À mots découverts

Published on 12 septembre 2022 |

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Pénurie, un je-ne-sais-quoi de presque plus rien

Par Valérie Péan

S’il est un mot qui ne fait pas défaut depuis plusieurs mois, c’est bien celui de pénurie. Une vraie drogue que ces trois syllabes, répétées à l’infini dès lors que nous ne trouvons plus notre dose.  Au point de se demander s’il n’y aurait pas, dans nos sociétés d’abondance (oups, oubliez, il paraît que c’est fini) , un plaisir inavouable à scruter ici et là, des trous dans les linéaires et quelques rayons vides. Comme un frisson à l’idée du manque, lequel ressuscite le désir chez ceux qui ont déjà tout ; un soupir de soulagement aussi, une respiration dans la course à la consommation, à la consumation en somme. Et les médias, la mine gourmande, de dégotter, dans chaque recoin de notre système économique, des pannes sèches et des ruptures d’approvisionnement. Ici la moutarde, ailleurs les pâtes, la farine, l’huile de tournesol et autres rayons de gâteaux secs, sans oublier l’eau potable qui ne coule plus forcément de source. Ce n’est pas encore la disette, mais ça fait son petit effet.
Mieux, l’ère de la pénurie a de beaux jours devant elle. Car même quand la carence n’est pas (encore) au rendez-vous, il suffit d’évoquer sa possibilité. Demain les coupures d’électricité, les cuves vides, les rationnements de granulés à bois pour entretenir la flamme de ces poêles si tendance.  On «  frôle » le manque. Nous avons une « impression de rareté ».  Il flotte désormais dans l’air comme un je-ne-sais-quoi de presque-plus-rien, comme aurait pu dire Jankélévitch.
« Presque », « à peine » c’est d’ailleurs là le sens étymologique du latin paene sur lequel s’est forgé le mot de pénurie. Cette racine, on la retrouve dans « péninsule », ce bout de terre qui s’enfonçant dans les mers, se prétend presque une île. Mais on en trouve trace aussi de manière plus étonnante dans « pénitence »… Car avant de prendre le sens moderne de repentir,  paenitentitia désignait plus prosaïquement une sorte d’insatisfaction, le fait de « ne pas avoir assez de…». Tiens tiens. Comment ne pas faire le lien avec ces autres défaillances récentes : toutes ces pénuries d’enseignants, de serveurs, de conducteurs, d’infirmières, de saisonniers agricoles et autres emplois demeurant vacants, parce que « presque » rémunérés correctement, avec des conditions de travail « à peine » satisfaisantes et des tâches qui ont « failli » avoir du sens…
Reste que chez ceux où l’abondance n’a jamais eu lieu, où elle est finie avant d’avoir été, pénurie et pénitence se traduisent très concrètement par une vraie dèche, des ventres creux, un manque de tout qui mène au manque à vivre.                                                                    




3 Responses to Pénurie, un je-ne-sais-quoi de presque plus rien

  1. Philippe Lion says:

    Félicitations pour la concision et la justesse de l’analyse. Dans les écoles qui forment nos élites, il serait bon de proposer de tels textes en explication de textes, voir de disserts…

  2. Noel says:

    Tellement vrai et bien écrit .

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