Union Libre lutte des agricultrices une révolution silencieuse

Published on 8 mars 2023 |

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Les agricultrices : histoire d’une révolution silencieuse

©Tommy Dessine

C’est un écho au beau documentaire de la réalisatrice Delphine Prunault, “Moi, agricultrice“, diffusé lors du colloque de la Chaire Unesco Alimentations du Monde, qui retrace sur plusieurs générations les luttes des agricultrices pour faire valoir leurs droits. Une autre parole forte, celle de Marie-Thérèse Lacombe, agricultrice aveyronnaise et pionnière dans cette bataille à l’aube des années 1960. Épouse d’un grand syndicaliste, Raymond Lacombe, et femme de caractère, elle a su tracer son propre sillon. En août 2000, elle témoignait lors de la 6ème Université d’été de l’innovation rurale, à Marciac, “Être de son temps à la campagne“. Des propos que nous vous invitons ici à (re)découvrir.

Marie-Thérèse Lacome : J’ai été agricultrice en Aveyron – notre fils continue sur l’exploitation –, mais j’ai aussi participé, avec beaucoup d’autres, à faire évoluer le milieu rural aveyronnais. Pour que vous puissiez comprendre, je dois vous situer un peu quelle était la situation des femmes dans les années 60. Il faut savoir que les femmes alors n’ont le droit de vote que depuis 15 ans, ce n’est pas vieux, et qu’à l’époque, on ne parlait pas de contraception, en particulier à la campagne. Ces deux points-là pèsent lourdement sur la situation des femmes en ce temps là. Moi, je suis arrivée dans le département en 1959. Quels y étaient alors les problèmes principaux ? Le régime de la cohabitation – non pas celle dont on parle en politique, mais celle de plusieurs générations sous le même toit.

C’était peut-être très bien pour certains, mais c’était aussi un grave problème pour les femmes. Parce que la jeune fille qui se mariait avec un agriculteur – et qui devenait d’ailleurs automatiquement agricultrice, on n’avait pas le choix de son métier – arrivait dans une maison où elle n’avait pas le droit de parole. C’était un régime très patriarcal. On arrivait là avec ses bras pour travailler et c’était souvent le grand-père qui vous disait ce que vous deviez faire. Il n’y avait pas d’intimité de couple. Ce n’est pas si vieux, puisque je l’ai vécu. Alors, évidemment, les femmes allaient beaucoup travailler à l’extérieur. Elles se devaient de suivre leur mari tous les jours de l’année pour faire tous les travaux qu’il y avait à faire.

Va t-en, je ne veux pas que tu vives ce que j’ai vécu”

Bien sûr, elle mettait au monde les enfants, c’était son devoir, mais ce n’était pas elle qui les élevait : c’était sa mère ou sa belle-mère. Elle n’avait le droit d’élever ses enfants que quand survenait de nouveau une jeune femme à la maison. Imaginez ce que cela pouvait être pour les couples… Voilà donc la situation. La femme en tant que main-d’œuvre de tous les jours, de tous les instants, et sans qualification. Il faut aussi se rappeler ce qu’était l’habitat… Très désuet, sans confort. Les villages étaient sales. Il y avait des tas de fumier partout, des tas de bois, des volailles, du bétail etc. C’est un tableau un peu sombre. Mais il fallait accepter cela ou partir. Et j’entendais bien des mères dire à leur fille: «Va t-en, je ne veux pas que tu vives ce que j’ai vécu ». Cela a compté pour beaucoup dans l’exode rural.

Nous avons décidé de ne pas subir cette situation. A cette époque, nous étions quelques-unes issues de la Jeunesse Agricole Catholique Féminine, un mouvement de jeunesse très important, et nous avions décidé de ne pas subir cette situation. Nous avions appris à réfléchir et à changer ce qui ne convenait pas dans notre vie. Arrivées dans notre vie d’épouse, de mère de famille, nous avons voulu mettre cette volonté de changement en route. On ne voulait pas rester sous le coup de la routine mais prendre véritablement notre vie en main. Nous nous sommes donc réunies à quelques-unes, et nous nous sommes demandées quels étaient les problèmes importants. Il y avait très peu de conseillères. Certaines se mettaient en place grâce au financement de la MSA, de la Chambre d’Agriculture, du Conseil Général.

Mais l’action qui s’est mise en route n’a pas été décidée par les organisations agricoles. Ce sont nous, les femmes, qui avons décidé de nous regrouper. On essayait de remonter le moral des femmes par rapport à un beau-père qui était souvent très dur à vivre, nous avons mis en œuvre une action d’habitat ou de séparation dans les maisons, pour que le couple ait son intérieur Il y avait toutes sortes de façons d’être actives. Par exemple, pour vous illustrer l’action qu’on a menée par rapport à la cohabitation – parce qu’on essayait de remonter le moral des femmes par rapport à un beau-père qui était souvent très dur à vivre – nous avons mis en œuvre une action d’habitat ou de séparation dans les maisons, pour que le couple ait son intérieur.

C’étaient des dossiers explosifs… Juste une anecdote pour l’illustrer: il se trouve qu’à l’époque, je rédigeais un article dans un journal, « le Rouerguat », et je m’étendais sur les problèmes des femmes, dont la cohabitation. Mais comme c’était quelque chose dont on ne pouvait pas parler sous peine de jeter la révolution dans sa famille, je sais que des jeunes femmes découpaient les articles, les affichaient dans le cadre de la fenêtre – le seul endroit dans la maison où il faisait clair -, ainsi tout le monde pouvait lire ce qu’on disait sur ce mal qu’il fallait enrayer. Les choses se passaient dans le silence.

Il s’agissait d’abord de rompre l’isolement, d’oser dire que la cohabitation entre générations ne devait pas durer, de trouver des nouvelles façons de faire moins fatigantes, de partir une journée en voyage pour voir ailleurs ce qu’il se passait

Quel a été donc le bénéfice de toutes ces rencontres entre femmes, qui se passaient dans le stade du village, puis avec des déléguées et des responsables locales au niveau de la petite région ou du département ? Il s’agissait d’abord de rompre l’isolement. Mais aussi d’oser dire que la cohabitation entre générations ne devait pas durer. De regarder sa vie, ses travaux, et de trouver des nouvelles façons de faire moins fatigantes. D’aménager la maison. De partir une journée en voyage pour voir ailleurs ce qu’il se passait. Imaginez ce que c’était, pour ces femmes, de pouvoir partir une journée et de parler entre elles. Dans ces réunions, nous avons aussi beaucoup parlé d’organisation du travail. Ah, c’était notre hantise ! Nous ne voulions plus travailler dans la routine.

Nous avons énormément parlé de l’utilisation des appareils ménagers, de la congélation, de ces nouvelles techniques. Vous savez, c’était une évolution considérable. Dans ma commune, c’est en 1966 qu’on a installé des congélateurs… collectifs, s’il-vous-plaît ! C’est-à-dire de grandes armoires où l’on louait chacun un petit casier. Quand je vous entendais parler du porc, tout à l’heure, j’imaginais comment nous aurions pu en parler, à l’époque: « Pouah, le jour du cochon, quelle horreur, mettons cela dehors!» Pour nous, les femmes, c’était la catastrophe des catastrophes.

Une journée infernale où l’on travaillait dans des conditions absolument épouvantables, dans l’étable, derrière les vaches, sans eau chaude. Il fallait la faire chauffer, nettoyer les boyaux…. Nous n’avons pas voulu, cependant, mettre en l’air les vieilles habitudes. On a conservé, mais en essayant de voir comment choisir le meilleur porc, le tuer dans les meilleures conditions, les meilleures installations. Et c’est ainsi que, peut-être, on a contribué à ce qu’aujourd’hui, il y ait de bonnes choses qui restent. Parce qu’on aurait pu tout envoyer balader! Il y avait une telle volonté de ne plus vivre comme avant qu’on aurait pu gâcher ces bonnes choses.

Il n’était pas possible que nos cours de fermes soient dans un désordre pareil

Même chose au niveau de l’habitat. Il y avait des maisons très anciennes et les femmes avaient la hantise du parpaing et du formica. Alors on a essayé de faire en sorte que les aménagements soient confortables, beaux, mais sans tout casser. Autre aspect : les femmes n’avaient pas d’argent. Nous avons alors réfléchi au revenu supplémentaire qu’elles feraient elles-mêmes. Certaines ont étendu des ateliers, en commençant par la basse-cour. On était très organisées, d’ailleurs. On se disait: « A quoi bon avoir tous des poules, des canards, des pintades? Donc toi, tu feras les poulets,moi je ferai les canards et une troisième fera les pintades“. Et puis, comme il fallait non seulement s’entraider mais aussi faire un peu d’argent, les ateliers se sont développés.

De là l’essor du canard. Beaucoup de femmes ont étoffé leur élevage, de même avec les porcs, les veaux, les agneaux… En même temps, on essayait d’acquérir une compétence pour conduire ces élevages dans de bonnes conditions et avec des méthodes nouvelles qui émergeaient. Il n’était pas possible que nos cours de fermes soient dans un désordre pareil. Et puis, nous avons évoqué l’accueil des touristes. Nous avions un pays formidable que nous avons eu envie de faire découvrir à ces gens de la ville. C’est chez nous qu’a commencé le camping à la ferme, où l’accueil était fait par les femmes, puis ce qu’on appelle aujourd’hui les chambres d’hôtes, que nous avons initiées dans le Saint-Affricain au presbytère de Monteuil. C’est comme cela que le tourisme à la ferme est né.

On en fait maintenant beaucoup de bruit, mais ce sont les femmes qui l’ont mis en place. Comme ce sont les femmes qui ont créé la diversification dans les exploitations. En même temps qu’on travaillait l’habitat, son confort , nous avons élargi au pourtour des maisons. Il n’était pas possible que nos cours de fermes soient dans un désordre pareil, où l’on pataugeait toute l’année. Cela a été tout un travail d’organiser le parcours, de changer le poulailler ou le tas de bois de place. Cela ne semble rien du tout mais c’étaient des évolutions énormes. Ce n’était pas le tout de planter des fleurs, il fallait nettoyer, modifier le parcours des animaux, assécher la mare qui était là depuis toujours…

Et il ne s’agissait pas seulement de dire, il fallait faire. Toutes ces choses, ce sont les femmes qui les ont demandées. Elles commençaient, elles, par changer les cailloux et les tas de bois et puis, en les voyant, les maris venaient aider. C’est vrai que l’Aveyron avait quand même un peu une tradition de laisser-aller. Il a fallu aussi que le village entier soit propre. Et c’est ainsi qu’on a mené une action auprès des Maires et des Conseils Municipaux. Des maisons ont été démolies, des chemins supprimés, d’autres mis à de meilleurs endroits. Pour nous, les maîtres mots étaient : vivre autrement en réfléchissant. Et il ne s’agissait pas seulement de dire, il fallait faire.

Nous n’étions jusque là que des manœuvres

La troisième chose: il fallait conduire sa vie de femme. On ne voulait plus être sous la coupe du beau-père ou du mari, nous voulions prendre une certaine indépendance et devenir majeures. Faire le travail qu’on désirait et affirmer sa personnalité. Quatrièmement, nous voulions être partie prenante dans les exploitations. Nous n’étions que des manœuvres et nous voulions donc avoir une responsabilité précise, être consultée dans les décisions. Jusque là, tout le progrès s’installait à partir des hommes: on achetait un tracteur, des outils. Bon, il fallait bien sûr que tout le monde contribue à le payer mais on ne demandait pas leur avis aux femmes.

C’est d’ailleurs pour cela que les problèmes d’habitat ont été très longs à résoudre : parce qu’on a commencé à moderniser les fermes, à acheter les tracteurs et tout le matériel, et la modernisation de l’habitat n’est venue qu’après. Nous étions des « sans profession ». Pourtant, Dieu sait si nous en exercions, des professions! Il a fallu se bagarrer. La mutualité sociale vient juste de reconnaître le titre de « collaborateur ». Vous vous rendez compte ! 40 ans après !
Voilà, je vous ai raconté plein de choses, tout cela me conduit à quelques remarques sur la situation actuelle. Souvent, j’entends mes enfants ou les jeunes dire: « Oh, que la vie est difficile!“. Eh bien, sapristi, il y a 40 ans, vous savez, la vie n’était pas facile non plus. Et on n’avait pas beaucoup de moyens.

Seulement, on n’a pas attendu qu’il y ait les mesures de Bruxelles ou du Gouvernement pour faire des choses concrètes. Je le dis souvent à mes enfants: n’attendez pas que cela vous vienne. Je sais bien qu’il y a des contraintes plus importantes aujourd’hui. Mais quand même, prenez-vous par la main, regroupez-vous à quelques-uns et réfléchissez, proposez. N’attendez pas que les subventions. Fait important : c’était un travail d’équipe, un travail collectif dans tous les villages du département. C’est pour cette raison que cela a tant marqué. On en a peu parlé, mais c’était une révolution silencieuse.”

Accéder au dossier spécial “Agriculture et alimentation : quand les conditions de travail font tache…” en partenariat avec la Chaire Unesco Alimentations du Monde.

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3 Responses to Les agricultrices : histoire d’une révolution silencieuse

  1. Mme Lacombe ne devrait pas oublier de dire qu’elle a vécu avec Raymond,president de la FNSEA,syndicat qui a refusé l’intégration des paysans dans la grande sécu,et défendu un régime de sous protection sociale,dont celui de “conjointe d’exploitation” qui a conduit a des pensions misérables de 550 € par mois. Raymond Lacombe était president de la FNSEA au moment de la grande réforme de la PAC de 1992,qui a fait baisser le prix des céréales en échange de subventions,cette réforme ayant entrainé une accélération de la concentration des exploitations. Mme Lacombe parle de l’évolution du statut des femmes en Aveyron,mème c’est l’ensemble de la France,et d’abord le grand Ouest qui a été pionnier pour sortir de la cohabitation. Et la période Pisani a favorisé la vulgarisation,permettant a l’Aveyron de suivre le mouvement.S’il est un domaine où l’Aveyron a contribué a écrire l’histoire,c’est celui du Larzac,et la défense des éleveurs de brebis.Les Lacombe n’y sont pas venus.

    • Valérie Péan says:

      Bonjour Christian Boisgontier, quelques remarques en réponse à votre commentaire. Marie-Thérèse Lacombe n’a jamais omis de dire qu’elle était l’épouse de Raymond. Et c’est bien mentionné dans l’intro de l’article. Le sujet central est de parler de ce qu’elle a vécu et entrepris en terme de statut des femmes, pas de parler de son mari, de la FNSEA et de la PAC.
      Les luttes pour ce statut ont été principalement portées par la JAC au plan national.

    • Jo says:

      Oh ben ça alors, réduire la parole d’une femme a ce qu’a fait son mari. Belle ilustration du sujet.

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