À mots découverts

Published on 12 juin 2017 |

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[Chiffres] Un mot d’ordre très réducteur [4/9]

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Par Valérie Péan.

Dans ce cadre, corréler un chiffre global – 9,7 milliards – et un niveau de production agricole mondiale nécessaire semble fortement sujet à caution. « Il a été question d’abord de doubler la production, puis on est passé à 70% d’augmentation et, actuellement, la FAO parle de 60%. Cela donne une idée du caractère approximatif, « pifométrique », de ce genre de calcul», pointait la politiste Eve Fouilleux (Cirad) lors des dernières Controverses européennes de Marciac 1. « 40% de variation, ce n’est pas rien ! Cela représente presque le double de la production de l’ensemble du continent américain ».

Or de nombreux acteurs publics et privés s’appuient sur ce type de calcul pour diffuser des appels à produire plus pour nourrir le Monde de demain. Pourtant, E. Fouilleux l’assure, « on produit déjà beaucoup trop. Depuis une soixantaine d’années, l’indice de la production globale mondiale agricole ne cesse de croître. Depuis 1981, le seuil de 2 500 kcal par jour et par personne, qui est la norme OMS en vigueur,  a été dépassé et la disponibilité alimentaire avoisine aujourd’hui plutôt les 3000 kcal/j/personne. Et cela sans compter les quantités faramineuses de produits agricoles, non inclues dans ces disponibilités alimentaires, qui vont  à l’alimentation animale, aux agrocarburants ou qui sont gaspillées. » De ce point de vue, augmenter la production agricole ne garantit donc en rien que ce surcroit aille à l’alimentation et encore moins à l’alimentation de ceux qui ont faim.

Olivier De Schutter, ancien rapporteur spécial des NU pour le droit à l’alimentation et interrogé par mail, va dans le même sens : « Les chiffres de la FAO ne tiennent pas compte du potentiel considérable que représente la lutte contre les pertes, gaspillages et inefficiences tout au long de la chaîne alimentaire. » Allant plus loin, il indique que « ces chiffres postulent constante l’évolution de la demande de produits agricoles, or sur plusieurs, cette demande peut  évoluer de manière à réduire la tension entre l’offre et la demande ». C’est le cas, notamment, pour la consommation de protéines animales qui peut évoluer à la baisse.

Pour la plupart des personnes que nous avons interrogées, si la sous-alimentation frappe près de 800 millions de personnes dans le monde (cf  l’article « La fabrique des chiffres : comment la FAO évalue-t-elle la faim dans le Monde ? »), la raison principale ne réside pas dans les insuffisances de la production agricole mais bien plutôt dans la pauvreté et les inégalités, les conflits civils et les guerres, les régimes dictatoriaux, la restriction des libertés économiques…
Surtout, « cette rhétorique hyper générale – produire plus pour nourrir le Monde – est très puissante », dénonce E. Fouilleux. « Elle a un effet politique indéniable, puisqu’elle est mobilisée par tout un tas d’acteurs. C’est un mot d’ordre très réducteur qui évite de poser les vraies questions. Ce n’est pas à cette échelle-là ni à ce niveau d’agrégation  que se posent ni se règlent concrètement les problèmes. » Même son de cloche chez O. De Schutter : « La focalisation sur les chiffres d’une production globale à atteindre est trompeuse, car elle nous détourne des questions vraiment décisives : où les efforts seront localisés ? Par quelles catégories de producteurs seront-ils consentis ? Avec quelles techniques agricoles ? ».

En clair, non seulement cet appel à produire plus risque d’être sans écho au plan de la lutte contre la faim, mais elle est totalement vaine si l’on considère la malnutrition, laquelle englobe les personnes obèses et en en surpoids. Or, « aujourd’hui, les pathologies liées à la suralimentation concernent plus de monde que la sous-alimentation », rappelle G.F. Dumont…

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  1. Lire, dans le cadre des 22èmes Controverses européennes de Marciac, la Dispute entre E .Fouilleux et J-C Debar : “L’agriculture française pour nourrir le Monde : rompre avec une fable ?




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