À mots découverts

Published on 23 mai 2022 |

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[L’envers du vivant] La nature est morte, vive le vivant ?

Plus l’horizon s’étrécit et plus la notion de vivant impose sa puissance, promesse de réenchantement des regards posés sur les milieux naturels, gage d’une pensée soucieuse de ce qui nous relie à tout ce qui croît et respire. Un vrai printemps pour l’esprit, dont le sacre apparent appelle cependant quelques pas de côté. Pour comprendre mot à mot, avec la philosophe Catherine Larrère, pourquoi le vivant semble avoir chassé la nature. Pour dévoiler, grâce à la sociologue Céline Lafontaine, les impensés d’une foule d’entités vivantes cloîtrées à l’ombre des labos. Pour inspirer, avec le biologiste Olivier Hamant, un nouveau modèle apte à nous faire traverser les turbulences à venir. 

Par Sylvie Berthier et Valérie Péan

Un entretien avec Catherine Larrère, philosophe, professeure émérite à l’université Paris 1-Panthéon-Sorbonne 

Nombre de livres qui paraissent ces derniers temps dans le champ de l’écologie titrent sur le « vivant » et ont ainsi évacué le mot « nature ». Quelles sont les raisons de cette éviction ? 

En France, il y a une tradition de méfiance à l’égard de la nature. Le mot est flou, polysémique ; surtout, il est à la fois descriptif (« ce qui est ») et normatif : il dirait « ce qui doit être », au nom d’un « ordre naturel ». On le soupçonne d’être porteur de représentations religieuses ou de conceptions romantiques, irrationnelles et sentimentales. Ce qui a servi en partie à attaquer les préoccupations écologiques lorsqu’elles ont commencé à prendre de l’importance. Puis, à partir des années 1990, c’est dans le champ même des mobilisations écologiques que la référence à la nature a été mise en question. Tout particulièrement par Bruno Latour et Philippe Descola. 

Que reprochent-ils à l’idée de nature ? 

La nature que critiquent Latour et Descola, c’est la nature des Modernes, de Descartes et de son contemporain anglais F. Bacon1 : une nature mécanique qu’il convient de dominer, grâce à la science et à la technique mais, surtout, une nature posée comme extérieure à l’homme, dans une vision dualiste qui sépare nature et société, ou nature et culture, sauvage et domestique, l’objet et le sujet. Or, explique Latour dans « Nous n’avons jamais été modernes » (1991), ce « grand partage » ne partage rien : les distinctions entre les régions du savoir (sciences de la nature/sciences de la société ou de l’esprit) ne tiennent pas et, lorsqu’on croit pouvoir classer les êtres entre ce qui est naturel et ce qui est artificiel ou social, les hybrides prolifèrent : le changement climatique, ensemble de phénomènes naturels qui sont les conséquences d’actions humaines, en est un exemple frappant. Il n’y aucun « donné » que l’on puisse dire naturel. La « nature », c’est en fait ce qui autorise les scientifiques à parler avec autorité, à imposer leurs vues.

La nature, vue comme une unité relevant d’une même explication, existant par elle-même et se distinguant des humains est, de plus, une idée typiquement occidentale, comme l’a montré P. Descola. Il nomme « naturalisme » cette façon de considérer, du côté physique, que le corps humain est organisé de la même façon que les autres êtres – ce qu’il appelle la continuité physique des extériorités – mais que l’homme se singularise de tous les autres organismes vivants par son intériorité (l’esprit). C’est l’exact inverse de l’animisme, selon lequel une plante, un animal, un humain diffèrent par leur apparence mais sont les mêmes du point de vue de leur intériorité. Car, dans le reste du monde, effectivement, d’autres façons existent de regrouper les existants, d’autres « ontologies » conduisent à d’autres « écologies », d’autres regroupements d’« humains et de non-humains » . 2

Par quel mot Descola et Latour remplacent-ils alors celui de nature ?

Ils proposent à l’époque de parler d’humains et de non humains. Cela ne renvoie pas à des oppositions tranchées entre les deux, c’est une façon polie de parler, qui n’exclut pas la nature comme une extériorité à dominer. Mais « non humains » est un terme neutre et renvoie à une posture qui reste anthropocentrée. 

Avant, d’autres tentatives de substitution au mot « nature » ont eu lieu… 

Oui, il y a eu la biodiversité, « inventée » en 1986 par un professeur de Harvard, Edward O. Wilson. Le mot ne se répand pas tout de suite, puisque la Convention de Rio, en 1992, porte encore sur la « diversité biologique ». Mais il désigne, un temps, un type nouveau de recherches scientifiques. C’est le cas avec des chercheurs comme l’hydrobiologiste C. Lévêque ou le biologiste et écologue B. Chevassus-au-Louis qui adoptent, en lieu et place de celui de nature, le terme biodiversité. L’avantage, c’est qu’il n’est pas dualiste : dans la biodiversité, il peut y avoir un pôle de quasi pure nature, un pôle de quasi pure technique et, entre les deux, tout un éventail d’hybridations. Mais, ainsi que l’a indiqué l’écologue Patrick Blandin, c’est aussi le terme que préfère la technocratie car il fait le pont entre sciences, techniques et autorités administratives dans une vision gestionnaire de la nature. Reste que cela n’a pas fonctionné.

N’y a-t-il pas eu aussi une tentative avec la notion de « milieux » ? 

Avec les géographes, oui, mais ils ont raté le coche au moment où se mettait en place le Programme Interdisciplinaire de Recherches sur l’ENvironnement (PIREN), lancé par le CNRS en 1978 et associant diverses institutions et disciplines mais peu voire pas de géographes. Dès lors, la terminologie de l’environnement a pris le pas sur celle des milieux. Une exception toutefois, avec Augustin Berque, qui a inventé une géographie nouvelle des milieux humains, qu’il appelle l’écoumène, le monde habité par l’homme mais qui ne se réduit pas à l’homme. Il souhaitait par là renaturer la culture et reculturer la nature. Il a fait école mais cela reste quand même marginal.

Quant au mot «environnement », il est considéré comme trop extérieur à l’humain ?

Plutôt comme trop lié à l’humain ! Il revient dans notre langue via l’anglais « environment », notamment quand se met en place en France le ministère du même nom, en 1971. Mais il est jugé trop anthropocentrique, c’est ce qui « environne l’homme » et il entre en rivalité avec le terme « écologie », jugé plus fort et plus dynamique. 

D’où le fait qu’on en arrive à ce nouveau mot, le vivant, adopté par divers philosophes et écologues pour mieux défendre leur position.

C’est un mot unificateur alors même que les auteurs qui l’adoptent ne sont pas forcément d’accord. Il a le mérite de ne pas être neutre comme les « non humains », ni dualiste comme « nature ». Si je dis à quelqu’un : « Vous faites partie de la nature », il y a des chances pour qu’il le prenne mal, se jugeant réduit à son animalité. Si je dis : « Vous faites partie des vivants », cela a du sens, c’est un mot tonique, cela a du peps ! Il n’induit pas le ton de la pleurnicherie ou de la victimisation. Par ailleurs, B. Latour a raison. Dans ce qu’il appelle les zones critiques – depuis le haut de la canopée jusqu’aux roches-mères, en gros la biosphère – où voyez-vous du purement physique, de l’inerte, sans nulle interaction chimique et biologique ? demande-t-il. Ce monde qui nous entoure, qui nous affecte et que nous affectons est tissé de vivants. À travers ce mot, nous nous reconnaissons et nous reconnaissons que nous ne sommes pas les seuls vivants. Mieux, cette vision organique n’est pas exclusivement occidentale. Cela réenchante et réanime la nature, cela reconnaît une forme d’identité entre nous et les animaux ou le végétal. Ainsi, le livre « Comment la terre s’est tue », de l’anthropologue David Abram, qui a enquêté chez les chamans en Asie du Sud-Est, montre qu’en mettant un peu d’animisme dans notre naturalisme, nous sommes capables de nous rendre plus attentifs à la nature, à ce qu’il y a de vivant en elle et que captent d’autres cosmovisions. 

Cela dit, vous émettez des réserves… 

Comme je l’ai dit récemment dans un article du « Monde » 3, adopter ce mot ressemble fort à une prise de pouvoir de certains courants de pensée. Un signe de reconnaissance pour affirmer qu’on est du bon côté, pas celui d’une mainmise sur la nature. Mais il n’y a pas que cela. 

Comme pour la nature, le vivant peut faire l’objet d’un usage essentialiste, autour du principe de vie. Comment faire la différence entre la vie et le vivant ? Ce n’est pas évident du tout. D’autant que « le vivant » ne se traduit pas tel quel en anglais, on doit lui ajouter un substantif : « The living one », « The living world » ou « The living being »… Ce n’est pas un problème en soi, mais cela en limite la diffusion.

Et puis, ce qui me frappe, c’est quand on évoque par exemple la Loire comme un « grand vivant ». Mais, je suis désolée, la Loire est un fleuve. Quand on est obligé de passer par des métaphores pour inclure des éléments physiques comme l’eau, le vent, le sable, c’est gênant. 

Vous continuez donc d’employer le mot « nature »… 

C’est l’usage qui tranche. Or c’est le mot nature qui est toujours employé et pas seulement pour affirmer une ambition dominatrice et destructrice. Le chroniqueur et jardinier Alain Baraton parle de nature pour la défendre et empêcher de la maltraiter ! Quitte à être dans le flou, je préfère le flou de la nature plutôt que celui d’un terme tout aussi ambigu, qui n’est employé que par un petit nombre, et relève d’un entre-soi. Cela ne me paraît pas être le remède aux insuffisances et aux critiques adressées au mot nature. J’ajoute que si la pensée cartésienne a énormément imprégné ce mot, elle ne l’épuise pas. Pour Maurice Merleau-Ponty, auteur de « Phénoménologie de la perception », qui, au début des années 1960 (peu de temps avant sa mort), a fait un cours sur la nature au Collège de France, le dualisme cartésien n’épuise pas l’idée de nature, bien au contraire. D’ailleurs, D. Abram, que j’évoquais précédemment, s’appuie sur l’approche de Merleau-Ponty pour dire qu’il y a une autre nature que celle de la science mécaniciste, plus en accord avec la perception, le sensible. C’est un mot qui s’est chargé de quantité de sens au fil du temps, mais on n’en a pas d’autres pour désigner tout ce qui a existé avant nous, qui existera après ou malgré nous, et avec lequel nous sommes liés. 

Changer de nom, cela a-t-il des effets ? 

Oui, notamment quand ces noms entrent dans des lois. Un exemple : les textes législatifs de la Suisse sont écrits en trois langues. Or là où en français est évoqué le respect « du vivant », l’allemand dit respect « de la création », ce qui n’est pas du tout la même chose ! Les mots ne sont pas neutres. 

  1. Francis Bacon (1561-1626), scientifique, philosophe et homme d’État.
  2. Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
  3. Dans l’article « Le “vivant”, un concept qui gagne en popularité dans la philosophie et les combats écologiques », de Nicolas Truong, Le Monde, 22 septembre 2021.




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