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Published on 28 novembre 2023 |

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Migrations climatiques : des mobilités à rebours des idées reçues

Sécheresse et inondations calamiteuses en Afrique subsaharienne, typhons et tsunamis balayant l’Asie du Sud et du Sud-Est, petits Etats insulaires s’enfonçant dans les eaux des océans Indien ou Pacifique…  Face au changement climatique, nombreuses sont les populations qui voient leurs modes de vie bouleversés, leur habitat menacé, et pour lesquelles la question de la mobilité se pose ou s’impose. Dès lors, se déploient les discours alarmistes, qui agitent la menace de « flots de réfugiés climatiques » venant accoster les rives européennes. Une peur sans fondement, une désinformation délétère que démentent les données. Celles produites notamment par les instances de l’ONU, dont la Banque Mondiale et l’Organisation Internationale des Migrations (OIM). Lesquelles écornent les fausses certitudes et tentent de rendre compte d’une réalité plus complexe qu’il n’y paraît.

Hind Aïssaoui Bennani

Le point avec Hind Aïssaoui Bennani, qui, depuis Dakar (Sénégal), coordonne la thématique des migrations climatiques pour le bureau de l’OIM à l’échelle de l’Afrique de l’Ouest et du Centre, soit quelque vingt-trois pays, qui concentrent la majeure partie des déplacements humains du continent.

Un dossier réalisé par Valérie Péan,

Dans la presse, on entend parler de « réfugiés climatiques ». Est-ce une expression appropriée ?

Hind Aïssaoui Bennani : Non. En tout cas, pas d’un point de vue juridique. De fait, la notion de réfugié répond à une définition précise, donnée par la convention de Genève en 1951 : est réfugié et bénéficie donc d’une protection internationale, celui qui se trouve hors de son pays d’origine « en raison d’une crainte de persécution, de conflit, de violence ou d’autres circonstances qui ont gravement bouleversé l’ordre public ».

Comme vous le voyez, il n’est pas fait mention de la question climatique. Tous les migrants ne sont donc pas des réfugiés, selon la définition donnée par cette Convention. Par ailleurs, il faut savoir que l’immense majorité des mobilités humaines induites par des changements environnementaux ne traverse pas les frontières et s’effectue d’abord au sein même du pays d’origine.

Quel serait dans ce cas le terme adéquat ?

La question de la terminologie nous travaille régulièrement, car il s’agit de décrire une réalité en n’oubliant personne. Nous choisissons ainsi de plus en plus souvent de parler de « mobilité humaine » qui englobe tous les déplacements, volontaires ou forcés. En sachant que distinguer clairement les deux n’est pas toujours simple : quand s’arrête la migration volontaire ? où commence la migration forcée ? Il s’agit souvent d’un continuum.

Ensuite, l’OIM a opté pour le qualificatif de « mobilité climatique » ou, plus précisément, de « mobilité humaine dans le contexte du changement climatique » pour qualifier ces déplacements dus pour partie à ce dernier, mais aussi à des séismes et autres catastrophes naturelles. L’idée était d’éviter la création d’une nouvelle catégorie de migrants, statutairement ou juridiquement, tant les facteurs de mobilité sont intriqués.

L’environnement, qui comprend le changement climatique, ne peut être détaché des réalités humaines, sociales, économiques et politiques. Au même titre que les causes politiques ou économiques, les facteurs environnementaux motivent des déplacements de population. Sauf qu’historiquement, les questions environnementales et les questions migratoires ont été pensées séparément les unes des autres. Nous essayons donc de notre côté de les réarticuler, de rendre justice à ce facteur.

D’ailleurs, cela ne date pas de ces dernières années : de tous temps, en cas de tremblement de terre ou d’érosion des sols, les humains se sont déplacés !

Oui, bien sûr. L’environnement et la migration font partie de la vie des populations humaines. Mais, fait nouveau, le changement climatique est un facteur aggravant. Il exacerbe les vulnérabilités préexistantes : quand une catastrophe telle qu’une inondation ou une grave sécheresse s’abat sur une communauté, elle accentue les inégalités à l’œuvre et les menaces qui pèsent sur certaines catégories de personnes.

Par exemple, les femmes, les travailleurs migrants en agriculture, les communautés pastorales ou encore les personnes déplacées qui se trouvent dans la région touchée par de tels phénomènes.

Un constat qui nous amène à une deuxième idée fausse, selon laquelle le changement climatique pousserait des flux de migrants, notamment africains, vers l’Europe. Les données de l’OIM montrent une toute autre réalité…

Oui, de telles idées reçues ne reflètent pas les réalités à l’œuvre.  Malheureusement, le discours sur la migration dans la région que je couvre est souvent faussé, voire biaisé. Lequel, si on y ajoute la dimension climatique, prend facilement une tonalité apocalyptique, ce qui n’est juste ni pour la région, ni pour ces communautés qui sont en première ligne du réchauffement et de ses effets. Il faut donc répéter que la majorité des mobilités induites par les changements environnementaux s’opère au sein du pays d’origine. Par ailleurs, il est également sain de rappeler que 85 à 90 % des migrations internationales depuis l’Afrique de l’Ouest et du Centre sont intrarégionales : elles s’opèrent à l’intérieur même de ces régions.

La Banque mondiale indique qu’à l’horizon 2050, si rien n’est fait en matière de lutte contre le changement climatique, ce sont 216 millions de personnes à l’horizon 2 050 qui seraient poussés à se déplacer, mais en précisant bien, là aussi, que ce sont des migrations internes, sans franchissement de frontières.

Oui, ces chiffres sont tirés de ses rapports « Groundswell » de 2018 et 2021 (voir encadré “Une hausse des migrants dans le monde”). Ils sont intéressants car ils se focalisent sur les événements lents et non pas sur des phénomènes soudains et temporaires tels qu’une inondation ou un glissement de terrain, lesquels sont mesurés plutôt dans les rapports de l’Observatoire des situations de déplacement interne (IDMC1 en anglais).

Les projections du rapport « Groundswell » d’ici 2050 comprennent différents scénarios, et les chiffres que vous mentionnez correspondent au scénario du pire, si aucune action climatique conséquente n’intervient, mais aussi en cas d’absence de politiques fortes de développement inclusif. Dans ce cas, l’Afrique de l’Ouest pourrait effectivement connaître 32 millions de migrants internes sous la poussée de phénomènes progressifs tels que l’érosion côtière, la dégradation des terres, la raréfaction des ressources en eau etc. Pour un petit pays côtier comme le Bénin, ces flux internes pourraient concerner 45 % de sa population, ce qui est énorme.

Les ressources sont-elles suffisantes à l’intérieur des terres pour accueillir ces déplacés ?

Toute la question est là, d’où les enjeux de développement, de sécurité alimentaire et climatique, de consolidation de la paix face aux guerres et aux risques de conflits. Sans oublier la planification de l’urbanisation, laquelle est galopante en Afrique de l’Ouest et du Centre. Prenons l’exemple des villes côtières : elles sont considérées comme des territoires d’opportunités pour les migrants de la région, alors même que le niveau des océans s’élève, grignotant les zones habitables et augmentant la salinisation des ressources aquifères. D’autre part, qu’elles soient sur le littoral ou enclavées, les villes sont également très sensibles au risque d’inondation, certes du fait du changement climatique, mais aussi en raison de la congestion des systèmes de drainage par les déchets ménagers dont la gestion fait trop souvent défaut. C’est le cas des territoires urbains à Lagos, Abidjan ou Dakar, mais aussi de villes intermédiaires du Sahel… 

Le facteur aggravant qu’est le changement climatique vient de fait interroger la cohésion sociale, la résilience et l’égalité d’accès aux ressources, dans une région où les économies et les moyens de subsistance dépendent fortement des ressources naturelles sur place.

Ici, je tiens à souligner que les communautés de la région, qui sont en première ligne, n’ont attendu personne pour s’adapter et développer la solidarité. Il est grand temps que nous y accordions plus d’attention et que nous documentions ces pratiques.

Autre paradoxe, le déplacement des populations ne serait pas toujours une fuite en avant, un mouvement subi, mais, dites-vous, correspondrait aussi à une stratégie d’adaptation. Pourriez-vous nous expliquer ce renversement de point de vue ?

Oui, cela fait partie de la solution, et depuis longtemps. La mobilité humaine a toujours été utilisée comme une stratégie d’adaptation face à un changement de l’environnement ou du climat, typiquement dans le cas de la transhumance. D’une part pour aller vers des régions plus attractives, mais aussi pour préserver les ressources et leur régénération dans le territoire d’origine. Le problème, c’est quand les pays ou territoires concernés connaissent des conflits : en situation sécuritaire critique, les populations se retrouvent piégées, assignées en résidence en quelque sorte. Cela touche non seulement les populations pastorales, mais aussi les travailleurs saisonniers agricoles ou les femmes en milieu rural qui partent un temps travailler dans les villes.

Quand le conflit intervient sur leurs territoires, venant perturber leurs schémas de mobilité, cela impacte leur capacité d’adaptation au changement climatique et la préservation des milieux naturels. N’oublions pas que l’Afrique abrite 37 % de la population nomade au monde ! Ce n’est pas innocent : ce mode de vie répond à un besoin de gérer intelligemment les ressources.

Les Etats de l’Afrique de l’Ouest mettent-ils-en œuvre des actions spécifiques ?

Il y a des initiatives intéressantes à plusieurs échelles. A celle de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), avec la libre circulation des personnes et le protocole d’accord sur la transhumance transfrontalière. Au niveau du continent ensuite, avec la mise en œuvre d’une zone de libre-échange. Par ailleurs, je n’ai jamais entendu un membre de gouvernement ouest-africain dire que le changement climatique n’était pas leur priorité ou n’avait pas d’impact sur la vie sociale. Avec ce paradoxe : voilà une région parmi les moins émettrices de gaz à effet de serre de la planète qui subit pourtant de plein fouet les effets de cette pollution. Mais, au-delà de cette conscience aigüe, beaucoup d’actions sont à entreprendre, sur l’urbanisation, la gestion des déchets, l’inclusion des jeunes, la sécurité alimentaire…

Existe-t-il des aides spécifiques pour aider ces gouvernements à accompagner et accueillir les populations déplacées ?

La question du financement, c’est le nerf de la guerre. Ne serait-ce que pour indemniser les pertes et dommages, ou inciter à l’adaptation face au changement climatique.

Le problème, c’est que le phénomène des migrations est très peu pris en compte dans les mécanismes de financement.

Hind Aïssaoui Bennani

Les communautés qui sont en première ligne sont celles qui ont le moins de soutiens. Même pour les gouvernements, il est compliqué d’avoir accès à la finance climatique. Ce sont d’ailleurs des discussions qui reviennent régulièrement lors des Semaines africaines du Climat et a fortiori lors des sommets mondiaux sur le climat (COP).

Au niveau bilatéral, comme je vous le disais précédemment, de manière historique, les politiques environnementales et les politiques migratoires ont toujours été séparées les unes des autres, ce que reflètent le financement de la coopération internationale et l’aide au développement. Reste que certains bailleurs commencent à intégrer les deux. Ainsi, la France est un des pays qui a le plus investi auprès de l’OIM sur ces questions dans la région ouest-africaine, à la suite de l’Accord de Paris (2015) et, de 2019 à 2021, de sa présidence de la « Platform on Disaster Displacement » (PDD), la plateforme des déplacements liés aux catastrophes2.

Il faut dire que ces dernières années, les sensibilités ont évolué. Quand j’ai commencé à travailler à l’OIM en 2015, les bailleurs s’étonnaient qu’on puisse faire un lien entre le changement climatique et les migrations. Il y avait beaucoup de scepticisme. Cela a été suivi par une période d’obsession sur les chiffres : « D’accord, mais combien de personnes ça concerne ? D’après quelles méthodes de calculs ? » Aujourd’hui, les questions portent enfin sur le « comment ». La communauté internationale a aujourd’hui toutes les cartes en main pour investir le sujet à hauteur des enjeux.

L’OIM : promouvoir une migration « humaine, ordonnée et régulière »

Née en 1 951 dans les décombres de l’après-guerre pour aider à la réinstallation de quelque 11 millions de personnes déracinées, l’organisation Internationale pour les Migrations (à l’époque, « Comité intergouvernemental provisoire pour les mouvements migratoires d’Europe ») n’a cessé d’étoffer son champ d’actions et a intégré le système des Nations-Unies en 2018. Ses interventions émaillent le paysage des innombrables guerres et catastrophes naturelles, de la répression qui a suivi le soulèvement hongrois de 1 956 au séisme en Turquie en févier 2023 en passant par le tsunami asiatique de 2004. Avec 18 000 personnes réparties dans le monde, elle travaille aux côtés des gouvernements et de la société civile pour aider à la compréhension de la problématique migratoire, encourager le développement économique et social par le biais de la migration et veiller au respect de la dignité humaine et au bien-être des migrants.

En savoir plus sur l’OIM : https://www.iom.int/fr

Une hausse des migrants dans le monde

Mais d’abord, c’est quoi, un « migrant » ? L’OIM, notant que ce terme n’a pas d’entendement consensuel au plan mondial et n’est pas défini dans le droit international, propose la signification suivante : « Toute personne qui quitte son lieu de résidence habituelle pour s’établir à titre temporaire ou permanent et pour diverses raisons, soit dans une autre région à l’intérieur d’un même pays, soit dans un autre pays, franchissant ainsi une frontière internationale. » Ce qui englobe notamment les travailleurs migrants, les victimes de trafic illicite, mais aussi les étudiants internationaux. Soit au total pour les migrants internationaux, quelque 281 millions d’individus dans le monde en 2020 (3,6 % de la population mondiale), contre seulement 153 millions en 1990.

Quant aux « migrants internes », ils seraient plus de 59 millions actuellement déplacés à l’intérieur de leur propre pays, en raison des conflits, de la violence et des catastrophes. Ces déplacés vivent souvent dans des endroits surpeuplés et insalubres où les emplois et les services sont rares.

Pire, si rien n’est fait, à l’horizon 2050, la planète pourrait compter, selon les prévisions jusqu’à 216 millions de migrants climatiques internes… En tête, l’Afrique subsaharienne avec 85,7 millions. Suivent l’Asie de l’Est et du Pacifique (48,4 millions), l’Asie du Sud (40,5 millions), l’Afrique du Nord (19,3 millions), l’Amérique latine (17,1 millions), et enfin l’Europe de l’Est et l’Asie centrale (5,1 millions). C’est le scénario du pire qu’établissent, en 2018 et 2021, deux rapports de la Banque mondiale, dits « Groundswell » (« lame de fond », en français.  Avec toutefois cette précision : « Si les pays commencent dès maintenant à réduire les gaz à effet de serre, à combler les écarts de développement, à restaurer les écosystèmes vitaux et à aider les gens à s’adapter, les migrations climatiques internes pourraient être réduites jusqu’à concurrence de 80 %, pour n’atteindre « que » 44 millions de personnes au mitan du siècle. »

Il était une île…

Il n’y a pas que Venise que menace la montée des eaux. Dans l’océan Pacifique ou l’Océan Indien, des états insulaires de faible altitude sont en voie d’engloutissement. Et là, il n’est pas seulement question de futurs déplacés, mais de citoyens devenus apatrides. Prenez l’archipel des Tuvalu, non loin de l’Australie. Deux îlots sur les neuf que compte cet Etat de 11 000 habitants ont déjà disparu. Si l’Australie a d’ores et déjà proposé l’asile à ces exilés de demain – le traité a été signé début novembre – au moins deux questions restent en suspens : quid de l’existence de cet Etat une fois ses terres submergées ? Et quelle souveraineté lui restera-t-il sur ses 800 000 km² d’eaux territoriales ?

Autre cas tout aussi emblématique, Kiribati, au nord-est de Tuvalu. Un chapelet d’îles au ras de l’eau, devenues de plus en plus incultivables pour ses 120 000 habitants. D’où notamment cette initiative, en 2014 de ce micro-Etat : l’achat de 2400 hectares sur l’île de Vanua Levu, l’une des îles principales des Fidji, à plus de 2000 km de distance, pour assurer dans un premier temps la sécurité alimentaire de Kiribati, voire d’accueillir les déplacés. Dans l’océan Indien cette fois, les Maldives ont, elles, opté dernièrement pour une stratégie tout autre : pas question de partir. D’où des chantiers colossaux pour ériger des digues de béton, réhabiliter des surfaces, dessaler les eaux douces, surélever des îles, voire en créer de nouvelles, artificielles. Un coûteux barrage aux conséquences environnementales prévisibles. 

Lire aussi

  1. L’IDMC publie notamment chaque année son Rapport mondial sur le déplacement interne, qui comprend aussi les guerres et conflits parmi les causes.
  2. https://disasterdisplacement.org. Une initiative étatique, inaugurée en 2016, pour aider les populations déplacées ou menacées de déplacement.

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