De l'eau au moulin

Published on 10 juin 2022 |

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Les vétérinaires, une espèce sensible

Un entretien avec Michel Baussier, président d’honneur du Conseil national de l’ordre vétérinaire, par Anne Judas, revue « Sesame »

Les points de vue des scientifiques et ceux des défenseurs de la cause animale sont-ils si opposés ? De nombreux vétérinaires – des scientifiques, donc – sont sensibles à la cause animale et l’assument jusque dans les enceintes parlementaires. « Sesame » a interrogé Michel Baussier, ancien président du Conseil national de l’ordre des vétérinaires. Il a exercé trente ans en plein cœur du Charolais, mais aussi en ville. 

Les vétérinaires sont-ils des scientifiques « purs et durs » ?

Michel Baussier : En France du moins, le recrutement en classes préparatoires met l’accent sur la physique, la chimie, la biologie – des connaissances scientifiques – et, ensuite, sur la méthode scientifique : cette dernière permet d’énoncer une hypothèse, de la vérifier ou de la réfuter, afin de démontrer les faits. De la sorte, au sein du Conseil de l’Ordre Vétérinaire (COV), je m’étais déjà quelque peu engagé contre certaines dérives, certains traitements dont l’efficacité n’était pas démontrée ou encore contre le mythe du « naturel ». Et, sans ménagement, contre la tentation du charlatanisme : on ne peut pas soigner un chat à distance avec sa photo ! Mais je me suis aussi battu sur le dossier préoccupant de l’antibiorésistance : il fallait faire passer l’idée auprès des éleveurs qu’un traitement antibiotique ce n’est pas anodin, qu’il devait être prescrit pour être ajusté, contrôlé, et que le vétérinaire sert à ça !

Voilà pour la science. J’ajouterai que, dans la pratique du vétérinaire, la « mise à distance » émotionnelle et la concentration sont un support de réussite dans le cas d’actes techniques, une opération par exemple. Cela dit, le référentiel de diplôme des écoles nationales vétérinaires a été revu en 2018 : il introduit une part importante de formation à des compétences « sociales » absolument fondamentales, comme le fait de savoir communiquer, de développer ses capacités d’empathie et d’écoute… bref, d’user aussi de sa sensibilité. 

Je suis convaincu que l’omniprésence voire, parfois, l’hégémonie des approches scientifiques et technologiques, une certaine tendance contemporaine à la déshumanisation peuvent pousser des patients ou des propriétaires d’animaux vers une médecine alternative qui peut apparaître plus… humaine dans ses pratiques et davantage à l’écoute, sans avoir pour autant démontré son efficacité. 

Peut-on parler d’engagement des vétérinaires dans la protection animale ?

Dans presque toutes les petites villes, les vétérinaires font partie, bénévolement, des instances des associations de protection des animaux : ils contribuent donc à la cause. En ce qui me concerne, j’ai évolué au cours de ma carrière, notamment sur la question de l’euthanasie d’un animal – on la pratiquait plus volontiers autrefois. Même si, face à un cas de tuberculose canine par exemple, régler la question sanitaire de la contagion doit à mon avis toujours passer au premier plan,.

Ce sont des éleveurs qui m’ont sensibilisé au fait que certains vétérinaires pouvaient leur apparaître comme insensibles à la douleur animale, voire un peu brutaux. Inversement, des collègues m’avaient alerté sur le fait que des éleveurs préféraient pratiquer des césariennes eux-mêmes. Les bêtes finissaient assez souvent à l’équarrissage. C’est ainsi que j’ai rencontré Mme Gilardoni, fondatrice et présidente, à l’époque, de l’Œuvre d’Assistance aux Bêtes d’Abattoir (OABA), une association reconnue d’utilité publique à laquelle j’ai adhéré et dont je suis toujours membre.

Toutes les professions en lien avec les animaux doivent évoluer et toutes ont leur responsabilité pour les protéger. C’est le cas aussi des ingénieurs en zootechnie et en sélection animale. Par exemple, on a sélectionné des bovins sur leur capacité à développer à l’excès des masses musculaires (donc de la viande) mais pas sur la possibilité de mettre bas pour les femelles… Les vétérinaires se sont retrouvés en première ligne pour remédier à des problèmes dus à la sélection d’un caractère hyperspécialisé ou à des conditions intensives, comme les mammites ou les boiteries.

Des vétérinaires ont été parmi les premiers défenseurs des animaux. Je ne peux pas ne pas évoquer l’Écossais William Youatt, l’un des premiers membres de la Société pour la prévention de la cruauté envers les animaux (RSPCA) fondée à Londres en 1824. Il fut le premier à s’intéresser à ce que peut penser et ressentir l’animal et c’était totalement d’avant-garde !

Le corps des vétérinaires a été « inventé » en France sous Louis XV pour surveiller les épizooties, donc avec des intentions surtout prophylactiques. Les préoccupations de l’époque étaient d’abord économiques car le bétail avait une très grande valeur dans la société rurale, ensuite sanitaires car on avait déjà remarqué que les maladies animales pouvaient affecter l’homme.

Donc, la médecine vétérinaire travaillait au bénéfice des éleveurs et l’intérêt de l’animal n’était évidemment pas pris en compte. Il ne le fut pas davantage au XXe siècle, quand la profession a investi le domaine de la santé publique avec la sécurité sanitaire des aliments d’origine animale dans l’alimentation humaine, et notamment l’inspection des viandes. 

Mais, depuis, la profession a évolué et elle évolue encore…

Oui et heureusement ! Beaucoup de vétérinaires viennent de la ville. Et c’est le développement des animaux de compagnie au XXe siècle qui, amenant les vétérinaires à s’intéresser massivement et préférentiellement à ce secteur, a sûrement commencé à changer la donne. Je l’observe chez les éleveurs de bétail eux-mêmes, qui sont parmi les plus gros possesseurs d’animaux de compagnie, et qui ont du reste assez vite suivi l’approche anthropomorphique des citadins avec leurs animaux…

Pourtant, ce n’est pas forcément un progrès pour le bien-être des animaux, ceux de la ferme comme ceux de la maison. Car l’approche ne doit être ni exclusivement empathique ni, surtout pas, anthropomorphique, du moins pas à l’excès. Elle doit rester une approche objective et fondée sur la science. Les vétérinaires dits ruraux ou mixtes se sont bien adaptés à la situation en se formant en éthologie et en « science du bien-être animal », avec les grilles d’évaluation, etc.

Aujourd’hui, il me semble que la féminisation de la profession apporte davantage de sensibilité et d’attention : les femmes sont généralement plus douées d’empathie pour le patient que l’on s’apprête à soigner (comme à materner !). Ce n’est pas différent de ce qu’il se passe dans le domaine de la santé humaine en termes de sensibilité des professionnels à la prise en charge de la douleur par exemple. Les femmes sont plus facilement dans « le soin » à autrui, à l’être différent de soi1

Il y a donc une sensibilité renouvelée de la profession ? 

Oui, on constate une progression des préoccupations éthiques et des comportements d’humanité. Et il y a toujours des vétérinaires engagés dans la protection animale – Jean-Pierre Kieffer, notre ami regretté, en est un exemple des plus marquants et je tiens à lui rendre hommage. (Lire « Coup de chapeau à Jean-Pierre Kieffer ».)

Il y a eu aussi le virage qu’a pris le Conseil de l’ordre vétérinaire, dont j’ai été le président de 2010 à 2016. L’ordre a voulu pouvoir agir au-delà de sa seule mission d’administration et de contrôle déontologique de la profession.

En effet, l’État délègue à l’ordre des prérogatives de la puissance publique. Encore faut-il les organiser. C’est ce qu’a fait la loi d’avenir pour l’agriculture du 13 octobre 2014, dite loi agroécologique, qui spécifie : « l’Ordre peut participer à toute action dont le but est d’améliorer la santé publique, y compris le bien-être animal.2» Elle a permis de le réformer par ordonnance, en 2015. Lors d’un premier colloque intitulé « Vétérinaire, professionnel garant du bien-être animal »3 , l’ordre avait publiquement déclaré : « Tout animal abattu doit être privé de conscience d’une manière efficace, préalablement à la saignée et jusqu’à la fin de celle-ci. » D’autres déclarations ont suivi, par exemple sur la corrida. Puis est intervenue la création du Comité d’éthique du COV, en 2018. 

Le grand virage, c’est la prise en compte de ce qu’on appelle « l’éthique animale », dans laquelle on essaie de se placer du point de vue de l’animal. Le Comité d’éthique du COV traite de l’éthique du métier, de la profession de façon générale. Mais les deux premiers avis qu’il a rendus avaient trait au bien-être animal : ils portaient sur l’euthanasie de convenance et les objets connectés comme les puces RFID. 

La création du Comité d’éthique du COV est aussi une réponse à cette préoccupation. Le choix de son président, Louis Schweitzer, qui fut à la tête du Comité d’éthique de l’INRA et préside également la fondation Droit animal, Éthique et Sciences, l’illustre tout à fait !

Enfin, il faut citer le progrès des connaissances scientifiques elles-mêmes sur la cognition animale, sur la sensibilité douloureuse des animaux, les émotions, la notion de conscience animale… L’éthologie et les neurosciences ont permis aux scientifiques de découvrir que les animaux ont un cerveau et qu’ils peuvent être étudiés pour eux-mêmes, en tant que sujets. La science, jusqu’à une période récente, ne s’était intéressée aux animaux que comme objets susceptibles d’être exploités pour l’alimentation humaine, pour le progrès de la médecine (expérimentation animale), pour des loisirs, etc.

Le champ scientifique des « Animal Studies » se construit-il aussi parce que des chercheurs s’engagent en faveur de la protection animale ?

A la fin des années 1870, Claude Bernard s’intéressait à l’homme et avait compris ce que l’animal pouvait apporter à la médecine dans une approche de physiopathologie comparée. D’où le développement de la méthode expérimentale et de l’expérimentation animale. L’animal n’intéressait pas le chercheur en tant que sujet mais simplement comme objet. On ne saurait en vouloir aux chercheurs si on examine l’état d’esprit de l’époque en Occident. Idem pour les zootechniciens. Puis on a décidé de s’intéresser scientifiquement à l’animal pour lui-même, notamment quand l’éthologie s’est décidée à s’extraire du behaviorisme4. On a découvert que c’était un gisement de recherches et qu’on se trompait depuis deux millénaires sur les animaux… D’où l’engouement scientifique nouveau. 

Selon Jérôme Michalon (sociologue, CNRS), « les Animal Studies affirment la nécessité d’un rapprochement entre science et militantisme ». Qu’en pensez-vous ?

Je ne soutiens pas cette position, qui fait l’amalgame entre la recherche et le militantisme. Le chercheur, en tant que citoyen, peut parfaitement être militant, mais quand il travaille et quand il s’exprime en tant que chercheur, il doit être obsédé par l’objectivité scientifique strictement incompatible avec tout mélange de genres entre recherche et engagement. Il n’y a du reste pas besoin de militer pour progresser dans la connaissance du système nerveux et du comportement des animaux.

La sensibilité à la cause animale, est-ce de « l’humanité » ?

Le vétérinaire est un médiateur dans la société, il est au contact des gens, il s’intéresse à l’animal et au moins autant au maître qu’à l’animal. Cette évolution s’est faite progressivement. Quand j’étais à l’école vétérinaire dans les années soixante-dix, il était encore interdit de se montrer trop empathique avec les animaux ! S’agissant des animaux de rente, nous étions pratiquement à l’apogée de l’élevage intensif, qualifié d’industriel, et les cours de zootechnie parlaient volontiers de « viande sur pied » !

Mais les débats de société ont chaque jour une influence dans le colloque singulier que le vétérinaire établit avec son client. La sensibilité des vétérinaires ne pouvait dans ces conditions qu’évoluer. Ils sont a priori parmi les meilleurs connaisseurs des animaux et aussi de leurs relations à l’homme…

Reste que les vétérinaires ont le plus souvent été oubliés dans ces débats et c’est une des missions que je m’étais fixées au sein de l’ordre : j’estimais qu’ils devaient participer à la fois au débat scientifique et à la réflexion éthique et, pour ma part, je n’ai pas cessé de le faire.

Quant à l’adéquation des réponses de la profession aux demandes sociétales, le rapport de mission que nous avons rendu à l’ordre en 2017, avec mon collègue Christian Rondeau, a permis de faire un certain nombre de constats et de recommandations. Parmi elles, nous préconisions de dépasser la seule empathie pour l’animal perçu comme animal de compagnie comme critère de recrutement, afin de renforcer la prise en compte de la santé publique et environnementale dans une approche « One Health », ainsi que les formations dédiées au bien-être animal. La société a, plus que jamais, besoin non seulement de comportements de protection à l’égard des animaux, mais aussi de compétences en matière de santé animale et de santé publique.

Un coup de chapeau à Jean-Pierre Kieffer : « Mon confrère et ami Jean-Pierre Kieffer nous a quittés bien trop tôt, le 26 octobre 2021. Les vétérinaires, et plus encore les animaux, ont perdu un grand serviteur. Vétérinaire jusqu’au bout des ongles, Jean-Pierre ne concevait son métier et sa profession que dans le cadre d’une relation équilibrée entre humains et animaux. Pour leur bien-être et leur bientraitance, il a eu plusieurs engagements mais le plus marquant restera sûrement celui à la présidence de l’Œuvre d’Assistance aux Bêtes d’Abattoir (OABA) pendant vingt ans : une gageure pour un citadin, praticien canin, se frottant à des mondes qu’il ne connaissait pas initialement, ceux de l’élevage, des filières, des abattoirs… Sa compétence ne fut jamais prise en défaut, il connaissait tout et très finement ; il faisait autorité. Travailleur acharné, professionnel respecté, fin négociateur, homme de sensibilité, il savait aussi faire preuve de grande détermination quand l’essentiel était en cause. Un humaniste ouvert à tout le vivant.  Jean-Pierre Kieffer restera dans l’histoire de la profession comme l’un des siens les plus marquants, au regard de l’engagement des vétérinaires dans la protection animale. » M.B.

Références bibliographiques

Baussier M., « La Science face à la conscience… animale », 2021. https://www.book-e-book.com/livres/177-la-science-face-a-la-conscience-animale-9782372460514.html

Baussier M., Rondeau C., Rapport de mission « Adéquation de la réponse professionnelle à la commande sociétale faite à la profession vétérinaire », ordre national des vétérinaires, 49 pages, 2017.

Bernard C., « Introduction à l’étude de la médecine expérimentale », 1865, rééd. Le Livre de poche.

Bohin E., « La Place du vétérinaire dans le débat public sur le bien-être animal », thèse vétérinaire, 2020, VetAgro Sup Lyon.

Carrié F., « “Vraies protectrices” et représentantes privilégiées des sans-voix : l’engagement des femmes dans la cause animale française à la fin du XIXe siècle », revue Genre et Histoire n° 22, 2018, https://journals.openedition.org/genrehistoire/4102

Colloque « Vétérinaire, le garant professionnel du bien-être animal », Sénat, 24 novembre 2015, https://www.veterinaire.fr/communications/actualites/colloque-du-24-novembre-2015

Magnes A., « Le bien-être animal : état des lieux et perspectives », note Futuribles, 2022, https://www.futuribles.com/fr/article/le-bien-etre-animal-etat-des-lieux-et-perspectives/

  1. Voir F. Carrié, « “Vraies protectrices” et représentantes privilégiées des sans-voix : l’engagement des femmes dans la cause animale française à la fin du XIXe siècle », revue Genre et Histoire n° 22, 2018. https://journals.openedition.org/genrehistoire/4102 Sur la relation qui peut être faite entre la pensée du « care » et le genre, voir : https://www.franceculture.fr/societe/le-care-dune-theorie-sexiste-a-un-concept-politique-et-feministe
  2. https://www.legifrance.gouv.fr/codes/section_lc/LEGITEXT000006071367/LEGISCTA000006138382/
  3. https://www.veterinaire.fr/communications/actualites/colloque-du-24-novembre-2015
  4. Le behaviorisme étudie les comportements et leurs déterminants à des fins utilitaires.

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