À mots découverts illustration fantastique eau cascade robinet

Published on 18 avril 2024 |

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“L’eau n’est plus ce qui purifie, mais ce que nous faisons passer dans des stations d’épuration” 

Mathématicien et philosophe, Olivier Rey est chercheur au CNRS, enseignant en philosophie à l’Université Paris 1, membre de l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques. Egalement romancier et essayiste, il a publié plusieurs ouvrages, dont Réparer l’eau (Stock, 2021) – lui rendre sa capacité d’enchantement, en quelque sorte, et Une question de taille (Stock 2014) qui aborde la perte de notre sens de la mesure. Au fil de ses publications qui scrutent la place des sciences dans notre société, il livre une réflexion sensible sur les ruptures grandissantes entre l’humanité et son milieu naturel. Interrogé par la revue Sesame, il répond avec un regard lucide et poétique à la fois sur notre rapport actuel aux « ressources hydriques ». Une eau gérée, canalisée, traitée qui, perdant ses vertus purifiantes, dessèche nos imaginaires.

Questions de Valérie Péan,

Vous dénoncez dans votre ouvrage Réparer l’eau la vision utilitariste de l’eau comme ressource. À l’heure du changement climatique, où coexistent selon les régions inondations et sécheresse, certains prônent le stockage de ce fluide dans les dites « méga-bassines ». Que vous évoquent ces deux termes, « bassines » d’un côté, et « méga » de l’autre ?

Un sketch que j’ai vu enfant, qui mettait en scène deux marionnettes, Ernest et Bart, est resté gravé dans ma mémoire. Bart, dans son lit, se plaint de ne pouvoir s’endormir, à cause du bruit que fait l’eau qui goutte d’un robinet mal fermé. Il demande à Ernest de remédier au problème. Celui-ci, au lieu de fermer le robinet, allume la radio : Bart n’est plus gêné par le bruit des gouttes, désormais couvert par celui de la radio. Bart proteste. Alors Ernest allume l’aspirateur : Bart n’entend plus le bruit de la radio, couvert par celui de l’aspirateur. Si je me rappelle cet épisode, alors que j’ai oublié les autres, c’est sans doute que, année après année, la réalité n’a cessé d’y faire écho.

Des dispositifs de plus en plus démesurés sont imaginés et déployés pour pallier les déséquilibres induits par la démesure

Olivier Rey

Au lieu qu’une mesure soit gardée dans les interventions sur la nature, afin que certains équilibres essentiels ne soient pas rompus, des dispositifs de plus en plus démesurés sont imaginés et déployés pour pallier les déséquilibres induits par la démesure – dispositifs qui, à leur tour, engendrent de nouveaux déséquilibres, qu’il faut pallier avec des dispositifs encore plus géants. Ainsi avec la circulation de l’eau. L’eau est très présente sur la Terre, mais l’eau douce ne représente que 3 % du total, dont les deux tiers sont stockés dans les glaces au voisinage des pôles. Heureusement, le cycle évaporation-précipitations assure un renouvellement permanent du 1 % restant qui irrigue et fertilise la terre. Encore faut-il que cette eau qui tombe du ciel ne retourne pas trop rapidement à la mer, comme c’est de plus en plus le cas du fait de la disparition progressive de ce qui pouvait la retenir dans les sols, ou ne s’évapore pas trop vite, comme c’est le cas du fait d’une irrigation ou d’un arrosage à débits industriels.

C’est alors qu’apparaissent les « réserves de substitution », ou « mégabassines », destinées à stocker en hiver une eau qui sera utilisée en été. Je note, au passage, le côté malséant du terme « mégabassine » : une bassine étant un ustensile de cuisine, une « méga » bassine, d’une surface de plusieurs hectares, ne peut plus par définition être une bassine. Cela étant, le mot n’est pas si mauvais, si l’on considère que son caractère problématique est en accord avec le caractère lui-même problématique de la chose qu’il désigne. Au lieu de considérer qu’il y a des limites au « forçage » de la nature, on renchérit dans le forçage pour remédier aux difficultés apparues à l’étape précédente. Les mégabassines ne rendent pas un mode d’exploitation pérenne, elles permettent seulement de s’enferrer davantage dans un mode d’exploitation non pérenne, qui réclamera bientôt de giga aménagements, et laissera derrière lui une terre d’autant plus dévastée qu’il aura été poussé jusqu’à ses extrêmes limites.

Que dire des autres solutions préconisées – réutilisation des eaux usées, désalinisation, sobriété… ?

La réutilisation de l’eau consite moins à en faire un bon usage qu’à se permettre d’en faire n’importe quoi

Olivier Rey

La désalinisation rencontre très vite l’obstacle de son coût énergétique, à une époque où l’approvisionnement en énergie soulève lui-même toute sorte de difficultés. La réutilisation des eaux usées, plus ou moins filtrées et désinfectées, est une bonne chose. Avec cette limite que dans le contexte actuel, cette réutilisation vise moins à réduire la consommation d’eau qu’à empêcher qu’une consommation sans cesse croissante ne se heurte trop brutalement aux limites physiques. Autrement dit la réutilisation, telle qu’elle est aujourd’hui conçue et pratiquée, consiste moins à faire un bon usage de l’eau qu’à pouvoir se permettre, pour un peu de temps encore, à en faire un peu n’importe quoi.

La même chose peut être dite de la sobriété. La sobriété est en soi extrêmement louable. Ce qui est présenté actuellement sous ce nom n’est cependant pas à la mesure des enjeux. Quelqu’un qui passe de dix verres de whisky par jour à neuf ne devient pas sobre, il demeure alcoolique. D’un côté, on peut se dire que les ajustements à la marge proposés par la « sobriété » telle qu’elle est aujourd’hui invoquée valent mieux que rien ; de l’autre, on peut se demander si ces ajustements à la marge ne risquent pas de dévoyer la notion de sobriété.

Quand on parle aujourd’hui de l’eau, c’est souvent pour s’inquiéter de sa pollution. Qu’est-ce que cela produit sur nos imaginaires ?

« Que serait l’idée de pureté sans l’image d’une eau limpide et claire, sans ce beau pléonasme qui nous parle d’une eau pure ? », écrivait Bachelard dans L’Eau et les Rêves. De mémoire d’homme, l’eau est l’élément purifiant. Ce pourquoi elle occupe une place si importante dans d’innombrables rites religieux de par le monde. D’où la très étrange situation dans laquelle nous nous trouvons désormais : l’eau n’est plus ce qui purifie, mais ce que nous faisons passer dans des stations d’épuration. Pour notre bien : ce que nos ancêtres prenaient pour une eau pure pouvait contenir des germes dangereux ou mortels (auxquels s’ajoutent aujourd’hui des substances nocives fabriquées ou diffusées par l’industrie), et le traitement de l’eau a sa part dans l’augmentation considérable de l’espérance de vie au cours des deux derniers siècles. Cependant, à mettre l’eau sous constante surveillance (avec de bonnes raisons de le faire), nous ôtons aussi à celle-ci sa puissance propre, et sa faculté à féconder notre imaginaire. Bachelard n’aurait pu écrire L’Eau dépolluée et les Rêves.

Le monde se trouve « désenchanté », « désubstantialisé » par la science et la technique modernes

Olivier Rey

Quant aux dommages, ils ne touchent pas seulement les rêves. L’être humain se comprend lui-même à travers les résonances qui s’établissent entre lui et son milieu. Prenons le temps, où se déploient nos vies. Si nous ne savons guère ce qu’est le temps, nous savons du moins ce qu’il fait : il s’écoule. C’est l’écoulement d’un fleuve qui nous permet de penser cette expérience décisive qu’est le passage du temps. De toute cela il résulte que plus le monde se trouve « désenchanté », « désubstantialisé » par la science et la technique modernes, plus nous risquons le racornissement, faute de vis-à-vis dans le monde qui fasse écho à ce que nous vivons et ressentons. Les gains apportés par sciences et techniques sont indéniables, mais ne doivent pas faire oublier les pertes qui, outre les dommages infligés à la nature en dehors de nous, comprennent aussi les dommages infligés à nous-mêmes, privés de répondant externe à notre intériorité qui, ce faisant, s’exténue.

C’est seulement en tenant compte, à la fois, des gains et des pertes, que pourrait être pensée une juste voie, entre une abstention face à la nature qui nous abandonnerait à la précarité, et un activisme forcené à son égard qui nous reconduit à la précarité, en épuisant le monde qui nous porte et, avant cela, nous vide de notre substance en vidant la nature de la sienne. Léonard de Vinci a essayé de frayer une telle voie. Ingénieur en hydraulique, il concevait canaux, écluses, pompes ; il n’en a pas moins toute sa vie continué à voir dans l’eau le sang de la terre, dont il contemplait et dessinait inlassablement les tourbillons.

Ne pensez-vous pas que la rareté de l’eau – comme a contrario sa capacité à détruire villes et villages – est à même de réveiller notre attention ?

La rareté de l’eau, comme les dégâts qu’il lui arrive de causer, peuvent avoir des effets opposés. D’un côté, nourrir une surenchère technologique et gestionnaire, afin de tirer le parti optimal d’une ressource rare et de garantir contre les dangers que cyclones, pluies diluviennes et inondations font courir. D’un autre côté, refaire découvrir le caractère précieux d’un liquide porteur de vie, que les robinets que l’on tourne à volonté ont eu tendance à faire oublier, et rappeler à la modestie face aux forces élémentaires.

Sur ce point, Léonard de Vinci ne s’illusionnait pas – lui qui écrivait dans ses carnets que contre la furie de l’eau, « nulle défense humaine ne prévaut, ou si cela est, pas longtemps ». Il ne s’agit ni de se soumettre à la nature, ni de prétendre la soumettre, mais de vivre en bonne intelligence avec elle. Et cela commence, comme vous le dites, par l’attention qu’on lui porte. Les plus grands méfaits seraient impossibles à commettre sans un manque préalable d’attention aux êtres et aux choses sur lesquels ils s’exercent ; réciproquement, la véritable attention inspire toujours l’attitude juste.

Connaissez-vous des exemples où l’eau est restée matière à rêves ?

Ordinairement nous ne sommes pas attentifs à l’eau, nous nous en servons. Le gigantesque déploiement de dispositifs destinés à nous la livrer à la demande, et à nous en débarrasser ensuite, nous conforte dans cette façon de faire. Il arrive pourtant, à l’improviste, que la rencontre se fasse. Il peut s’agir d’une simple flaque d’eau, à la surface ridée par le vent, et où des feuilles mortes ramollissent et se décomposent. Il peut s’agir d’une eau brunâtre en bordure de rivière, à l’écart du courant, où flottent une bouteille en plastique et quelques immondices. Il peut s’agir d’endroits plus riants.

J’aime aller avec mon petit garçon jusqu’au pont de Preuil, situé à quelques kilomètres de l’endroit où nous habitons, dans la campagne du nord des Deux-Sèvres. Je suis heureux que sa première expérience d’un cours d’eau soit vécue sur ce pont médiéval étroit qui enjambe l’Argenton, une petite rivière où l’eau, abondante en hiver, s’écoule en bruissant sous les arches et inonde les abords, tandis qu’elle se fait rare en été, presque stagnante, couverte de nénuphars et de lenticules.

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