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Published on 13 novembre 2023 |

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[Artificialisation] « Il faut mettre un terme à la rente foncière »

Par Stéphane Thépot,

Illustration : Copyright © 2023 Gab,

La « bagnole » et la maison individuelle sont bien les principaux « moteurs » de la disparition des terres agricoles les plus fertiles aux yeux du fondateur de Solagro Philippe Pointereau. L’agronome militant interroge aussi la fiscalité du foncier et « l’agrivoltaïsme ». Deuxième partie du dossier “Artificialisation”.

Tout le monde en parle, mais personne ne semble s’accorder sur une définition précise. C’est quoi, l’artificialisation, de votre point de vue d’agronome ?

dessin Philippe Pointereau, artificialisation
Philippe Pointereau (Copyright © Gilles Sire 2023)

Philippe Pointereau : Pour moi, un sol artificialisé c’est avant tout un sol qui a perdu sa vocation productrice de biomasse (cultures et forêts) et sa naturalité. Les sols artificialisés sont à la fois des sols revêtus (routes, parking) ou bâtis (maison, usine), mais cela englobe aussi les pelouses et les parcs, les talus d’autoroutes, les aéroports et les terrains d’aviation. Soit aujourd’hui cinq millions d’hectares (dont plus de trois millions pour les sols revêtus ou bâtis) en France métropolitaine, sans compter les territoires d’Outre-Mer.

On pourrait aussi se demander si les 5 000 ha de surface en eau gagnés chaque année entre 1982 et 2018 ne devraient pas entrer dans cette catégorie, puisqu’il s’agit essentiellement de gravières, de lacs collinaires ou des fameuses « bassines ».

Ajoutons que l’impact de l’artificialisation dépasse les seules surfaces comptabilisées. Il faudrait prendre en compte le mitage, les nuisances visuelles ou sonores. Et puis, on voit arriver de nouveaux usages : quand on installe des panneaux photovoltaïques au-dessus de pâtures à moutons, le terrain est-il encore agricole ou artificialisé ? Il faut réfléchir sérieusement à la question.

Tout le monde ne cite pas les mêmes chiffres pour prendre la mesure du phénomène. Un problème purement technique de méthodologie ?

Nous disposons d’une masse considérable de données statistiques, mais sans trop savoir comment les valoriser. Faire parler ces chiffres, c’est ce que je me suis efforcé de faire à partir d’une remarquable enquête initiée depuis 1981 par le ministère de l’Agriculture, dénommée Teruti-Lucas. À partir de points d’observation sur le terrain et avec un échantillonnage de 55 000 photos aériennes, on disposait annuellement d’une vision de l’occupation du territoire, répartie selon une nomenclature extrêmement détaillée couvrant pas moins de cent usages du sol. C’était génial pour observer l’évolution dans le temps, de loin la meilleure source d’informations que je connaisse. Malheureusement, le nombre des points et des visites sur le terrain ont été réduits, faute de moyens. Ce changement rend plus difficile les comparaisons.

Mais Teruti-Lucas ne fournissait pas une véritable cartographie…

Les points avaient une valeur statistique (un point représentait cent hectares), mais cette méthode avait en effet le défaut de ne pas produire de cartes. Elle donnait cependant une bonne représentation à l’échelle des régions et de la France. Ces données peuvent être croisées et analysées avec d’autres sources d’informations comme le Registre Parcellaire Graphique (RPG) qui recense chaque année les cultures à retenir pour les aides PAC. Nous disposons aussi des photos satellites, des données du cadastre, de l’inventaire forestier de l’IGN ou des ventes de terrain enregistrées par les Safer. Il n’y aura jamais une seule méthode parfaite de mesure, c’est le croisement de toutes ces données qui finit par donner une vision aussi précise, claire et crédible que possible.

Pendant longtemps, la France s’est surtout inquiétée de la « déprise agricole », du retour de la forêt et du développement des « friches ».

Oui, les surfaces boisées augmentent d’environ 8 300 ha par an depuis 1982, ce qui traduit une certaine déprise. Mais ce n’est rien comparé aux 57 600 ha artificialisés ! Avec l’agrandissement de la taille des exploitations, certaines parcelles moins favorables ne sont plus cultivées. Le phénomène est surtout sensible en zone de montagne et dans les régions où un système de polyculture-élevage laisse la place aux grandes cultures. Quant aux friches, une grande partie d’entre elles sert en réalité de réserves foncières à l’urbanisation. Des ingénieurs du génie rural, des Eaux et des Forêts ont agité, dans les années 80, le spectre de la France en friche, pour masquer le phénomène majeur de l’artificialisation. Aujourd’hui, la perte annuelle de terres agricoles correspond aux surfaces nécessaires pour nourrir 198 000 personnes, alors même que la population va croître de 91 000 habitants par an d’ici 2044, d’après l’Insee. Et il ne faudra plus trop compter sur l’augmentation des rendements agricoles pour compenser cette demande. Ainsi, le rendement du blé tendre baisse de 0,04 quintal pour la période 1996-2022. On aura aussi besoin de terres pour produire des matériaux et de l’énergie. Rappelons que, en 2019, les agrocarburants utilisés en France représentaient une surface de 1,9 million d’ha pour seulement 7 % de nos carburants. Il faudrait utiliser 95 % de notre surface agricole si l’on voulait satisfaire tous nos besoins énergétiques.

Le sujet a longtemps été cantonné à un débat entre experts. Et soudain, l’artificialisation des terres est brutalement projetée sur le devant de la scène à la faveur de la prise de position de Laurent Wauquiez qui, derrière l’objectif du Zéro Artificialisation Nette en 2050 (ZAN), dénonce « un ruralicide ».

Ce sujet est posé sérieusement depuis près de vingt ans. Nombre d’élus ont compris l’enjeu de préserver les terres agricoles et beaucoup d’ONG se battent pour préserver un peu de nature et de vivant. Les luttes contre les rocades, les aéroports ou l’implantation de zones industrielles ne datent pas d’hier. L’objectif ZAN est ambitieux et il faut le saluer. Il oblige de nombreuses collectivités à revoir leurs plans locaux d’urbanisme, c’est une bonne chose. Bien sûr, des adaptations seront nécessaires. Mais on ne peut pas continuer à artificialiser chaque année 60 000 ha, comme si la terre était une ressource illimitée. Dénoncer là un « ruralicide », c’est habiter une autre planète.

Il n’est pas le seul. Des urbanistes, des promoteurs, des élus s’élèvent aussi contre le ZAN. N’est-ce pas le même type de rejet que sur les Zones à Faibles Émissions (ZFE) ?

ZAN et ZFE ont un point commun : « la bagnole ». Tant que l’automobile sera au centre de notre économie, les choses ne changeront pas. Céder à l’automobile comme dans les années 1960, c’est se condamner à construire toujours de nouvelles autoroutes traversant les zones rurales, des rocades pour contourner les villes, des parkings. C’est consommer beaucoup d’énergie fossile et générer beaucoup de pollution. Et passer aux voitures électriques ne changera pas le problème de consommation de l’espace. Il faut changer de logiciel. Ce ne sera pas facile mais je suis convaincu que, sans nouvelles normes et sans nouvelles lois, rien ne changera.

Artificialisation, empreinte carbone, empreinte écologique sont des indicateurs qui traduisent le fonctionnement actuel de notre société consumériste. Seule une approche globale plus sobre permettra de réduire ces pressions sur le sol, les ressources et le climat. Il faut revoir notre façon de nous loger, de manger, de nous déplacer, de nous chauffer. Le principal moteur de l’artificialisation a été la maison individuelle. Tant que les architectes et urbanistes ne proposeront pas d’autres modèles d’habitats plus collectifs et plus attractifs, l’étalement urbain continuera.

Le problème n’est-il pas une conséquence des lois de décentralisation de 1982-83 qui ont confié le pouvoir de délivrer les permis de construire à 36 000 maires ?

Je ne suis pas un spécialiste de la question mais l’attribution des permis de construire devrait sans doute être beaucoup plus encadrée. Vendre des terres agricoles en terrains à bâtir rapporte beaucoup d’argent aux heureux propriétaires de foncier, mais cette manne n’est pas justement répartie. Elle tombe dans la poche d’environ 20 000 bénéficiaires par an, selon les données de la Fédération nationale des Safer. Cela représente une plus-value de cinq à sept milliards d’euros par an ! Il est temps de mettre fin à cette rente que rien ne justifie mais que personne ne dénonce. Or c’est l’autre moteur de l’artificialisation.

LIRE LA PREMIERE PARTIE DU DOSSIER

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