Croiser le faire

Published on 17 mai 2022 |

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[Logistique] Quand le local a le mal des transports

Par Stéphane Thépot

Souvenez-vous. En novembre 2020, la revue Sesame explorait les ressources insoupçonnées des territoires excentrés. Dans le Berry comme ailleurs, autour de Neuvy-Saint-Sépulchre et de La Châtre, les circuits courts sont alors dopés par les confinements successifs et c’est tout un territoire qui s’essaie à la transition. Un an et demi après, le e-commerce, les entrepôts géants et les flux de camions ont partout repris le pouvoir. Boostés par une logistique ultramoderne au service de transports toujours plus rapides d’un point à l’autre du globe, ne risquent-ils pas de transformer les rêves de transition en simples territoires de transit ?

La foire de l’agriculture biologique et du développement durable de Neuvy-Saint-Sépulchre (Indre) aura bien lieu à la fin du mois d’août. Lancé en 1974, ce microévénement local qui attire des centaines d’exposants et des milliers de visiteurs dans la petite commune (1 600 habitants) du Berry avait dû être annulé pour la première fois de son histoire en 2020 à cause de l’épidémie de coronavirus. L’association organisatrice a failli jeter définitivement l’éponge en constatant la faible mobilisation des producteurs locaux et des bénévoles lors du retour de l’édition de l’an dernier. « Nous ne voulons pas être une simple foire commerciale », explique Dominique Viard. Le président de Neuvy Bio, cadre retraité de La Poste, a finalement décidé de maintenir ce rendez-vous pour soutenir les nouveaux producteurs venus s’installer dans le secteur et pour encourager ceux qui se convertissent. En 2019, le GDAB 36 (Groupe de Développement de l’Agriculture Biologique) avait suivi onze porteurs de projets d’installation dans le département et neuf en conversion (treize en 2020). Les surfaces cultivées sans engrais ni produits phytosanitaires de synthèse ont doublé dans l’Indre en cinq ans. L’agriculture bio concerne désormais 200 exploitations dans le département. Pour quels marchés en guise de débouchés ?
La foire de Neuvy a beau être considérée comme « la Mecque du bio » en Berry, la localité a en revanche perdu en novembre dernier sa boutique de producteurs. Installée dans l’ancienne caserne de pompiers en 2018, cette boucherie-épicerie de produits labellisés avait pourtant suscité un regain d’intérêt sans précédent pendant le premier confinement. Les consommateurs faisaient la queue tous les matins pour être servis à tour de rôle en fruits et légumes frais et en viande locale par la quarantaine de coopérateurs se relayant pour y vendre leurs produits, directement « de la fourche à la fourchette ». « Le chiffre d’affaires a bien bénéficié du Covid mais les gens ont vite repris leurs habitudes », témoigne D. Viard. Interrogé entre les deux périodes de confinement de 2020, l’employé recruté par la coopérative s’alarmait déjà de constater que, dès la levée des restrictions de déplacement, les consommateurs ont préféré faire une trentaine de kilomètres pour se rendre à Châteauroux acheter des fruits et légumes moins chers importés d’Espagne. « Du faux bio », aux yeux de Philippe Broutier, jeune boucher tenté par le maraîchage.

À la remorque des camions

Comment la libre circulation généralisée des biens et des personnes peut-elle « court-circuiter » les circuits courts ? La question s’adresse à tous les acteurs engagés dans la démarche « Boischaut Sud en transition » que Sesame a décidé de suivre dans la durée1. Elle se pose aussi, bien au-delà de cette ancienne petite région agricole du Berry, à tous les pays, paysans et consommateurs de notre village planétaire. La période de quasi-blocus des échanges mondiaux dû à la pandémie impose à chacun de nous de s’interroger sur nos manières de produire et de consommer. Car, dans la sempiternelle histoire du pot de terre contre le pot de fer, celui qui gagne, c’est le pot… de yaourt industriel qui fait des milliers de kilomètres à travers l’Europe2. Par quel miracle cette aberration écologique est-elle possible, non seulement économiquement mais rentable financièrement ? La réponse réside en grande partie dans un mot magique : la logistique.
Alors que les marchés de plein air étaient fermés les uns après les autres par les préfets au nom de la lutte contre la propagation du virus, les rayons alimentaires des supermarchés sont restés ouverts. La France n’a pas subi de véritable pénurie pendant les confinements. Dans un article à la gloire de « la logistique de guerre » déployée dans un pays à l’arrêt, l’hebdomadaire « Le Point » soulignait que plus d’un camion sur deux (52 %) circulant encore sur des routes vidées de tout autre trafic, en avril 2020, était mobilisé par la grande distribution (35 % en temps normal). Chauffeurs routiers, manutentionnaires dans les entrepôts, grutiers dans les ports : ces « petites mains » de la « supply chain » ont été des fantassins de première ligne souvent oubliés. Ils ont permis de ravitailler les villes, au même titre que les ouvriers sur les chaînes d’abattoirs, les laiteries et les autres industries agroalimentaires qui n’ont jamais cessé de tourner, ne serait-ce qu’au ralenti.
Nommée à la tête de France Logistique au début de l’année 2020, Anne-Marie Idrac estime rétrospectivement dans une interview à une lettre spécialisée que « la filière a tenu bon ». Cette ancienne secrétaire d’État aux Transports, qui a piloté successivement la RATP et la SNCF, incarne aujourd’hui un secteur dont l’importance stratégique s’est révélée aux yeux du grand public pendant la crise. Revendiquant 1,8 million d’emplois privés dans une constellation de 150 000 entreprises, France Logistique ne manque pas de souligner que la filière a dépassé le secteur automobile en France (1,2 million d’emplois et 140 000 entreprises).

Des paniers contre des palettes

Auteur d’un petit ouvrage critique consacré à la « pensée logistique », le sociologue Mathieu Quet relativise ce satisfecit pro domo. Ce chercheur de l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) pointe les bugs dans le système, comme la pénurie de masques qui a tenu le pays en haleine pendant de nombreuses semaines entre stocks insuffisants et/ou défectueux, concurrence débridée pour des livraisons à l’échelle mondiale et confection de masques artisanaux en tissu. Il signale également dans son ouvrage des failles aux conséquences dramatiques dans d’autres pays. « C’est la mondialisation qui est remise en question », estime M. Quet. Le chercheur tente de dessiner dans son ouvrage des pistes vers « une altermobilité » en réhabilitant « la logistique du panier » et du commerce à la voile contre la toute-puissance des navires porte-conteneurs géants (Lire entretien « C’est quoi ce trafic ? »). Selon le sociologue, la « pensée logistique » est l’héritière d’une organisation militaire au service d’une « idéologie libre-échangiste » avec le renfort des technosciences. De la palette au conteneur, symbole de la mondialisation des échanges au XXe siècle, il décrit l’évolution des techniques jusqu’à l’irruption des puces RFID et des nouveaux outils numériques pour optimiser la gestion des stocks et des flux, depuis le déplacement des éléphants du Malawi3 jusqu’au traçage de la viande de cheval découverte dans des lasagnes à Castelnaudary (Aude).

À bout de courses

Mais revenons dans l’Indre. L’objectif de « fluidifier » les échanges à l’échelle de toute la planète se retrouve très prosaïquement sur le terrain, avec le lancement des travaux d’un nouveau rond-point à La Châtre, sous-préfecture du département. Plus de 4 000 véhicules, dont 10 % de poids lourds, passent chaque jour devant la zone des Ajoncs sur la route de Neuvy. « Le Berry Républicain » présente ce chantier comme la nécessaire sécurisation de la voie pour les habitants des immeubles voisins. Le trafic incessant des camions qui contournent chaque jour la petite capitale (4 200 habitants) du Boischaut Sud contraste avec le nombre de commerces définitivement fermés dans le centre-ville. De fait, ce coin de la campagne berrichonne, qui ambitionne de mobiliser la population pour mettre en place une ambitieuse transition écologique, alimentaire et énergétique, n’est-il pas d’abord un territoire de transit ? Dans la foulée, un autre rond-point a d’ailleurs été inauguré par les élus locaux à Neuvy, le 26 mars dernier, « alors même que la boutique des producteurs, “Le Local”, contrainte au dépôt de bilan, pâtissait déjà de se trouver à l’écart des nouveaux flux de circulation qui contournent le village », signale au passage D. Viard.
La perte d’attractivité des centre-bourgs au profit des zones commerciales implantées en périphérie n’est pas propre au pays de La Châtre. Avec son cortège de parkings, ronds-points, enseignes publicitaires et points de restauration rapide, le chapelet de grandes et moyennes surfaces le long des principaux axes routiers fait désormais partie du paysage national. L’inauguration du MacDo, fin août 2020, fut sans doute le principal événement de la fin du premier confinement dans la sous-préfecture de l’Indre. Le patron de l’établissement soulignait dans la presse locale la création de trente-cinq emplois et vantait son approvisionnement en matières premières (viande, pommes de terre, etc.) issues « à 75 % de filières agricoles françaises ». Comme pour tout fast-food, le souci de fluidifier les commandes et le paiement passe désormais par des bornes interactives. Il est aussi possible d’emporter son menu sans avoir à sortir de sa voiture. Le principe du drive, généralisé pendant le confinement à toutes sortes de livraisons, avait commencé à gagner la grande distribution pour toucher des clients qui ne veulent plus faire la queue devant les caisses enregistreuses.

C’est le livreur !

L’étape ultime de cette chasse aux temps morts pour le consommateur réside dans la possibilité, désormais banale, de commander en ligne pour être livré à domicile. La numérisation des transactions cultive un sentiment d’ubiquité et d’immédiateté. Le client ne se déplace plus. Il ne voit pas non plus la somme d’efforts logistiques déployée en amont, depuis la production dans des ateliers ou des champs parfois à l’autre bout du monde jusqu’au « dernier kilomètre », comme on dit dans le secteur. Le coursier qui vient vous livrer une pizza à scooter ou le livreur d’UPS qui a remplacé le facteur pour déposer à toute heure de la journée un colis commandé à « H24 » sont les derniers maillons d’une chaîne logistique désormais assistée par des algorithmes. Dans les grandes villes, des bataillons de livreurs à vélo ont remplacé les anciennes camionnettes des commerçants ambulants qui ont disparu des campagnes. Les nouveaux champions de l’économie numérique, comme Uber Eats, Amazon ou Netflix pour les films, ont été les véritables gagnants du confinement à l’échelle planétaire. C’est le triomphe de l’e-commerce.

Haro sur les entrepôts

Même si l’emprise de ces géants internationaux ignorant les frontières est plus sensible dans les métropoles que dans les zones rurales, la question se pose aussi dans les campagnes : quel impact concret pour les territoires qui s’efforcent de jouer le local avant le global ? Changeons de région, direction le Tarn. « Je dois bien admettre qu’il est plus facile de commander de l’électroménager sur Internet, surtout depuis que le dernier magasin spécialisé a fermé à Saint-Sulpice », reconnaît Julien Lassalle, conseiller municipal d’opposition (LFI) de cette commune en pleine expansion, de près de 10 000 habitants, entre Toulouse et Albi. L’élu s’est fortement investi contre la construction de la plateforme Terra 2, un entrepôt XXL de 70 000 m2 dédié à la logistique qui devait s’implanter dans une nouvelle zone d’activités de 200 hectares, « Les Portes du Tarn », aménagée le long de l’autoroute A68 par les élus du département. Le chantier a été entravé par de multiples manifestations, pétitions et recours juridiques. Une lutte collective qui semble avoir payé : le président (PS) du département et le promoteur ont récemment annoncé dans la presse locale l’abandon du projet Terra 2. J. Lassalle se garde toutefois de crier victoire. Prudent, le collectif Stop Terra 2 refuse de retirer ses recours devant le tribunal administratif de Toulouse, après avoir gagné une première bataille en obtenant l’arrêt du chantier en référé.
Face aux élus qui promettaient la création de plusieurs milliers d’emplois sur la zone, les militants ont commencé à marquer des points dès lors qu’ils ont brandi le spectre de l’implantation d’un géant de type Amazon. L’argument de l’e-commerce, utilisé pour commercialiser la zone des Portes du Tarn, s’est retourné comme un boomerang contre le promoteur. À Saint-Sulpice comme dans la périphérie de Nantes, Rouen ou Belfort, les entrepôts de Jeff Bezos n’ont plus la cote. Ainsi, Les Amis de la Terre se félicitent d’avoir bloqué cinq projets logistiques d’Amazon ces deux dernières années en France. Le géant américain de l’e-commerce est en passe de remplacer McDonald’s dans le rôle du « Grand Satan » d’un mouvement altermondialiste que l’on aurait pu croire moribond avant le Covid 19. En guise de soutien moral à l’association qui s’oppose à la construction d’un autre entrepôt, de 40.000 m2 cette fois, à quatre kilomètres du pont du Gard, la présidente (PS) de la région Occitanie a fait savoir qu’elle n’avait pas le pouvoir de s’y opposer, mais « n’approuvait pas le modèle économique » d’Amazon. Les communicants de Carole Delga ont même lancé avec malice une plateforme baptisée « Dans ma zone », détournant le logo du groupe pour faire la promotion des produits régionaux en ligne lors du premier confinement.

Laisse béton

Face à une telle levée de boucliers, les élus locaux du Tarn, eux, viennent d’annoncer « une nouvelle orientation » pour la parcelle initialement destinée à Terra 2. Désormais, la zone d’activité est présentée comme exemplaire, conciliant économie et écologie au nom d’une nouvelle « économie circulaire ». Sauf qu’elle peine à se remplir, malgré l’échangeur de l’autoroute A68 spécialement construit pour attirer des entreprises et des emplois.
Comme J. Lassalle, Françoise Ména, ancienne adjointe (EELV) de Saint-Sulpice, ne se laisse toutefois pas impressionner par les haies plantées par le département entre les parcelles encore vides et les promesses de « compensation écologique ». Du greenwashing aux yeux des opposants de Terra 2. L’un et l’autre se souviennent d’un autre projet de zone logistique qui avait défrayé la chronique locale, il y a quelques années, dans un ancien domaine arboricole de Gaillac, à quelques kilomètres de là, avant d’être lui aussi abandonné. « Les professionnels du secteur cherchent à remplacer des entrepôts obsolètes par des bâtiments plus modernes, mieux placés et robotisés », analyse J. Lassalle. De son côté, France Logistique semble avoir pris la mesure du vent de fronde qui souffle sur de nombreux projets d’implantation. Installation prioritaire sur les friches existantes, panneaux photovoltaïques sur les toitures, recueil des eaux de pluie ou recours à la « cyclologistique » dans les centres urbains : le secteur dit vouloir s’engager à son tour dans la transition écologique. En attendant la décarbonation de la flotte de poids lourds, lesquels règnent sur 90 % du transport des produits alimentaires, selon la Fédération nationale des transports routiers (442.000 camions immatriculés en France), et sont le moteur principal des opposants, bien avant la consommation d’espaces agricoles ou énergétiques. « La population a commencé à réagir quand les gens venus s’installer aux alentours de Saint-Sulpice pour le cadre de vie ont compris qu’ils auraient des centaines de camions sous leurs fenêtres », reconnaît J. Lassalle.
F. Ména, qui avait démissionné du conseil municipal de Saint-Sulpice avant même l’apparition du projet d’entrepôt logistique pour marquer son opposition à l’accaparement de terres agricoles par la future zone industrielle, déplore l’absence de réaction de la chambre d’agriculture et des syndicats majoritaires de la profession. Elle s’interroge aujourd’hui sur une possible reconversion économique des Portes du Tarn. « Mieux vaut encore une agriculture intensive plutôt que le béton », dit l’ancienne élue écolo. Elle aimerait voir des maraîchers s’installer aux cotés de la coopérative viticole Vinovalie, seule entreprise à s’être implantée sur les Portes du Tarn à ce jour. « Le problème, c’est qu’il faut reconstruire des circuits courts qui n’existent plus », ajoute J. Lassalle qui plaide inlassablement pour approvisionner les cantines scolaires de la communauté de communes en produits locaux.

Alibaba et les quarante producteurs

Dans l’Indre, c’est une entreprise d’insertion, lancée en 2017 sous forme associative par des agriculteurs fermiers des environs de Châteauroux pour décrocher les marchés de fournitures de restauration collective, qui s’apprête à étendre son rayon d’action, en desservant le pays de La Châtre. Installée dans une petite localité du parc naturel régional voisin de la Brenne, « Cagette et Fourchette » a commencé par assurer les livraisons d’une quarantaine de points de restauration avec des produits en provenance de plusieurs dizaines de producteurs. « Un seul producteur de fromages ne peut pas répondre à la demande de l’hôpital de Châteauroux qui en commande 400 par jour», explique la directrice du collectif, Elise Brahy. Pendant le confinement, la structure a développé un service de livraison aux particuliers sous la forme d’un « drive » itinérant. Une fois par mois, la camionnette frigorifique de Cagette et Fourchette livre sur la place de neuf villages des paniers commandés en ligne sur son site Internet. Le système a été pérennisé à la sortie du confinement par des tournées, en prenant soin de ne pas concurrencer les marchés hebdomadaires qui ont repris du service. « Nous disposons d’une chambre froide pour ne pas avoir à multiplier les collectes quotidiennes dans chaque ferme », précise E. Brahy, qui fait office de logisticienne. Pour éviter d’exploser les kilomètres au compteur de l’unique véhicule de la structure, il faut disposer de ce type de « points de massification ». Cagette et Fourchette, qui salarie deux chauffeurs, va se doter d’une deuxième camionnette de livraison frigorifique pour développer son activité sur le territoire du futur parc naturel régional qui se dessine dans le sud du Berry. En revanche, plus personne n’évoque l’arrivée du géant chinois Alibaba, attendu comme le Messie avant les élections municipales pour s’implanter à l’aéroport de Châteauroux. Le projet d’un entrepôt logistique géant de 120 000 m2, annoncé sur la zone de 120 hectares aménagée aux abords de l’ancienne base aérienne militaire de l’OTAN dans le cadre d’un « hub sino-européen », est resté dans les cartons. L’aéroport a paradoxalement connu un regain d’activité pendant le confinement en se transformant… en parking pour les avions cloués au sol.

C’est quoi ce trafic ?

Mathieu Quet, directeur de recherche de l’Institut de Recherche pour le Développement (CEPED-IRD), élabore une critique de la « pensée logistique » dans un petit ouvrage percutant 4 . Le sociologue a répondu à nos questions depuis l’ancien comptoir colonial de Pondichéry, où il était de passage. Ce chercheur un peu migrateur se base sur un précédent séjour dans la Corne de l’Afrique et son enquête sur « les Impostures pharmaceutiques » pour proposer une réflexion stimulante concernant la « scientifisation » d’un secteur stratégique visant à « fluidifier » les échanges… en dépit de quelques grains de sable.


L’origine de la logistique se trouve dans les armées, rappelez-vous dans votre livre. S’est-elle « civilisée » depuis ?

Il faut éviter tout malentendu : la logistique ne doit pas être conçue uniquement à l’aune de cette origine militaire. En revanche il est notable qu’elle a bénéficié d’importants crédits de recherche durant la Seconde Guerre mondiale. Des mathématiciens dans les universités américaines ont consacré du temps à transposer leurs concepts pour les rendre opérationnels, des entreprises comme la Rand Corporation ont continué à développer différents domaines d’application durant la guerre froide. La proposition fondamentale qui en a résulté était de tout considérer comme un système qui gère des flux à optimiser. La méthodologie de base, c’est la feuille de calcul Excel. Cette rationalisation peut ensuite s’appliquer à une école, un hôpital, etc.

Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser à la logistique ?

Je me suis penché sur le sujet en alternant les séjours entre l’Inde et le Kenya. Mes recherches portaient alors sur les médicaments frauduleux dénoncés par l’industrie pharmaceutique. Quand j’ai commencé à me poser des questions sur les conditions matérielles de circulation de ces médicaments (leur transport logistique), mes interlocuteurs académiques n’en voyaient pas l’intérêt. Le transport, les questions concrètes d’acheminement des produits jusqu’aux malades, c’est un sujet qui attirait peu l’attention. C’est lié à un certain manque d’intérêt pour les problèmes « bassement techniques » en sciences sociales – on ne s’intéressait guère à la portée des sciences et des techniques sur la société en France avant les travaux de penseurs comme Bruno Latour. Pour mieux comprendre les enjeux de cette construction logistique, je me suis un peu penché sur l’évolution des techniques de transport des marchandises, du vrac au sac puis à la palette jusqu’au conteneur qui représente un élément important de la standardisation des échanges. L’autre évolution capitale, plus récente, c’est l’intégration des data. Grâce aux code-barres ou aux puces RFID, on peut théoriquement suivre chaque produit à la trace. On ne gère plus seulement des flux mais aussi des données, quasiment en temps réel.

Au risque d’être paralysé par un virus informatique, comme la cyberattaque que vous relatez du géant danois du transport maritime Maersk… ou d’un coronavirus. Finalement, cette pandémie mondiale a-t-elle démontré la fragilité ou la résilience des chaînes logistiques ?

Je n’aime pas trop le terme de « résilience » qui semblerait vouloir dire qu’on ne s’en est pas trop mal tiré. En France, l’épisode de la pénurie de masques a bien montré les failles du système, le désengagement de l’État, la disparition de fabricants locaux et la dépendance aux importations de Chine et d’Asie. On en paie encore le prix dans l’industrie automobile qui souffre de la pénurie de semiconducteurs ou même pour assembler des vélos. En Inde, la deuxième vague épidémique a été dramatique par manque d’oxygène, en dépit des « trains express » affrétés dans l’urgence par le gouvernement. Et je ne vous parle pas des pays d’Afrique, où on attend toujours les vaccins… Ceux qui ont tiré leur épingle du jeu ce sont les nouveaux acteurs de l’économie numérique, Amazon et Cie.

Est-ce à dire que l’e-commerce serait en passe de détrôner les géants de la grande distribution, les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) s’assurant auprès des consommateurs une position encore plus dominante au XXIe siècle que Walmart, Carrefour ou Lidl ?

Amazon a clairement révolutionné le modèle de la vente à distance en misant sur la robotisation de ses entrepôts et l’accélération des livraisons. Ce que vend Jeff Bezos, c’est d’abord de la traçabilité. La marchandisation du monde repose en amont sur une massification dans des « hubs » tenus par quelques opérateurs privés qui se concentrent dans des ports de plus en plus gros, et en aval par une sous-traitance qui délègue le dernier kilomètre à des livreurs précarisés par des entreprises comme Deliveroo ou Uber Eats, où règne une violence sociale assez bien documentée par d’autres sociologues.

Vous faites l’éloge dans votre ouvrage des boutres en bois qui naviguent en mer Rouge et traversent l’océan Indien à la voile. Cette « altermobilité » que vous appelez de vos vœux n’est-elle pas l’expression d’une nostalgie des pirates et des contrebandiers face aux porte-conteneurs géants et aux supertankers ?

J’ai le sentiment que deux mondes parallèles coexistent. On peut considérer que la circulation des boutres, saisonnière, pèse peu face aux porte-conteneurs. Mais je trouve intéressant qu’ils existent encore et conservent leur utilité, comme les semences paysannes pour prendre un autre exemple. La question de la contrebande renvoie à celle du contrôle étatique des échanges. Commercialiser certaines semences non homologuées est considéré comme hors-la-loi. Le système capitaliste se nourrit d’un brouillard entretenu entre ce qui serait légal ou pas. L’industrie pharmaceutique fait la guerre aux « faux médicaments », qui ont toujours existé, mais que penser alors de la crise des opiacés en Amérique ? Où est la frontière entre drogue et médicament ? Sans vouloir établir de jugements moraux entre « les bons » et les « méchants », il y a une logistique à l’œuvre derrière tous les trafics.

  1. Lire le dossier « Déconfiner les énergies », Sesame n° 8 (https://revue-sesame-inrae.fr/territoires-en-transition-deconfiner-les-energies/).
  2. En 1992, une thésarde allemande a calculé la somme des déplacements intégrés en amont et en aval de l’achat d’un pot de yaourt aux fraises, fabriqué par une coopérative de Stuttgart : le lait, les fraises (polonaises), le sucre, le verre, le carton d’emballage et même le papier de l’étiquette et la colle. Total : 9.115 km. Un cas d’école qui a contribué à populariser la notion « d’empreinte carbone ».
  3. 520 éléphants du Malawi ont été déplacés d’une réserve surpeuplée à une autre, distante de 320 km. Une opération titanesque…
  4. Flux, Comment la pensée logistique gouverne le monde, Editions Zones, 176 pages 16€

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