De l'eau au moulin Filmer l'abattoir

Published on 27 janvier 2020 |

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Filmer, montrer l’abattoir ?

Par Manuela Frésil, réalisatrice, Anne Judas, revue Sesame

D’après Agulhon1 l’abattoir existe depuis le XIXe siècle par souci d’hygiénisme et pour des raisons morales. L’objectif est avant tout de « cacher la mort, pour n’en pas donner l’idée ». Pourtant, de nombreux films ont tenté d’en rendre compte2, 3. Qu’est-ce qui est filmable, montrable dans un abattoir ? Qu’est-ce qu’on voit, qu’est-ce qu’on ne voit pas ? Sesame a demandé son point de vue à la cinéaste Manuela Frésil qui a réalisé le documentaire « Entrée du personnel » sur les abattoirs.

Dans une interview que vous avez donnée à la Nouvelle revue du travail4 à propos de ce film, il est dit: [En général] La caméra n’entre pas dans l’usine [l’abattoir], donc il y a quelque chose d’inacceptable pour que les dirigeants ne l’autorisent pas. C’est une boîte noire ?

M.F. : Oui, on n’entre pas filmer dans les abattoirs, encore moins maintenant qu’entre 2003 et 2013, lorsque je tournais. Les industriels, et particulièrement dans l’agro-alimentaire ne veulent pas qu’on voie les usines, en général. Entre 2003 et 2010 par contre, quand je réalisais le film, après la crise de la vache folle, la filière viande voulait montrer des process modernes et sains, ses compétences, son efficacité. D’après ce que j’ai vu le dispositif est opérant.

Donc vous aviez des autorisations pour tourner et vous avez montré les rushes aux directeurs des sites ?

Oui. Les images du film sont conformes à ce que les patrons de ces entreprises, qui ne sont pas nommées, pouvaient vouloir montrer. La parole des ouvriers par contre, que j’ai enregistrée à part lors d’entretiens, condensée et fait jouer à des comédiens pour l’anonymiser, puis montée sur les images, c’est ce qui permet de comprendre ce qui se passe à l’écran.

Qu’est-ce que vous vouliez filmer et montrer, au départ ?

J’avais tourné Si loin des bêtes5, avec Jocelyne Porcher, au sujet des éleveurs de porcs en interrogeant les conditions de l’élevage industriel : qu’est-ce que ça leur fait, à ces éleveurs, de travailler comme ça, de « faire ça aux bêtes ? ». J’ai voulu poser la même question aux travailleurs des abattoirs. J’ai rencontré entre 30 et 50 syndicalistes, en Bretagne, qui m’ont dit tout de suite « pour nous la question ne se pose pas. C’est pas des bêtes, c’est de la viande, et nous, ce qu’on veut vous dire, c’est qu’on est malades ».

Donc l’animal et sa mort sont évacués ? Invisibles même dans les abattoirs ? Comment est-ce possible ?

L’abattoir qu’ils nomment plutôt « usine » est séparé entre le secteur « sale », « la tuerie », qui emploie très peu de personnes, et le secteur dit « propre » de la boucherie, ou l’on découpe, désosse, prépare, emballe. Cela pour des raisons d’hygiène tout d’abord. Même les accès se font sur des parkings différents. C’est une usine de viande qui traite ce qu’elle considère comme de la matière première avec des cadences plus rapides que dans d’autres industries. Les travailleurs postés ne voient pas l’animal. Et quand à la tuerie, la première fois, j’ai vu de mes yeux qu’on tuait un cochon toutes les trois secondes et demie, j’ai été médusée. C’est cela qu’on ne voit pas, que les travailleurs eux-mêmes ne voient pas, comme par un effet de surexposition. Sur certaines chaînes d’abattage des volailles, par exemple, il y a différentes phases. Même les acteurs de la chaîne ne savent pas exactement à quel moment l’animal est inconscient, meurt, etc.

Par contre, ces personnes souffrent, font des cauchemars…

Oui. Je voulais montrer les troubles musculo-squelettiques (TMS), bien sûr, le travail posté, répétitif, les cadences très dures. Mais cette souffrance n’est peut-être pas que physique. Quand j’ai montré le film en Bretagne, un ancien désosseur qui n’avait plus d’épaules au bout de quinze ans et qui avait dû quitter le métier m’a dit « je n’ai pas compris quand ça m’est arrivé, mais là je comprends que ça ne pouvait pas ne pas m’arriver ». Il y a une souffrance psychologique qui parle dans les corps qui ne peuvent pas tenir. Ils souffrent là où ils coupent, c’est frappant. Ca, c’est l’invisible.

Y-a-t-il des choses que vous avez filmées et choisi de ne pas montrer ?

Oui : j’ai filmé la mort des animaux et décidé de ne pas la montrer parce que je voulais que l’on voie les gens travailler. Dans le film de Franju6, le sujet c’est le travail du boucher, mais on ne voit que la mort du cheval. On ne se rappelle que de cette scène. Mais dans ces abattoirs la mort de l’animal est très brève. Lui ne souffre pas ou pas longtemps, c’est mon avis.

Donc ce que vous montrez ce sont des hommes et des femmes dans un système industriel ?

Oui mon sujet c’était ce travail sur des chaînes industrielles qui sont très performantes, une sorte d’accomplissement depuis les abattoirs de Chicago et le fordisme, mais c’est un échec parce que les travailleurs sont usés avant l’âge, et parce que c’est une industrie sur du vivant donc chaque morceau de viande est différent, il faut faire avec. Ce ne sont pas des pièces automobiles. Aucune micro-pause n’est possible et “si on n’est pas en avance, on est en retard”. C’est encore plus net avec le bio, traité sur les mêmes chaînes, avec les mêmes cadences. C’est aussi un échec économique puisque cette matière première perd de plus en plus de valeur et de compétitivité sur des marchés de plus en plus étendus. Des abattoirs ferment avant d’avoir quarante ans d’existence.

Les cadences ne diminuent jamais ?

Tout contribue à les augmenter. Ca été le cas quand on a introduit des aides mécaniques au port des charges lourdes. C’est le cas de la course à la compétitivité. Ce que je montre est très rapide. Mais des ouvrières de Doux, qui a fermé, m’ont dit à propos d’images de l’atelier poulet « ça ne va pas très vite ». Elles travaillaient plus vite encore.

Les cadences seraient plus élevées dans les abattoirs que sur la plupart des chaînes industrielles, aux dires des témoins que vous avez interrogés. Est-ce qu’elles permettent aussi de ne pas voir, ou de ne plus voir ?

Peut-être. Il n’y a pas tellement de décompensations psychologiques ou de dépressions. Les ouvriers tombent malades, c’est tout. Il y a aussi des problèmes d’alcoolisme et de consommation de stupéfiants7.

Qu’est-ce qu’on ne voit pas dans le film ?

L’animal et le sacrifice de l’animal, toute la dimension anthropologique de ces questions n’existe pas, comme ça n’existe pas dans ces usines. Même pour certifier un produit halal on peut préférer ne pas trop regarder ce qui se passe, je l’ai entendu. Et tout ce qui est psychologique, intérieur, qui se traduit dans l’usure et la casse des corps, comme le dit le saigneur de porc, à la fin du film.

Pensez-vous qu’il y a des choses qu’on ne peut pas montrer ?

Montrer, monter ou ne pas monter les images, c’est la question du cinéaste. Je pense qu’on peut tout montrer, mais ça dépend comment. Un nu – et la mort, c’est pareil – peut être pornographique, mais lorsque c’est “L’origine du monde” de Courbet, c’est une très grande oeuvre d’art. Parfois il y a des choses qui échappent au récit, à l’oeuvre que l’on fait, et alors je décide de ne pas le montrer.

La société ne veut sans doute pas savoir que l’abattoir est le même outil industriel qui a été utilisé pendant la Shoah8. La société ne veut pas le voir. Moi je le vois, et le film le montre.

Comment le film a-t-il été reçu par le public ?

Beaucoup d’ouvriers sont venus le voir lors de projections en Bretagne. Ils s’y sont bien retrouvés, alors que leur parole avait été retravaillée : « c’est bien comme ça ». Ca leur a permis d’appréhender l’ensemble du puzzle dans lequel ils sont pris comme des pièces. Aucun d’eux n’a été mal à l’aise. Les patrons des abattoirs où j’avais pu filmer n’ont pas été contents, mais les entreprises n’étaient pas citées donc ils ne pouvaient pas demander de censure sans dire que c’était filmé chez eux. Et sur le fond, rien n’est faux.

Le film a eu un succès public correct : 10 000 entrées pour un documentaire ce n’est pas mal. De plus il est dans toutes les bibliothèques, et il a été diffusé trois fois sur ARTE.

Les parlementaires ont vu le film en commission en 2016. Ils vous ont auditionnée, aussi ?

Oui, avec Raphael Girardot, l’un des réalisateurs de Saigneurs9. Ils étaient quelques-uns et les questions ont plutôt porté sur le bien-être animal ou la défense de la filière viande. Nous avons défendu nos films comme une nécessité. Nous estimons qu’en démocratie les boîtes noires ne devraient pas exister, et c’est notre job de réalisateurs et de journalistes de les faire sauter. Et le rapport d’enquête de la commission parlementaire a recommandé l’installation de caméras vidéo dans les abattoirs10.

Que pensez-vous de cette proposition ?

Ça servirait plutôt à remettre de la pression sur les employés, si ça sert à quelque chose.

Et des vidéos volées par L214 dans les abattoirs et de la diffusion de ces images « sauvages » ?

Ces vidéos volées pourraient être meilleures techniquement mais elles sont faites pour choquer en accumulant des images au montage, et elles choquent. Ils ne font pas du cinéma, mais ce sont incontestablement des lanceurs d’alerte. Sans eux, personne ne parlerait des problèmes qu’ils ont soulevés. Après je ne suis pas d’accord avec tout ce qu’ils défendent. Je pense que l’élevage permet une co-habitation, un co-partage de l’espace avec les animaux. Mais certainement pas comme cela se passe actuellement.

Qu’est-ce que ce sujet « difficile » vous a apporté en tant que réalisatrice ?

C’était mon premier film en toute liberté. Ca s’est payé par dix ans où j’ai très mal gagné ma vie mais ça m’a permis de mettre au point un dispositif de cinéma qui rend compte de la vérité sans exposer les personnes et en protégeant mes sources.

ET AUSSI :
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Deux films documentaires très différents de Manuela Frésil sortiront sous peu : Le bon grain et l’ivraie, sur des familles exclues du droit d’asile, en mars 2020, et L’argent ne fait pas le bonheur des pauvres, sur des exclus du monde du travail, en Cévennes.

  1. Agulhon M., 1981. « Le sang des bêtes, le problème de la protection des animaux en France au XIXe siècle », Romantisme, n° 31, p. 81-109
  2. Jean-Paul Géhin, 2017. Comment les documentaires de création montrent-ils les groupes professionnels ? L’exemple des ouvrier·ère·s d’abattoirs. Images du travail, travail des images, 5, http://09.edel.univ-poitiers.fr/imagesdutravail/index.php?id=1626
  3. Caroline Zéau, 2012. L’objectivation poétique de l’expérience du travail dans Entrée du personnel de Manuela Frésil. Ethnographiques.org, n°25, « Filmer le travail »
  4. Manuela Frésil, Joyce Sebag et Jean-Pierre Durand, 2015. « Entrée du personnel – Un documentaire de Manuela Frésil : Entretien », La Nouvelle Revue du Travail, no 6,‎ 29 avril 2015 (ISSN 2263-8989, DOI 10.4000/nrt.2195, lire en ligne [archive], consulté le 9 novembre 2019)
  5. Manuela Frésil, 2003. Si loin des bêtes, documentaire, 57 mn
  6. Georges Franju, 1948. Le sang des bêtes, documentaire, 21 mn
  7. voir Steak Machine, l’ouvrage de Geoffroy Le Guilcher, 2016, chez Goutte d’Or
  8. NDLR : Sur cette analogie il existe un débat philosophique, voir : https://www.philomag.com/les-idees/les-abattoirs-sont-ils-les-nouveaux-camps-de-la-mort-26172
  9. Vincent Gaullier et Raphael Girardot, 2016. Saigneurs, documentaire, 97 mn
  10. Page 223 ce rapport fait mention de la nécessité d’un regard extérieur sur l’abattoir. Le chapitre III est consacré à la vidéo. http://www2.assemblee-nationale.fr/14/autres-commissions/commissions-d-enquete/conditions-d-abattage-des-animaux-de-boucherie-dans-les-abattoirs-francais

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