Par Valérie Péan.

( [Chiffres] Elevage : des performances mises à l’index… [9/9] - Revue SESAME


À mots découverts

Published on 12 juin 2017 |

0

[Chiffres] Elevage : des performances mises à l’index… [9/9]

Par Valérie Péan.

(Article précédent)

« Méthodes rigoureuses », « Systèmes d’information performants », « Résultats probants »… La sélection génétique a depuis longtemps mis en nombre les performances et les potentiels des animaux d’élevages. Une quantification à la fois minutieuse et à grande échelle portant sur une foule de caractères – depuis la morphologie jusqu’à la longévité, en passant par la conformation bouchère ou la teneur protéinique du lait.

Non seulement la génomique est une donnée de très forte puissance pour cadrer et accélérer les progrès en matière de sélection animale mais, via les fameux index génétiques, elle calibre également les marchés et gouverne les hommes. C’est ce que tend à montrer les travaux de recherches menés à l’Inra par le sociologue Antoine Doré,  avec Julie Labatut et Germain Tesnière (Umr AGIR, équipe Odycée) dans le cadre du métaprogramme « Sélection génomique » 1 : leur projet initié en 2016 ?« Comparing the organisation of animal sélection in the genomics area » – ou comment l’innovation génomique transforme l’organisation de la sélection animale.

Vous observez la manière dont on met en nombre les animaux à travers les index de sélection. En quoi et sur quoi cette vaste entreprise de quantification a-t-elle des conséquences ?

Antoine Doré : Je cherche à mesurer en quoi cela influe sur la gestion des populations animales mais aussi sur le cadrage des relations entre les humains et les animaux. En ce sens, je m’inscris dans le cadre des travaux sur l’histoire et la sociologie des statistiques, notamment ceux du sociologue Alain Desrosières, l’auteur d’un ouvrage fameux, « La politique des grands nombres » (1993) et de l’historien des sciences américain Ted Porter 2. Tous deux montrent que la mise en nombre participe de la construction d’une nouvelle forme d’objectivité et de conduite des gens. T. Porter explique ainsi que le développement de ce qu’il appelle l’objectivité mécanique s’appuie sur le fait qu’elle permet de s’émanciper des réseaux d’interconnaissances, en clair de l’expérience d’un individu et des ressources qu’il puise auprès de ses contacts.  Car un argument fondé sur un chiffre, auquel on accorde spontanément une plus grande confiance, circule plus vite et dans toutes les sphères qu’un argument fondé sur une expérience, lequel a besoin du réseau d’interconnaissances pour se déployer. Cette nouvelle forme d’objectivité permet ainsi de cadrer les conduites à distance car très vite, les médias, la communauté scientifique, le reprennent sans plus penser à s’interroger sur l’origine du chiffre : qui l’a produit, avec quelle légitimité, selon quelles méthodes ?

Venons-en à l’élevage. En quoi la quantification des ressources génétiques animales relève de ce type d’impensé ?

Je n’en suis qu’au début de mes travaux, je ne dispose donc pas encore de données empiriques suffisantes, mais je peux quand même évoquer les hypothèses de nos travaux.

Nous nous intéressons plus exactement à la manière dont la carrière de la vache laitière holstein, animal-machine par excellence, n’aurait pu être ce qu’elle est sans une mise en nombre. Souvenons-nous que cette « star » mondiale, qui domine toutes les autres races laitières, est restée longtemps confinée au bord de la mer du Nord, avant de traverser l’Atlantique et d’ « envahir » l’Europe. De fait, on a « construit » sa performance et ce, très concrètement, car elle produit effectivement plus de lait qu’une normande dans certaines conditions, y compris des conditions sociales. Du coup, il faut rendre compte de la performance de ces animaux par des données chiffrées. C’est-à-dire une batterie d’indicateurs, notamment génétiques, lesquels construisent à leur tour une certaine conception de la performance, qui évolue au gré des époques. Au début, elle s’appuyait sur la quantité de lait. Puis, on s’est intéressé à la quantité de protéines et, aujourd’hui, émerge une prise en compte de caractères liés à la santé et à la résistance des animaux face à certaines pathologies.

Ce sont ces différents indicateurs que j’essaie de tracer dans le temps et d’analyser, car ils dessinent le portrait-robot de la vache idéale à un instant T et décrivent en creux les attentes du marché.

Vous disiez que les chiffres pilotent à distance les conduites des agents. Peut-on dire alors que ces index jouent ce rôle auprès des éleveurs ?

En soi, le chiffre n’a aucun pouvoir tant qu’il n’est pas utilisé comme un repère, par exemple, un objectif à atteindre. Il y a ainsi des expériences en génétique animale où nos collègues chercheurs produisent plein de données sur les animaux qui n’ont pas forcément d’effets immédiats sur les populations animales et sur les pratiques d’éleveurs. Cela reste des chiffres utilisés entre eux dans le cadre de la production de connaissances.

En revanche, les index, qui quantifient le potentiel génétique des animaux, relèvent à mes yeux de « standards » qui favorisent l’insertion des animaux dans la machine de production à grande échelle. C’est la courroie de distribution qui permet de diriger les conduites des éleveurs de sorte qu’ils fassent les bons choix pour « faire » un animal qui correspond aux attentes du marché. Par exemple, qu’ils choisissent pour les accouplements la « bonne » génisse et le « bon taureau » à l’aide de deux ou trois chiffres, choisis en fonction en fonction de leurs objectifs. L’index est ainsi devenu un de leurs outils de navigation privilégiés. Du coup, ceux qui produisent les index orientent les choix des éleveurs. Cela devient un appui pour l’action.

Justement, qui produit ces index ?

En France, ils sont calculés par les chercheurs de l’Inra en lien avec les interprofessions. Ce sont par exemple des index de synthèse, qui regroupent une série de grands caractères tels que la quantité de lait, la teneur en matières grasses, le taux protéinique, les résistances aux mammites, chacun étant affecté d’un coefficient de pondération. Par exemple, 50% pour la quantité de lait, 25% pour le taux de matières grasses etc.

Historiquement, ces choix étaient opérés au sein des « parlements de la race », les UPRA, où l’interprofession définissait ses objectifs. C’est toujours le cas, mais on assiste à une libéralisation de la génétique animale via les Entreprises de Sélection (qui ont remplacé les UPRA). Certes, ce sont toujours des coopératives, mais certaines n’en ont gardé que le nom et le statut, pas vraiment le fonctionnement. Or elles prennent de plus en plus de poids dans le calcul des index.

C’est plus net encore aux Etats-Unis où les entreprises, conscientes du pouvoir que constituent ces index, délaissent ceux de l’USDA, l’équivalent outre-Atlantique de l’INRA, pour fabriquer leurs propres données, censées être plus adaptées aux besoins des éleveurs.

Et en France ?

Je peux au moins citer une entreprise de sélection  qui a développé son propre index, Gènes Diffusion, qui a voulu intégrer un nouveau caractère de santé. Quand l’index est sorti, il y a eu des controverses portant sur la validité de cet instrument, avec des critiques émanant d’une entreprise rivale, Evolution, mais aussi des acteurs de l’interprofession et de l’Inra. Aux yeux de certains, Gènes Diffusion n’avait pas les données suffisantes pour produire un index fiable pour ce type de caractère. Ce n’était donc qu’une  stratégie marketing.

Il faut comprendre qu’à l’origine, ces chiffres étaient produits par des scientifiques et avaient une forte coloration d’objectivité : ce qui faisait la valeur d’un index, c’était sa capacité à prédire le potentiel génétique des descendants d’un accouplement. Même si cela a toujours été aussi un instrument marketing, jamais ce dernier n’avait pris le pas comme c’est le cas aujourd’hui. Selon moi, cet outil numérique, tel qu’il est utilisé, ne fait pas qu’accompagner le mouvement de libéralisation du marché des ressources génétiques animales. Il en est aussi un facteur.

D’ailleurs, comme par hasard, la transparence de ces indicateurs disparaît…

Oui, quand la régulation étatique était encore forte, le mode de calcul de ces index était très transparent. Théoriquement, dès lors qu’on avait quelque compétence, on pouvait quasiment les calculer soi-même. Ce n’est plus le cas avec les index génétiques privés.

Les chercheurs Inra qui travaillent à ces index s’interrogent-ils sur les effets de leurs pratiques ?

Un peu. J’aurais tendance à dire qu’en général, ils ont conscience que ce système d’évaluation génétique est en partie le fruit de la Loi sur l’élevage de 1966, de sa philosophie inspirée par Jacques Poly qui a fondé le département de génétique animale de l’Inra, mais aussi de la démarche d’un grand agronome bâtisseur, Bertrand Vissac. A l’époque, il ne s’agit pas moins que d’organiser sur l’ensemble du territoire national un dispositif unique d’amélioration génétique des performances des animaux d’élevage afin que la France rattrape son retard de productivité et ce en lien avec les praticiens sur le terrain. Car il y avait alors une forte volonté de partage et de démocratisation des ressources génétiques animales. Dans ce cadre, l’indexation, parce qu’elle était réalisée par l’Inra et donc l’Etat, alliait les compétences méthodologiques et une certaine neutralité à l’égard des opérateurs. En cela, elle permettait un peu de s’émanciper des réseaux d’interconnaissance, comme je le disais au début. En clair, de sortir des systèmes de l’aristocratie rurale, de ces grands propriétaires qui disaient être détenteurs des bons taureaux avec un capital de crédibilité, sans qu’on connaisse la réalité objective de leurs potentiels. Le chiffre permet ainsi de participer à un tournant pour aller vers plus de démocratie.  Mais capté par d’autres systèmes et lieux de pouvoir, il devient un instrument au service de logiques bien moins louables.

C’est bien ce que montre, à un autre niveau,  Isabelle Bruno et Emmanuel Didier dans leur ouvrage « Benchmarking. L’Etat sous pression statistique » (Zones, 2013) : la statistique est intrinsèquement une science de l’Etat mais, aujourd’hui, cette politique  du chiffre pour fixer des objectifs, évaluer les agents et les services,  se retourne contre lui, car elle est accaparée par d’autres puissances, notamment économiques.  A la suite de cet ouvrage, ils en ont publié un deuxième : « Le statactivisme, comment lutter avec des nombres » (La Découverte) qui, du coup,  prône la création d’indicateurs alternatifs. Il n’y a pas de raison en effet que le chiffre, qui a été au début un outil de régulation,  reste aux mains des seuls puissants.

Dans le cas de la génétique animale française, l’index de l’Inra reste l’index principal, et il a permis un partage des ressources, mais l’administration se trouve actuellement partiellement dessaisie de la gestion de la génétique animale au profit des Entreprises de sélection. Celles-ci imposent leurs choix et prennent le pouvoir sur les éleveurs qui ont de moins en moins leur mot à dire dans ce type de coopératives.

Mais qu’il soit produit par l’Inra ou par des groupes privés, le chiffre n’a-t-il pas ses limites propres, alors même qu’il est censé piloter les éleveurs ?

Oui, mais c’est un objet compliqué à critiquer. Car il remplace le contrôle social par un processus de conformité à des objectifs généraux, objectifs, impersonnels qui laissent peu de place à la remise en cause, alors même que quand nous interrogeons les éleveurs sur leurs motivations et leur métier, ils répondent par des  arguments subjectifs : le plaisir de travailler en plein air et le lien aux animaux, notamment.

En fait, non seulement le chiffre peut se substituer au réel, mais il peut le transformer.

  1. Le métaprogramme SelGen vise à accompagner et coordonner le développement et la mise en œuvre des méthodes à haut débit permettant d’estimer la valeur génétique des animaux et végétaux sur la base de leur génome complet et l’analyse des changements induits par ces nouvelles pratiques.
  2. Auteur du livre “Trust in numbers, the pursuit of objectivity, in science and public life”, publié en 1995. L’auteur retrace l’histoire des méthodes de quantification qui accompagne la recherche effrénée d’objectivité dans nos sociétés démocratiques.




Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Back to Top ↑