De l'eau au moulin

Published on 21 septembre 2020 |

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L’accès des paysans aux terres nourricières : trois pays, des questions communes

En 2019, le forum « Manger local, agir global » de Ouagadougou rassemblait citoyens, associations, représentants de collectivités et chercheurs du Brésil, du Burkina Faso et de France. Très rapidement un échange sur le foncier s’est révélé indispensable. Nous en donnons ici la substance.

Par Gilles Maréchal, Terralim ; Paula da Silva França, Mouvement des travailleurs ruraux Sans Terre (MST) du Brésil ; Vincent Jannot, Terre de Liens ; Eveline M. F. W. Compaoré Sawadogo, Institut de l’Environnement et des Recherches Agricoles (INERA) du Burkina Faso et Melina Revuelta, interprète de conférence.

Le foncier émerge en effet comme un facteur déterminant pour la construction de systèmes alimentaires territorialisés. Au Brésil, au Burkina Faso et en France, la répartition de la terre à la fois juste et efficace représente un des principaux goulots d’étranglement.

Au Brésil

Le Brésil subit le lourd héritage des inégalités foncières héritées de l’époque coloniale et esclavagiste, marquée depuis le début par des luttes pour l’accès à la terre. Dans l’histoire récente, la réaction aux revendications pour l’accès à la terre a été centrale dans l’instauration d’une dictature en 1964. Le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST) défend depuis près de 40 ans une réforme agraire populaire, devenue un symbole de résistance et de lutte contre toutes les inégalités sociales. Aujourd’hui, 1 % des fermes disposent de 47 % de la superficie agricole, avec des productions orientées vers les marchés internationaux plus que vers la satisfaction des besoins alimentaires des Brésiliens. Le processus d’expulsion des paysans de leurs terres, qui aggrave les conflits dans les campagnes, s’est intensifié au cours de la période de crise économique, politique et sociale que vit actuellement le pays. En 2019, 1 833 conflits pour la terre ont été enregistrés, et c’est le chiffre le plus élevé des dix dernières années. La première année du gouvernement Bolsonaro (2019) a compté 33 assassinats liés aux conflits fonciers, dont ceux de neuf indigènes1, marquant une augmentation de 14 % par rapport à 2018. L’influence croissante de l’agrobusiness, soutenu par le gouvernement, provoque la déforestation en Amazonie et l’accaparement de terres indigènes.

Le MST mobilise un million et demi de personnes dans 8 600 zones de réforme agraire (assentamentos), tandis que 130 000 familles réclament l’accès à la terre en occupant plus de 8 000 campements. Il défend un projet social basé sur la souveraineté alimentaire, et promeut également l’agroécologie pour nourrir dignement le peuple brésilien. Les assentamentos sont le plus grand producteur de riz biologique d’Amérique latine, avec une production de 18 000 tonnes cultivées par les familles appartenant aux coopératives du mouvement. La récente crise sanitaire de Covid19 a démontré sa capacité à créer des réseaux locaux d’approvisionnement alimentaire pour fournir les bidonvilles et les quartiers pauvres, en donnant plus de 3 000 tonnes de nourriture dans le cadre de sa campagne de solidarité entre le début de la pandémie et le mois de juin 2020.

En France

Grâce à une régulation publique instituée dans l’après-guerre, la France s’est longtemps crue à l’abri d’une conflictualité à la brésilienne pour la répartition des terres. Les SAFER, à partir de 1960, avaient à l’origine pour objectif de garantir l’équilibre entre intérêts privés divergents, et cela dans l’intérêt collectif. Aujourd’hui, alors que près d’un postulant à l’installation sur deux n’a pas d’origine agricole proche, les outils de régulation existants révèlent leurs limites. Ils peuvent être contournés légalement par des structures sociétaires, et sont soumis par défaut à des règles qui privilégient les grandes exploitations en place plutôt que des nouvelles fermes tournées vers les besoins locaux. Le rythme d’artificialisation en France atteint quotidiennement plus de 100 hectares qui disparaissent sous le béton ou le bitume, avec des conséquences directes sur la biodiversité et le climat. Chaque mois, 500 agriculteurs arrêtent leur métier sans être remplacés, concentrant les terres dans quelques fermes industrielles, dévitalisant les campagnes et mettant à mal la possibilité de réaliser la souveraineté et la relocalisation alimentaires. Cette orientation a été soulignée après la crise du coronavirus. La France est aussi considérée comme le neuvième pays (par ordre d’importance) responsable d’accaparement foncier au niveau mondial2.

Depuis 2003, Terre de Liens lutte pour préserver et partager les terres agricoles, et met à disposition des exploitations pour des projets territorialisés sous bail environnemental. Ils sont aujourd’hui plus de 250, sur plus de 6000 hectares, grâce au soutien de 35 000 membres et 100 millions d’euro de capital. A l’échelon national, ce mouvement porte un projet de loi foncière en faveur d’une  transition agroécologique et paysanne, dont les piliers sont : 1) la préservation des terres agricoles, 2) la répartition équitable du foncier, 3) la production d’une alimentation de qualité pour tous et toutes, 4) la relocalisation des systèmes alimentaires, 5) un appui à des modes de production plus durables, plus écologiques, 6) une revitalisation des territoires ruraux, et donc 7) l’installation de nombreux paysans et paysannes.

A l’échelle locale, des groupes citoyens comme les AMAP s’engagent aussi pour soutenir des installations par des groupements fonciers. Des collectivités ont pris le relais, souvent en lien avec une stratégie alimentaire locale, par des conventions de portage du foncier, voire l’intervention directe. Face aux failles de l’encadrement par les organisations agricoles, ce sont les collectivités et la société civile qui imaginent de nouvelles solutions multi-acteurs, de concert avec les démarches participatives des projets alimentaires.

Au Burkina Faso

Au Burkina Faso, l’affectation des terres est particulièrement sensible puisque l’agriculture représente environ 40 % de la richesse nationale produite. Elle est régie en général par le droit coutumier qui cherche à résoudre les conflits fonciers et à atténuer les risques de les voir apparaître. Une loi foncière rurale de 2009, révisée en 2012, visait elle aussi à diminuer ce risque.

Avec l’augmentation de la population, ces conflits se multiplient, notamment pendant la période hivernale, critique pour la mise en culture. La ligne de partage entre les voies administrative, judiciaire et coutumière, est floue, et les autorités locales évitent souvent d’affronter les représentants du droit coutumier3. L’évolution des régimes fonciers traditionnels vers un accès plus équitable à la terre nécessite des processus locaux et culturels, qui réclament du temps, en particulier pour l’accès des femmes et des jeunes.

Lors du forum, les organisations paysannes ont dénoncé la compétition croissante entre ceux qui doivent exploiter la terre pour leur propre survie et des agences dotées de forts moyens financiers, juridiques et administratifs. La mise en œuvre de certains aspects de la nouvelle législation foncière, dans laquelle ces organisations souhaiteraient voir inclure la protection des terres cultivables, se confronte à des instabilités politiques et sociales et à la puissance du droit coutumier.

Au-delà des différences, ces trois cas illustrent quelles difficultés rencontrent les systèmes alimentaires territorialisés pour trouver l’espace nécessaire à leur expression. Partout, trois freins sont à lever, selon l’analyse proposée par Marc Dufumier. Ce sont d’abord l’absence d’équité dans la répartition du foncier agricole en termes de quantité et de qualité ; ensuite l’absence de sécurisation foncière pour les populations rurales ou les postulants ; enfin le coût croissant de l’accès au foncier.

Dans le même temps, les stratégies locales permettent de mobiliser les capacités d’action et la créativité d’acteurs préoccupés par l’alimentation. Partout, la cohérence entre l’affectation des terres et les pratiques qui y sont développées apparaît comme un moteur pour la transition agricole et alimentaire, portée par de nouveaux entrants. Que ce soit par les luttes paysannes, par la mobilisation citoyenne ou par les régulations issues du droit coutumier, les acteurs sociaux des trois pays défendent une reconnaissance de la terre comme commun, pour satisfaire les besoins alimentaires autant que possible sur une base locale.


  1. Voir https://apublica.org/2020/04/sob-governo-bolsonaro-conflitos-no-campo-aumentam-e-assassinatos-de-indigenas-batem-recorde/
  2. Voir K. Nolte, W. Chamberlain, M. Giger, 2018. Transactions foncières internationales dans le domaine de l’agriculture, ici
  3. Voir https://lefaso.net/spip.php?article98549

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