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De l'eau au moulin

Publié le 2 novembre 2021 |

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[Agriculture 2040] 2. La disparition des insectes. Témoignage d’un naturaliste (1969-2021)

Par Vincent Albouy, naturaliste, ancien président de l’Office Pour les Insectes et leur Environnement, auteur de plusieurs ouvrages sur les insectes.

Très longtemps, les effets que pouvaient avoir certaines pratiques agricoles sur la biodiversité, en particulier la destruction des habitats de la faune et les pollutions aux pesticides, n’ont été ni considérés ni évalués. Aujourd’hui de nombreux témoignages rapportent un effondrement des populations d’insectes dans les zones rurales, et suffisamment d’études scientifiques le confirment1. Toute réflexion ou perspective en matière d’agriculture doit prendre en compte ce problème, et c’est pourquoi nous ouvrons le dossier [Agriculture 2040] avec ce texte de Vincent Albouy.

Lorsque, à la fin de la seconde guerre mondiale, des instituts de recherche et laboratoires tant publics que privés du monde entier se sont lancés dans la mise au point de molécules pesticides de synthèse et de leur mode d’application ainsi que de méthodes d’intensification des cultures, la logique aurait voulu que des « points zéros » de la biodiversité soient faits dans les zones où ces produits et méthodes devaient être appliqués afin de pouvoir évaluer leurs effets sur cette biodiversité. À ma connaissance, aucune étude d’envergure de ce genre n’a été effectuée, ou du moins publiée. Ce biais méthodologique n’a été relevé par personne à l’époque, signe du peu d’importance et d’intérêt accordés à l’époque à la biodiversité, ce qui montre que la science validée par les pairs a aussi ses faiblesses.

Pourquoi un « témoignage » ?

Les études qui se font de plus en plus nombreuses depuis une vingtaine d’années sur ces sujets ne peuvent bénéficier de ces données perdues à jamais. En conséquence, nous ne pouvons nous appuyer, par la carence des scientifiques eux-mêmes, sur des données objectives anciennes pour évaluer l’impact sur la biodiversité de ces molécules et de ces méthodes depuis trois quarts de siècle. Il reste le recours aux témoignages subjectifs qui, malgré leurs faiblesses méthodologiques indéniables, ont le mérite d’exister. Voici le mien2.

L’enfance, le « point zéro »

Né en 1959, aussi loin que remontent mes souvenirs j’ai toujours été intéressé par le spectacle de la nature. J’avais découvert les « Souvenirs entomologiques » de Jean-Henri Fabre à 10 ans et cette lecture m’a orienté vers l’observation dans leur milieu des insectes communs. De 1969 à 1974, j’ai consacré tous mes loisirs, en particulier lors des vacances scolaires, à la recherche des insectes étudiés par Fabre afin de voir de mes propres yeux les comportements qu’il décrivait. Cette période constitue pour moi le point zéro à partir duquel je peux juger aujourd’hui de l’évolution de la biodiversité ordinaire.

Explorations à travers champs

Habitant l’est de la banlieue parisienne à cette époque, dans un quartier pavillonnaire environné de vergers et d’anciens terrains maraîchers en friche pour cause d’expropriation, j’y ai fait de belles observations qui n’ont d’autres mérites que de témoigner de la richesse entomologique qui s’y trouvait encore à l’époque et des ravages de l’urbanisation. En effet, en 1975 la construction de l’autoroute A4 et les aménagements connexes ont tout détruit.

Mes excursions régulières en vélo vers la Seine-et-Marne proche et ses grandes cultures m’ont permis de me rendre compte que je devais prospecter dans les bois, les friches ou les prairies permanentes pour voir beaucoup d’insectes, les champs labourés et leurs abords immédiats étant beaucoup plus pauvres, quoiqu’encore riches en comparaison de la situation actuelle.

Bénéficiant de la gratuité des voyages en train – mon père était cheminot – j’ai pu corroborer ces premières impressions au cours de nombreux séjours à la campagne et à la mer lors de vacances familiales (à la jonction du rougier et du causse près de Rodez, à l’orée de la forêt de Saint-Amand près de Valenciennes, sur la côte vendéenne près des marais côtiers et du bocage à l’intérieur), mais aussi à la montagne et en région méditerranéenne en colonies de vacances.

La flore, la faune et l’agriculture

J’ai tiré un enseignement très simple de l’exploration naturaliste de ces différentes régions et de leur comparaison : les grandes cultures, et plus généralement les zones dont la terre est labourée ou travaillée d’une manière quelconque étaient bien plus pauvres en insectes que les terres non travaillées : bois et forêts, haies, prairies permanentes, friches, garrigues et maquis, alpages. Là où se trouvait une flore sauvage diversifiée, mélangeant herbacées et ligneux, là se trouvaient de nombreux insectes. Là où la flore sauvage était très appauvrie par le mode d’exploitation agricole, la variété des espèces d’insectes comme le nombre des individus étaient nettement plus réduits.

Au fil du temps, la situation s’est peu à peu dégradée dans ces zones qui m’apparaissaient comme privilégiées. Les parcelles de monoculture de résineux apparues dans la forêt de Saint-Amand sont aussi pauvres en biodiversité qu’un champ de céréales. L’épandage de nitrate dans les prairies permanente a un effet désastreux sur la flore sauvage, et par ricochet sur les insectes. La prairie humide pleine de fritillaires pintades qui se trouvait près de la maison de ma tante aveyronnaise, avant de disparaître sous le bitume d’un lotissement, avait été fortement dégradée par les nitrates. Seuls quelques pieds de fritillaires survivaient en bordure de la haie, là où l’épandeur ne pouvait passer. La culture du maïs pour le grain, l’ensilage ou l’apport de fourrage vert au bétail en stabulation libre a largement fait régresser les prairies permanentes des marais, et dans une moindre mesure du bocage. Mais globalement, jusqu’au tournant du millénaire, l’axiome restait vrai : là où se trouvaient un paysage agricole traditionnel, de vastes zones non labourées, une flore sauvage diversifiée, là se trouvaient de nombreux insectes.

Milieux désertés

Aujourd’hui, ce n’est plus vrai. Des friches ou des prairies maigres abondamment fleuries, des forêts de feuillus diversifiées, des zones de garrigue épargnées depuis longtemps par le feu, des alpages à plus de 2000 m d’altitude ont vu leur biodiversité s’effondrer. Bien sûr ces zones restent plus riches que les zones de grandes cultures, devenues par endroit de véritables déserts. Mais toute personne qui comme moi peut faire la comparaison avec la situation 50 ans ou même 30 ans en arrière ne peut que constater leur grand appauvrissement.

Le basculement s’est fait autour de l’an 2000. Personnellement, je me souviens du moment et du lieu de ma première prise de conscience de cette nouvelle situation. C’était en juin 2006, en bordure du terrain militaire d’Avon dans les Deux-Sèvres, un reliquat de paysage bocager à pelouses sèches géré par le Conservatoire régional des sites naturels de Poitou-Charentes. Je m’étais arrêté pour prospecter un vaste massif de cirses en fleurs qui couvrait des remblais dans une décharge à matériaux de l’autre côté de la route. Malgré la saison et la météo idéales, en un quart d’heure de prospection je n’ai observé que quelques mouches et abeilles mellifères, deux ou trois bourdons et aucun papillon ni coléoptère. Pour qui connaît l’attractivité des cirses pour une vaste palette d’insectes floricoles, ce n’était pas normal. Une visite à la prairie maigre en fleurs située en face, gérée par le conservatoire, m’a montré une végétation intacte, avec tout le cortège d’une prairie sèche de fauche, marguerites, centaurées, lotier, trèfles, coronille, orchidées, mais très peu d’insectes. Depuis, toutes mes observations comme les témoignages de mes collègues entomologistes n’ont fait que corroborer ce premier constat, en bord de mer, en plaine, en moyenne montagne ou en haute montagne.

Pourquoi une telle situation ? Les causes en sont certainement multiples. Mais selon moi, la principale est l’empoisonnement des milieux par des molécules chimiques de synthèse, herbicide et insecticide principalement, certaines à longue durée de vie, pouvant circuler dans l’air, l’eau ou par les animaux. En particulier l’emploi de médicaments vétérinaires ou de produits de traitement des forêts à base de molécules de la classe des néonicotinoïdes ou des avermectines, toxiques à des doses infinitésimales pour les invertébrés terrestres et aquatiques, certaines systémiques passant dans la sève des plantes, ainsi que l’obligation de traitement du bétail, des locaux l’abritant et de leurs environs avec des pesticides très toxiques comme les pyréthrinoïdes et les néonicotinoïdes pour lutter contre le varron ou la fièvre catarrhale ovine, sont pour une bonne part responsables de cette situation. Ces molécules circulent, notamment dans les bouses et crottins, passent dans le sol puis parfois dans la végétation et leurs effets se font sentir partout où vaque le bétail.

En résumé, longtemps les zones de cultures intensives labourées, à faible biodiversité, ont contrasté avec les zones d’élevage extensif, de boisement ou de déprise agricole non labourées à forte biodiversité. Aujourd’hui ce n’est plus le cas, la biodiversité s’est effondrée partout. Toutes les espèces ou presque se rencontrent encore, mais le nombre d’individus a dramatiquement décru. Cette situation est due principalement à la généralisation de pratiques agricoles ou para-agricoles qui ne sont jugées par les professionnels concernés et les pouvoirs publics qu’à l’aune de leurs avantages à court terme, sans prendre en compte, ou trop tard, leurs inconvénients à long terme.

Un peu de bibliographie commentée…

Quelques études récentes montrent l’implication de l’agriculture intensive dans la régression des populations d’insectes en Europe.

L’abondance des papillons de jour s’est réduite en moyenne de 30 % aux Pays-Bas entre 1992 et 2007 et de plus de 50 % pour des espèces encore communes en 1990. La Mégère et le Citron sont considérés comme « en danger » dans ce pays ; le Paon-du Jour y est « vulnérable ». Cet effondrement est particulièrement prononcé dans les zones d’agriculture intensive et les zones urbaines.

Van Dyck H., Van Strien A.J., Maes D. et al. (2009). Declines in common, widespread butterflies in a landscape under intense human use. Conservation Biology, 23(4), pp. 957-965.

Une étude menée près de Regensburg (Bavière) porte sur 136 espèces de papillons de jour capturées entre 1840 et 2013 sur une zone aujourd’hui réserve naturelle, d’environ 45 hectares. La biodiversité la plus riche y a été observée de 1840 à 1880 (130 espèces dont 117 entre 1840 et 1849) ; le plus petit nombre d’espèces (121) l’a été entre 1970 et 2013… avec seulement 71 entre 2010 et 2013 ! Ce déclin affecte avant tout les espèces écologiquement exigeantes, associées aux prairies pauvres et aux microclimats plus chauds : jadis diversifiée, la population des papillons de la zone est désormais dominée par quelques espèces généralistes communes des milieux ouverts – un appauvrissement qui résulterait de l’enrichissement du milieu en azote.

Habel J.C., Segerer A., Ulrich W., Torchyk O., Weisser W.W., Schmitt T. (2016) Butterfly community shifts over two centuries. Conserv. Biol., 30(4), pp. 754-62. doi : 10.1111/cobi.12656. Epub 2016 Jan 6.

L’analyse des captures de papillons de jour aux Pays-Bas entre 1890 et 2017 révèle que leur population a décliné d’au moins 80 % depuis la fin du XIXe siècle et de 50 % depuis le début des années 1990. Cette perte concerne tous les milieux naturels et semi-naturels, avec un déclin plus sensible dans les landes et prairies pauvres. Les prairies semi-naturelles qui couvraient 40 % du pays au milieu du XXe siècle n’en couvrent plus que 3 % ; les landes couvrant près de 14 % de la surface en 1900 avaient quasiment disparu en 1940. Le sol des forêts s’est acidifié et la plupart des milieux sont dégradés en raison des dépôts atmosphériques d’oxyde de soufre, d’azote ou d’ammoniaque d’origine agricole et industrielle.

Van Strien A.J., van Swaay C.A.M., van Strien-van Liempt W. et al. (2019). Over a century of data reveal more than 80 % decline in butterflies in the Netherlands. Biol. Cons., 234, pp. 116-122.

La raréfaction des papillons dans le sud-est de l’Allemagne est corrélée aux pratiques agricoles intensives, notamment à l’imprégnation des milieux par les insecticides (action directe sur les chenilles) et les herbicides (déclin des plantes-hôtes et appauvrissement de leur biodiversité).

Habel J.C., Ulrich W., Biburger N. (2019a). Agricultural intensification drives butterfly decline. Insect Conservation and Diversity. doi : org/10.1111/icad.12343.

Une bibliographie commentée plus complète est parue dans « L’adieu aux insectes ? », de V. Albouy et D. Richard : https://www.editions-ulmer.fr/editions-ulmer/l-adieu-aux-insectes-pourquoi-ils-disparaissent-754-cl.htm

Consensus vs. controverse : bibliographie, suites

Certaines des études pointant la disparition des insectes ont été contestées, mais dans d’autres études entachées de biais méthodologiques importants (M. Desquilbet, INRAE, cf. ci-dessous).

Un article de Wagner et al. paru dans PNAS en 2019 a résumé ce « débat » et les questions qui occupent les entomologistes du monde entier à l’occasion d’un symposium. Il conclut in fine à la réalité de la disparition des insectes, en particulier en Europe de l’Ouest (https://www.pnas.org/content/118/2/e2023989118).

Aujourd’hui (2021) des spécialistes INRAE, CNRS et de l’Académie des Sciences tiennent à communiquer sur le fait qu’il y a un « consensus scientifique » : les insectes se raréfient, et particulièrement dans les zones d’agriculture intensive en Europe de l’Ouest, même si les études doivent être poursuivies partout. Les pollutions, en particulier aux pesticides, apparaissent comme le second facteur de cette disparition après la disparition des habitats.

Tous soulignent en outre le besoin d’agir et l’urgence de la situation au regard des disparitions.

D’après ces scientifiques, des doutes sur ces faits sont artificiellement entretenus comme ils l’ont été autrefois à propos de l’estimation de l’ampleur et des causes du réchauffement climatique.

Voir ici la position de l’Académie des sciences (besoin d’études puis paragraphe 7.2 puis recommandations). Cette position est explicitée ici par un des auteurs, Philippe Grandcolas, directeur de l’Institut de Systématique, évolution, biodiversité (CNRS).

D’après M. Desquilbet (INRAE) la controverse à propos de la disparition des insectes se lit ainsi : « Ces analyses [celles qui ont contesté la réalité du phénomène] influencent le public et contribuent à renforcer des visions erronées du monde, en l’occurrence, dans notre cas, une forme de scepticisme par rapport au déclin de la biodiversité, comme il y a eu un climato-scepticisme. La différence, c’est que pour le climat, on dispose maintenant – mais bien tard – de données et d’indicateurs robustes, ce qui n’est pas toujours le cas pour la biodiversité – pour laquelle il est encore temps d’agir. »

Voir : https://www.inrae.fr/actualites/liens-entre-agriculture-biodiversite-sont-encore-sujets-controverse-scientifique-limportance-methodes-danalyse


Lire les contributions au dossier [Agriculture 2040]
– 1. Quel avenir pour l’agriculture en France dans 20 ans ?, par Pierre Guy, Michel Petit, anciens chercheurs INRAE, Anne Judas (revue Sesame)
– 2. La disparition des insectes. Témoignage d’un naturaliste (1969-2021), par Vincent Albouy, naturaliste, ancien président de l’Office Pour les Insectes et leur Environnement, auteur de plusieurs ouvrages sur les insectes.
– 3. La biodiversité, support de la production agricole, par Vincent Bretagnolle, directeur de recherche, Centre d’Etudes Biologiques de Chizé, UMR7372, CNRS.
– 4. Comment mangerons-nous en 2040 ? par Pascale Hébel, directrice du pôle consommation et entreprise au Centre de Recherche pour l’Étude et l’Observation des Conditions de vie (CRÉDOC).
– 5. Connaître le passé, envisager l’avenir, par Yves Guy, agronome.
– 6. Paysages, eau et biodiversité, par Pierre Guy, Jean-Pierre Dulphy, anciens chercheurs INRAE.
– 7. L’élevage des herbivores domestiques : pour un élevage économe et durable par nécessité, par Jean-Pierre Dulphy et Pierre Guy, anciens chercheurs INRAE.
– 8. Réflexions sur les filières avicoles, par Bernard Sauveur, ancien chercheur INRAE.
– 9.Concilier productivité et durabilité : quels rôles pour les mécanismes de marché ?, par Michel Petit, économiste, ancien chercheur INRA.
– 10. Créer ou recréer des emplois agricoles ?, par Anne Judas (revue Sesame), en collaboration avec Cécile Détang-Dessendre (DR INRAE).
– 11. Quelle agriculture dans un monde vivable ?, par Cécile Claveirole, ingénieure agricole, responsable politique des questions agricoles, et Marie-Catherine Schulz-Vannaxay, ingénieure agronome, coordinatrice du réseau agriculture de France Nature Environnement.
– 12. Une recherche agronomique pour une agriculture durable, par Gilles Lemaire, membre de l’Académie d’Agriculture de France et ancien chercheur INRA.

  1. Voir, à la fin de cet article, une bibliographie récente et commentée
  2. Voir aussi à la fin de cet article, une bibliographie récente et commentée

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One Response to [Agriculture 2040] 2. La disparition des insectes. Témoignage d’un naturaliste (1969-2021)

  1. pousset dit :

    J’apprécie et partage cette réflexion sur la disparition des insectes et de la vie sauvage en général . Je suis un peu ,plus âgé que Vincent ( Albouy) , issu du milieu paysan breton et ai fait des observations analogues aux siennes tout au long de mon enfance et de ma carrière d’agriculteur (bio) et d’agronome . Je m’efforce de faire évoluer les pratiques agricoles de diverses manières , notamment par des publications de vulgarisation et connais la difficulté de la tâche …
    Joseph Pousset

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