Le jour d'avant 1958 Laverie Jouy-en-Josas © Inrae - Jean-Joseph Weber

Published on 12 décembre 2023 |

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L’envers féminin des laboratoires

Cette photographie a été prise en 1958 par Jean-Joseph Weber, photographe à l’Inra, dans la laverie d’un laboratoire du Centre national de recherche zootechnique (CNRZ) de Jouy-en-Josas. L’état des murs donne une impression de vétusté, pourtant le CNRZ est sorti de terre peu de temps avant la production de ce cliché… Dans la France des années 1950, on construit à l’économie et on bricole pour adapter les locaux à des usages changeants. De fait, hors des laboratoires qui se doivent d’offrir une hygiène irréprochable et une configuration optimale pour l’expérimentation, on ne s’embarrasse pas de design.

Autour de la jeune femme inconnue saisie dans son travail quotidien, on voit essentiellement de la verrerie, nettoyée ou attendant de l’être. On imagine que les caisses rangées sous la paillasse servent au transport de cette verrerie entre la laverie et le laboratoire. Le tablier maculé et les espadrilles ne laissent pas de doute : cette jeune femme assure le va-et-vient de l’une à l’autre, en plus d’autres tâches de manutention ou d’assistance technique qu’il n’est pas possible de deviner. Protégée par le tablier, la blouse blanche renvoie à un milieu de recherche où la propreté est une condition essentielle de la bonne conduite des protocoles scientifiques, assurée par une main-d’œuvre féminine ordinairement en situation d’invisibilité – d’où la valeur de ce cliché, réalisé par un photographe qui a lui aussi débuté comme technicien.

 La mise en exergue des figures pionnières de la conquête de l’espace scientifique au féminin ne saurait cependant occulter une histoire plus ordinaire des femmes au travail, y compris dans les fonctions subalternes dans lesquelles elles ont longtemps été cantonnées.

Le rôle et la place des femmes dans les institutions scientifiques constituent aujourd’hui encore une question majeure du débat public et l’égalité dans la formation, l’entrée dans la carrière, les salaires et l’exercice des responsabilités demeurent des défis à l’action publique. Pour autant, ces enjeux sont aussi anciens que les institutions scientifiques elles-mêmes et les revendications des femmes sont une constante de l’histoire de l’accès au savoir et à sa production. Les recherches historiques menées dans les champs de l’histoire des sciences et des techniques aussi bien que des études de genre documentent amplement les combats menés par des femmes depuis le Siècle des lumières pour affirmer leur égale dignité dans les productions de l’esprit et la mise en œuvre des méthodes scientifiques. La mise en exergue des figures pionnières de la conquête de l’espace scientifique au féminin ne saurait cependant occulter une histoire plus ordinaire des femmes au travail, y compris dans les fonctions subalternes dans lesquelles elles ont longtemps été cantonnées. Pas seulement pour dénoncer les inégalités passées mais également et surtout pour donner à comprendre comment les femmes sont entrées dans les institutions scientifiques, quels rôles elles y ont joués, dans quelles formes de contribution à la production de connaissances et avec quelles possibilités de s’en emparer, pour elles-mêmes ou pour leurs successeures.

1958 Laverie Jouy © Inrae - Jean-Joseph Weber
Laverie du Centre national de recherche zootechnique de Jouy-en-Josas, 1958. © Inrae – Jean-Joseph Weber

Or le recours aux archives ne permet pas toujours de documenter les emplois de ces « petites mains » de la recherche. Ainsi, les archives orales d’Inrae ne contiennent aucun témoignage d’ouvrière de la recherche. Faute de pouvoir cerner les circulations dans les lieux et pratiques de la recherche de ces femmes, on peut tout de même rappeler quelques faits bien établis : la hausse très forte du niveau de qualification des femmes dans les décennies d’après-guerre, plus forte que celle des hommes. Les « trente glorieuses » sont à la fois très inégalitaires et très riches en voies d’ascension sociale – ce qui ne veut pas dire que l’on passe aisément du prolétariat des domaines expérimentaux à la direction de recherche, mais à tout le moins d’une position de contributeur aveugle à l’entreprise scientifique à un accès plus ou moins reconnu à l’imaginaire du progrès par la connaissance.

De toute évidence, la jeune femme qui figure sur cette photographie n’appartient pas à la catégorie des figures pionnières de la conquête du pouvoir scientifique au féminin. Elle illustre davantage les inégalités de statut entre hommes et femmes dans la recherche publique française, dans la période documentée et très au-delà ; encore que, à une époque où le statut des femmes est moins lié à leur activité propre qu’à leur position dans l’ordre familial (fille de, femme de…), il faut se garder de tout jugement hâtif. La laverie de Jouy-en-Josas nous dit l’envers féminin du grand récit des blouses blanches des temps pionniers du CNRZ mais, comme toute image fixe, elle doit être comprise comme un moment dans une histoire en mouvement.

communication scientifique
© Gilles Sire

Par Pierre Cornu, directeur de recherche en histoire du temps présent, directeur de l’UMR Territoires à Clermont-Ferrand et Egizio Valceschini, président du comité pour l’histoire de la recherche agronomique.


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