide internationale pour le développement est toujours nécessaire. L’Éthiopie fait partie des pays africains qui ont reçu le plus de soutiens financiers internationaux en Afrique depuis 20 ans.

Le lion a faim

Afin de favoriser son développement mais également renforcer son influence, le pays semble miser de plus en plus sur quatre ressources. La première, son potentiel humain qui représente une main-d’œuvre colossale et peu chère. Chaque année, deux millions d’Éthiopiens entrent sur le marché du travail et l’État dépense 30 % de son budget pour l’éducation. L’Éthiopie se lance également, peu à peu, dans l’innovation et le numérique. Deuxième ressource, la terre. Il faut dire que les surfaces arables sont vastes et deux tiers d’entre elles toujours inexploitées. Plus de cinq millions d’hectares ont été mis en culture au cours des deux dernières décennies. Toujours traumatisée par le souvenir des grandes famines du siècle dernier et régulièrement frappée par des sécheresses d’une extrême sévérité, l’Éthiopie, qui possède le plus grand cheptel africain avec 150 millions de têtes de bétail, mise sur l’agriculture pour accroître sa sécurité alimentaire ; un secteur qui pèse 80 % de l’emploi, 35 % du PIB et 40 % des exportations totales du pays. Et le pays compte bien continuer d’exporter des fleurs coupées, des céréales et surtout du café, dont il est aujourd’hui le deuxième exportateur mondial. Troisième ressource sur laquelle s’appuyer, l’eau, puisque, avec la République démocratique du Congo, cette nation est la deuxième en Afrique la mieux dotée sur le plan hydrique. Château d’eau de la Corne de l’Afrique, ayant la main sur le robinet que constitue le bassin du Nil, construisant, avec le barrage de la Renaissance, l’un des édifices hydrauliques les plus importants de la planète, elle dispose d’atouts certains dans ce domaine. Toutefois, comme pour le foncier, les inégalités hydriques sont criantes. Demain, nul doute que la terre et l’eau feront l’objet de convoitises et de rivalités grandissantes. Cela vaut pour les dynamiques intérieures autant que pour les relations avec le voisinage, à commencer par l’Égypte, inquiète de voir le partage du Nil se rééquilibrer en sa défaveur. Dernière ressource clef, le ciel. Avec Ethiopian Airlines, le pays s’est doté de l’une des compagnies aériennes les plus compétitives de la planète, la seule desservant quotidiennement toutes les capitales africaines. L’aéroport d’Addis-Abeba s’affiche comme l’un des principaux hubs aériens du continent et montre d’importantes ambitions dans ce secteur.

Aux enjeux intérieurs s’ajoute la conduite d’une politique extérieure qui sans cesse doit s’ajuster. En effet, l’Éthiopie, immense géographiquement (deux fois la France) mais enclavée, doit, en raison de cette absence d’accès à la mer, relever d’indéniables défis en matière logistique et commerciale. Les déficiences infrastructurelles – et partant sanitaires – sont sérieuses, comme l’illustrent les chantiers dans la capitale Addis-Abeba devenue, avec plus de cinq millions d’habitants, l’une des plus grandes mégalopoles du continent africain. Le relief montagneux du pays ne facilite pas les choses – la moitié des Éthiopiens vivent d’ailleurs à plus de 2 000 mètres d’altitude. En outre, pour pouvoir échanger avec les marchés internationaux, le pays dépend à hauteur de 90 % de la voie portuaire offerte par son voisin djiboutien. Le réchauffement du dialogue avec l’Érythrée doit se comprendre à l’aune de cette problématique géographique et logistique, car la maritimisation du développement de l’Éthiopie est un objectif.

Sur le plan géostratégique, « le lion africain » n’est pas à l’abri des secousses. Il est entouré de pays relativement turbulents et instables, à l’instar des deux Soudan et de la Somalie. À son sud, le Kenya, bien plus calme et qui lui aussi émerge, présente un niveau de vie deux fois supérieur à celui des Éthiopiens. Si les relations politiques, économiques et culturelles sont multidimensionnelles – des rapports sont noués aussi bien avec l’Europe, les États-Unis, le Golfe ou l’Asie –, deux tendances se confirment ces dernières années. Tout d’abord, l’augmentation des échanges avec la Chine, qui y investit beaucoup et compte sur ce pays dans le maillage de ses routes de la soie contemporaines. Ensuite, les interactions avec l’Afrique, en matière tant politique que commerciale, avec la mise en place en cours de la zone de libre-échange continentale (ZLEC), appelée à devenir la plus vaste du monde en perspective des 2,5 milliards d’habitants que l’Afrique devrait compter d’ici 2050. À Addis-Abeba – parfois surnommée la « Bruxelles africaine » – bat le cœur du multilatéralisme continental. L’Union africaine siège dans la capitale éthiopienne ainsi que plusieurs organisations panafricaines. Le pays accueille sur son territoire des réfugiés venus de pays limitrophes en crise, le propulsant au rang de troisième plus important pays d’accueil de migrants en Afrique. Par ailleurs, l’Éthiopie, premier contributeur africain aux interventions de l’ONU depuis 2012, possède des forces militaires importantes et équipées. Active dans la lutte régionale contre le terrorisme, elle peut notamment compter sur l’appui des États-Unis.

Eldorado ou territoire léopard ?

Toutes ces dynamiques montrent qu’il est indispensable d’intégrer l’Éthiopie parmi les pays incontournables du devenir de l’Afrique. Son poids démographique, sa situation géographique et son potentiel de développement en font un émergent de premier plan. Des transitions en cours visent à moderniser ce géant sans perdre de temps. Il faut dire que les enjeux intérieurs sont pressants. L’unité de la nation éthiopienne demeure extrêmement fragile. La pauvreté reste tenace et tous les habitants n’ont pas le sentiment d’en avoir fini avec le sous-développement. Aux alentours, un voisinage terrible oblige les autorités éthiopiennes à exercer la plus grande vigilance, tout en trouvant des points d’ancrage pour mieux commercer et insérer le pays dans la mondialisation. Au cours de la décennie 2020-2030, il conviendra donc de suivre de près l’évolution de l’Éthiopie. Certains misent sur ce qu’ils présentent comme un eldorado. D’autres évoquent parfois l’une des cartes sauvages du continent africain, avec un territoire léopard où des progrès existent à proximité de fortes vulnérabilités. À ce stade, tous les scénarios restent possibles.

  1. Lire le commentaire sous l’article, précisant qu’il vaut mieux parler d’occupation.

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One Response to L’Éthiopie a faim d’avenir

  1. Skender dit :

    Cher Monsieur,

    Je vous écris après lecture de cet article passionnant.

    Vous mentionnez une brève colonisation de l’Éthiopie par l’Italie fasciste.

    Pourriez-vous s’il vous plaît rectifier ce passage. Et le remplacer par le terme d’occupation.

    Je vous réfère au texte du Traité de Paris de 1947, mentionnant dans sa Section IV « Colonies italiennes », que « l’Italie renonce à tous droits et titres sur les possessions territoriales italiennes en Afrique, c’est-à-dire la Libye, l’Erythrée et la Somalie italienne ». L’Ethiopie n’est à juste titre pas listée parmi les colonies italiennes. Elle apparaît en revanche dans la Section I du Traité, « Réparations », aux côtés d’autres Etats devant bénéficier de réparations de guerre payées par l’Italie, comme la Grèce, l’Albanie et la Yougoslavie.

    Le terme d’occupation est bien employé historiquement dans Le Monde au sujet de l’invasion fasciste de l’Ethiopie, j’ai fait quelques recherches dans les archives et je trouve un article de 1946 évoquant les « hauts-parleurs » installés à des carrefours d’Addis-Abeba « du temps de l’occupation italienne ». En 1954, un portrait d’Haïlé Sélassié rappelle que l’ « élite éthiopienne a été décimée par l’occupation ».

    Il ne s’agit pas de s’obstiner sur un détail de vocabulaire, mais de rétablir la réalité des faits historiques. L’occupation de l’Ethiopie par l’Italie de Mussolini n’a pas été douce, mais cela ne suffit pas à parler de colonisation, dans la mesure où l’empereur a dû développer des trésors de diplomatie pour alerter les grandes puissances sur les dangers de l’invasion mussolinienne, et où la résistance éthiopienne sur le terrain n’a jamais vraiment cessé face aux forces fascistes, jusqu’à leur retrait en 1941.

    Je vous remercie par avance.

    Cordialement.

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