Bruits de fond France ultra-marine

Published on 22 décembre 2021 |

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Afrique, quand s’éveillent les start-up

Par Sébastien Abis 1

Depuis le début du siècle, l’irruption massive des nouvelles technologies irrigue l’ensemble des secteurs d’activité. L’agriculture et l’alimentation n’ont pas échappé à ces innovations de rupture, pour la plupart développées par des start-up dont l’agilité et la créativité contribuent au changement de ce secteur stratégique en forte évolution. Cette tendance mondiale, dont l’intensité s’est renforcée en dépit de la crise liée à la pandémie de Covid-19, concerne aussi le continent africain, où toutes les révolutions agricoles et alimentaires semblent simultanément se combiner. 

Si, depuis toujours, l’agriculture et l’alimentation fournissent des informations précieuses sur l’état d’une société et de son économie, la révolution numérique a engendré ces dernières années une croissance exponentielle de données. Plus l’agriculture se digitalise, plus les consommateurs achètent via des outils numériques et plus la masse d’informations enfle. C’est ainsi que toute la chaîne agroalimentaire devient pourvoyeuse de données stratégiques : dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es ; dis-moi comment tu produis, je te dirai quel agriculteur tu es…

Des géants et des jeunes pousses 

Nombreux sont les pays qui, devant produire plus mais mieux, misent sur de jeunes pousses proposant des solutions numériques ou technologiques à même de créer de nouvelles valeurs ajoutées. En agriculture, ces start-up sont regroupées sous le nom d’AgTech et, dans l’alimentaire, sous celui de FoodTech. Grosses consommatrices de liquidités, ces jeunes entreprises nécessitent d’importantes levées de fonds reposant sur la promesse d’innovations à venir… à long terme. L’agriculture, secteur d’avenir, ne déroge pas à la règle. Tel est le raisonnement qui motive en partie la stratégie des géants du numérique états-uniens ou chinois (Gafam, Bhatx 2), qui financent nombre de ces start-up. Mieux, ces dernières sont également de plus en plus soutenues par de grands fonds (d’investissement, de gestion d’actifs ou souverains) résolus, eux aussi, à occuper une place croissante dans l’agriculture et l’alimentation de demain. Voyez plutôt.

Selon la plateforme AgFunder, le montant annuel des levées de fonds dans l’AgTech et la FoodTech a été multiplié par dix entre 2012 et 2020, passant de 2,9 à 30,1 milliards de dollars (MUSD), avec une hausse significative à partir de 2018. Alors que, début 2010, c’est l’innovation en agriculture qui se taille la part du lion de ces financements, à partir de 2015, c’est la FoodTech qui prend le dessus, révélant l’intérêt accru des investisseurs pour l’alimentation (nouveaux produits pour de futurs marchés, optimisation des chaînes de distribution, de commerce et de restauration).

Entre 2020 et 2050, la population africaine doublera pour atteindre près de 2,5 milliards d’habitants, dans un contexte de fortes contraintes naturelles, climatiques, logistiques et géopolitiques. Face au défi colossal pour nourrir ces populations, trois révolutions agricoles sont à l’œuvre : productive, écologique et technologique. Ces évolutions restent toutefois très contrastées selon les pays. 

L’émergence de start-up africaines se précise, mais de manière très disparate. Toutefois, en raison du poids socioéconomique du secteur agricole (65 % de la population active africaine et 20 % du PIB du continent), nombre d’initiatives voient le jour pour favoriser l’innovation. Ainsi, certains États comme le Maroc, l’Afrique du Sud, l’Éthiopie, le Kenya et le Nigéria s’affichent comme des acteurs affirmés de l’AgTech africaine. Soulignons aussi le rôle des femmes dans ce mouvement, porté par des agricultrices entrepreneuses qui œuvrent pour l’innovation socio-organisationnelle et lancent des start-up ad hoc. 

Des solutions en germe

1,4 milliard de dollars. C’est le montant, tous secteurs confondus, des levées de fonds de start-up africaines en 2020. Derrière la FinTech (finance), l’AgTech constitue le segment le plus important dans ce paysage de l’innovation, avec 180 millions de dollars (seulement 0,6 % du total mondial). Le continent africain s’est distingué par son dynamisme à l’amorçage, phase où les montants sont les plus bas. Deux levées de fonds ont dépassé les cinquante millions de dollars en 2020, dont l’une pour l’AgTech : la start-up Gro Intelligence au Kenya, qui propose des solutions d’intelligence artificielle destinées à réduire les risques liés à la récolte pour les producteurs. Si le Nigéria demeure le pays où les levées de fonds furent les plus abondantes (300 millions), l’Égypte connaît la plus forte croissance depuis 2018. Notons aussi que quatre pays – Nigéria, Égypte, Kenya et Afrique du Sud – concentrent à eux seuls 80 % des levées et qu’il s’agit de pays anglophones. Cela n’est pas sans lien avec les investisseurs qui misent dans le monde sur l’innovation et le numérique. 

Les start-up spécialisées dans l’Agtech restent cependant peu nombreuses, une centaine, principalement basées à l’est du continent. Mais, depuis quelques années, toujours plus d’initiatives émergent dans quatre secteurs clés : 1) la finance et l’assurance, dont Seekewa, plateforme collaborative de financement en Côte d’Ivoire ; M-Pesa, microfinancement et transfert d’argent par mobile au Kenya ; Acre Africa, intermédiaire en assurance récolte et troupeau, présent dans quinze pays. 2) La gestion des ressources (eau, fertilité des sols…), avec SunCulture et ses kits d’irrigation solaires ou Sokopepe pour la gestion des exploitations. 3) Les savoirs et la production, avec Go, au Rwanda, pour améliorer la productivité ; Sowit, au Maroc, pour l’utilisation de l’intelligence artificielle ; 3Dimo, en Afrique du Sud, pour la détection des problèmes sanitaires des troupeaux ; Hello Tractor, pour le développement de la mécanisation au Nigéria et au Kenya. 4) La gestion des marchés avec, par exemple au Sénégal, Aywajieune qui établit un lien direct entre exploitants et consommateurs pour un commerce plus équitable ; M-Farm, au Kenya, connectant producteurs et consommateurs, ou FreshBox et ses offres de réfrigération pour éviter le gaspillage. 

Le secteur de la FoodTech, quant à lui, se heurte à différents types de freins (accès au crédit, protection des investisseurs minoritaires, paiement simplifié des impôts) qui limitent son développement. Autant d’obstacles à lever afin de rassurer les investisseurs privés. Le Kenya a ainsi engagé des réformes pour améliorer son environnement d’affaires.

Trop peu de jeunes pousses

La moitié des pays africains sont aujourd’hui dépourvus ou faiblement dotés de jeunes pousses. L’investissement économique, encore trop faible, y progresse malgré tout et la dynamique à l’œuvre est prometteuse pour les années à venir, en particulier dans le domaine agricole et celui de l’optimisation des systèmes alimentaires. 60 % des start-up AgTech africaines sont nées ces trois dernières années. Beaucoup de hubs d’influence de la Tech ont émergé en peu de temps (par exemple AfricArena, basé en Afrique du Sud). 

L’une des solutions pour connecter investisseurs et start-up reste la co-innovation avec les entreprises locales, pour laquelle les gouvernements africains ont un rôle important à jouer. Avec la crise du Covid, nombre d’administrations ont constaté que l’innovation et les start-up peuvent présenter des solutions, certes encore inaccessibles, mais qui pourraient représenter d’importants leviers économiques. Elles sont aussi un formidable moyen de communication pour séduire une jeunesse africaine et l’orienter vers la grande diversité de métiers qui, de la parcelle à la consommation, font de l’agriculture et de l’alimentation des moteurs essentiels du développement.

Le Covid ne connaît pas la crise…

La crise du Covid a boosté les levées de fonds dans l’AgTech et la FoodTech. Avec un montant record de plus de 30 MUSD – dont deux tiers réalisés au second semestre 2020 –, plus de 3 000 opérations financières ont été réalisées (dont deux tiers pour les AgTech, qui mobilisent 15,8 MUSD). Outre les biotechnologies et la génétique, ce sont les sociétés proposant des solutions d’optimisation logistique et de traçabilité qui dominent. Avec environ 1 000 opérations de levées de fonds pour 14,3 MUSD, un nouveau record, la FoodTech fait la preuve de sa vivacité. Étant donné l’importance de l’agriculture et de l’alimentation, renforcée par la crise actuelle, il est raisonnable de penser que ces start-up resteront plébiscitées et soutenues au cours de la décennie 2020-2030.

Autres repères. En 2020, près de 50 % des collectes de fonds, tous secteurs confondus, ont été réalisées aux États-Unis (13,2 MUSD, plus de 800 opérations). La Chine se place en deuxième position avec 4,8 MUSD, suivie par l’Inde (1,8) et le Royaume-Uni (1,1). De son côté, l’Europe se révèle ambitieuse, avec 3,7 MUSD engrangés (12 % des levées mondiales, loin quand même des 60 % réalisés par le duopole sino-américain). Leader au sein de l’UE, la France se hisse à la cinquième position mondiale, devant Israël et le Canada, avec 660 millions de dollars (à peine 2 % des levées mondiales). En septembre 2021, le gouvernement français communiquait sur l’importance de ces dynamiques pour la modernisation et les transitions à venir, rappelant que le pays peut déjà compter sur plus de 200 start-up spécialisées en agriculture et en alimentation. Un investissement public de 200 millions d’euros a été annoncé. 

  1. directeur du club Demeter, chercheur associé à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS)
  2. Baidu, Huawei, Alibaba Group, Tencent et Xiaomi

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