À mots découverts

Published on 12 juin 2017 |

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[Chiffres] Comment la FAO évalue-t-elle la faim dans le Monde ? [8/9]

Par Valérie Péan.

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Alors que le dernier rapport annuel des Nations-Unies «  L’État de l’insécurité alimentaire dans le monde 2015 » (SOFI) affiche une baisse du nombre de personnes victimes de la faim 1 dans le monde – 795 millions, soit 216 millions de moins qu’en 1990-92-, des voix discordantes se font entendre.  « Des chiffres à jeter à la poubelle », lance Thomas  Pogge, professeur de philosophie politique à l’Université de Yale, interviewé par le Point le 19 janvier dernier. Son propos : l’argument selon lequel la faim recule dans le Monde sert une propagande politique pour montrer que les Etats remplissent les Objectifs du Millénaire (OMD) 2 Selon lui, les mesures de la FAO ne sont pas fiables et il n’est pas le seul à le dire. Pour y voir plus clair,  nous avons interrogé Yves Martin-Prével, directeur de recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), au sein de l’unité Nutripass, qui concerne la nutrition et l’alimentation des populations au Sud. Docteur en médecine et en santé publique, cet épidémiologiste qui partage son temps entre la France et le continent africain est en effet engagé dans plusieurs programmes concernant le suivi et/ou la sécurité nutritionnels. Au jeu des questions directes, il répond avec franc-parler et clarté.

Une interview réalisée avant que l’ONU ne lance un cri d’alarme sur le retour de la famine qui toucherait actuellement 20 millions de personnes en Afrique de l’Est, en raison de la sécheresse et des conflits.

La faim a-t-elle réellement reculé dans le Monde depuis les années 1990, comme l’affirme la FAO ?

Yves Martin-Prével : C’est une question infernale car la faim se définit d’une façon et se mesure d’une autre façon ! Sa définition simple : la faim est la sensation que l’on éprouve quand on ne mange pas suffisamment ni régulièrement. En ce sens, on peut dire que la faim recule probablement, même s’il y a toujours des crises alimentaires dans le Monde. En tout cas, depuis quarante ans, il n’y a pas eu de grandes famines comme on en a connu à la fin des années 1970 et au début des années 1980 [NDLR : la famine qui sévit actuellement en Afrique de l’Est n’était pas encore clairement identifiée au moment où Y. Martin-Prével tenait ces propos]. C’est une indication plutôt positive. Le nombre de calories produites et disponibles pour la consommation humaine ne fait qu’augmenter depuis quarante ans, de manière plus importante que l’accroissement de la population.

Mais pour mesurer réellement la faim et son évolution au fil du temps, nous ne disposons  pas d’instruments très clairs. Le seul indicateur qui a été suivi de manière très régulière depuis quarante ans repose sur le nombre de calories disponibles pour la population dans chaque pays, ce n’est pas incohérent si l’on considère que la faim est la sensation physique d’un manque énergétique.

Après, la FAO s’est dotée d’instruments de mesure plus qualitatifs, tel que le tout nouvel indicateur FIES, « Echelle de l’insécurité alimentaire basée sur les expériences », construit notamment à partir d’enquêtes auprès des ménages, ou encore des indicateurs de diversité alimentaire qui permettent de pointer les carences en micronutriments et les anémies, lesquelles affectent 2 milliards d’individus, et sur ce point, les choses ne s’améliorent pas vite. En revanche, la malnutrition chronique des enfants régresse nettement depuis 20 ans, de même que la sous-nutrition aigue des enfants depuis 2010, pas seulement grâce à un meilleur accès à l’alimentation, mais aussi à une meilleure hygiène, un meilleur accès aux soins etc.

Concrètement, comment les Nations-Unies calculent-elles ce nombre de calories disponibles par personne ?

Pour faire simple, l’agence fait une balance entre d’un côté ce qui est produit, stocké et importé, de l’autre ce qui est utilisé pour les fins non alimentaires, ce qui est exporté et une estimation des pertes tout au long de la filière. Voilà pour le nombre global de calories. Ensuite, on prend le nombre d’habitants et la répartition adultes/enfants, ce qui donne un nombre équivalent adultes à nourrir. Mais on ne se contente pas de diviser le nombre de calories par le nombre d’individus, car ce serait trop binaire. On sait très bien que la répartition des calories n’est pas égale et c’est là que cela devient compliqué. La FAO utilise un coefficient de répartition établi sur la base d’enquêtes. Cela se traduit par une courbe de la fonction de la répartition : à gauche, le pourcentage d’individus qui disposent de moins de 1900 calories, à droite, le pourcentage de ceux qui sont au-dessus de cette barre. Sur le principe, c’est pertinent. Reste que dans tout ce processus, il y a évidemment plein de raisons d’avoir des chiffres faux, en raison de la série d’approximations mais aussi parce que les pays peuvent transmettre des déclarations erronées quant à leur production, soit intentionnellement, soit parce qu’ils n’ont pas le moyens de la mesurer.

Certains reprochent à la FAO d’avoir changé, en 2012, les modes de calcul de ses instruments de mesure pour abaisser artificiellement le nombre de sous-alimentés et ainsi, mieux atteindre l’un des Objectifs du Millénaire (OMD) : diminuer de moitié, entre 1990 et 2015, la part des individus souffrant de la faim… Quel est votre avis sur ce point ?

Si la FAO n’avait rien modifié, on la critiquerait peut-être encore plus de n’avoir fait aucune révision en quarante ans alors que les connaissances et les outils se sont affinés ! Cela dit, changer soudainement ces règles à deux ou trois ans de l’expiration des OMD interroge. D’autant que recalculer les tendances passées avec ces nouveaux instruments équivaut en quelque sorte à changer de thermomètre. Mais ce sont là des batailles de chiffres qui, à mon sens, n’apportent grand-chose. Les données de la FAO sont critiquées depuis qu’elles existent. Pour ma part, il y a un élément qu’il convient de souligner, car peu de gens en ont conscience, et qui s’apparente, là, à une forme de supercherie : initialement, au Sommet mondial de l’alimentation de 1996, l’engagement international était de diviser par deux le nombre d’individus souffrant de la faim dans le monde d’ici 2015. Or, en l’an 2000, cet engagement a été modifié : il s’agit désormais de diviser par deux le pourcentage de la population souffrant de la faim. Une grosse ficelle, qu’explique néanmoins le contexte : comptabiliser le nombre d’individus pénalise les pays dont la poussée démographique est la plus forte car arithmétiquement, le nombre des sous-alimentés augmente, même si leur part relative diminue. Ce changement d’échelle au niveau de la taille de la population de référence explique peut-être en partie les dissensus sur le diagnostic en termes de prévalence de la faim.

Cela montre à quel point il faut être vigilant quand on donne des chiffres, qui plus est étiquetés « c’est l’Onu qui le dit, donc c’est forcément vrai ».

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  1. La FAO définit la faim comme synonyme de sous-alimentation chronique. La sous-alimentation est l’état, se prolongeant au moins un an, durant lequel une personne ne parvient pas à se procurer assez de nourriture pour satisfaire les besoins énergétiques alimentaires quotidiens.
  2. Les huit Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) forment un plan approuvé par tous les pays du monde et par toutes les grandes institutions mondiales de développement. Initiés en 2000, ils laissent place en 2016 au Programme de développement durable et à ses 17 objectifs à l’horizon 2030.




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