Publié le 21 mai 2024 |
0L’agriculture andalouse à sec
Températures en hausse, baisse de la pluviométrie, le sud de l’Espagne fait face aux effets du changement climatique qui se confirment depuis quelques années. Dans un pays où l’irrigation, source de valeur ajoutée mais premier secteur en termes de consommation d’eau, fait l’unanimité politique, des débats naissent sur les modèles économiques et la répartition de la ressource. Un reportage pour le quinzième numéro de la revue Sesame.
Par Christophe Tréhet,
Jusqu’à ce mois de mars 2024, pendant presque un an, près de 80 000 personnes vivant dans la Sierra Morena, au nord de l’Andalousie, ont dépendu strictement de camions citernes pour leur consommation d’eau domestique. Le barrage de Sierra Boyera qui les alimentait ? À sec depuis avril 2023. Grâce à la pluie tombée depuis janvier, ces habitants des zones rurales des Pedroches peuvent à nouveau faire couler l’eau du robinet. Plus bas, au bord du Guadalquivir, à côté d’une fontaine de nouveau ouverte, le maire de Cordoue signalait le 15 mars que les barrages de San Rafael y Guadalmellato desservant la ville avaient atteint de nouveau 50 % de remplissage. Toujours en situation de préalerte à la sécheresse, la cité de 340 000 habitants ne disposait plus que de deux années de consommation d’eau, dont la qualité s’amenuise à mesure que le niveau baisse. Cité par le site d’information espagnol Público, Luis Babiano, directeur de l’Association espagnole des opérateurs publics d’eau et d’assainissement, estime que « cette nouvelle situation éloigne la menace des coupures d’eau, du moins jusqu’à cet été ».
« Hot spots »
« La situation actuelle résulte surtout des déficits de pluie cumulés ces dernières années »
Joan Corominas
Même si l’eau est tombée de façon variable selon les territoires depuis le début 2024, et après des pointes de températures hivernales (29,9°C à Malaga, un record national pour un mois de décembre), l’Andalousie se voit offrir un répit dans la période qu’elle affronte depuis cinq ans et qui creuse ses réserves, à l’instar de la Catalogne et du pays voisin, le Maroc, en sécheresse depuis six ans. Voilà quelques-uns des hotspots du changement climatique qui constellent la zone méditerranéenne.
L’année hydrologique 2021-2022 fut la troisième la plus sèche en Andalousie depuis 1960, année où débute l’enregistrement des données. « Mais la situation actuelle résulte surtout des déficits de pluie cumulés ces dernières années, explique Joan Corominas, président de la fondation Nueva Cultura del agua et membre du collectif Mesa social del agua en Andalousie qui regroupe des organisations environnementales, des syndicats de salariés et d’agriculteurs. Depuis douze ans, les précipitations sont inférieures de 10 % par rapport à la moyenne. Les fortes chaleurs, qui stimulent l’évapotranspiration, et les prélèvements qui n’ont pas suffisamment baissé ont réduit progressivement les réserves. D’autant qu’en Andalousie, le ruissellement, qui alimente les barrages, n’apparaît que lorsque les précipitations annuelles dépassent les 400 mm. Ce qui a été rarement le cas ces dernières années. »
Olives sous pression
« Si les températures dépassent un certain seuil au printemps, les fleurs avorteront. »
Jaime Martínez Valderrama,
En agriculture, les années sèches se paient lourdement partout dans le pays, comme l’illustre le groupe d’assurances Agroseguro : « La sinistrabilité enregistrée en 2023 en Espagne a atteint 1,2 milliard d’euros, soit une hausse de 56 % par rapport à l’année précédente, qui affichait déjà un record de 793 millions d’euros dû à la sécheresse et aux tempêtes. » Emblématique de l’agriculture andalouse, la production d’huile d’olive n’échappe pas à la crise, plus intense lors des dernières campagnes. La récolte d’olives à huile a chuté de moitié lors de la campagne 2022-2023 par rapport à la moyenne depuis cinq ans, entraînant le doublement du prix de l’huile (5,67 €/kg, tous types confondus), rapportait le ministère espagnol de l’Agriculture l’an dernier.
La campagne 2023-2024, toujours en cours au moment de la rédaction de cet article, s’améliore à peine en Andalousie, avec une baisse de 40 % par rapport à la moyenne. « Le principal problème réside dans le découplage entre la phénologie de l’olivier et la météo, explique Jaime Martínez Valderrama, chercheur spécialisé dans les zones arides à l’université d’Almeria. Si les températures dépassent un certain seuil au printemps, les fleurs avorteront. » Les plus vieux oliviers d’Andalousie, plurimillénaires pour certains, en ont pourtant vu d’autres. « Mais la production d’olives reste sensible à la température, ajoute Sebastián Romero Muñoz, producteur au sein de la petite coopérative Ecologica La Olivilla, primée au niveau international pour la qualité de son huile biologique. Si les fleurs ont passé le printemps, une autre étape nous préoccupe : fin septembre, lorsque l’huile se forme dans les fruits, si la température atteint quarante degrés, le rendement baisse de 20 %… »
Les six producteurs de la coopérative ont fait de la préservation de l’écosystème des oliveraies, et de l’entretien de la fertilité des sols en particulier, l’axe de leur système de production écologique. Ils valorisent ainsi d’autant mieux leur ressource en eau, encore relativement disponible ici au pied de la Sierra de Cazorla, au nord-est de Grenade, qui leur permet d’irriguer une partie de leurs vergers si besoin. Résultat : « Certains de nos voisins, en système conventionnel, ont récolté 500 kilos d’olives par hectare l’an dernier, quand j’en ai ramassé sept tonnes », constate Sebastián Romero Muñoz.
Des sols disparaissent
À elle seule, l’Andalousie représente le tiers de la production mondiale d’huile d’olive, soit les trois quarts du volume exporté par le pays. De quoi faire naître de vives inquiétudes. Dans les provinces de Jaén et de Cordoue, très spécialisées dans la culture de l’olivier, le système dit intensif s’étend continuellement, poussé notamment par les investissements de fonds capitalistiques. Mais il paraît bien fragile face aux déficits d’eau récurrents : « Ce modèle consiste à planter 1 000 à 1 200 arbres par hectare, abondamment irrigués et traités, contre 120 pour les vergers traditionnels, pour une courte période de culture de moins de vingt ans. Dans ces conditions, leur système racinaire ne se développe pas et la vie du sol reste très réduite. Au moindre manque d’eau, les arbres sèchent », explique un autre producteur de Ecologica La Olivilla, Juan Ignacio Valdés Alcocer. Or, depuis sept ans que les déficits d’eau se succèdent, « les dotations d’eau aux irrigants andalous ont été de plus en plus faibles. En 2023, ils n’ont reçu en moyenne qu’à peine 12 % de leur allocation habituelle », souligne Emilio Camacho Poyato, chercheur en hydraulique à l’université de Cordoue.
« Avec 300 mm d’eau ces dernières années, les arbres survivent mais ne produisent pas. »
Eduardo Lendinez
À la coopérative Ciudad de Jaén, les 830 sociétaires oléiculteurs ne sont pas tous égaux face à la crise. 60 % des surfaces ne sont pas irriguées et une grande partie de leurs propriétaires ne possèdent que quelques dizaines, parfois quelques centaines d’oliviers dont ils ont hérité. « Avec 300 mm d’eau ces dernières années, les arbres survivent mais ne produisent pas. Depuis deux ans, on ne presse que 20 % du volume habituellement récolté », témoigne Eduardo Lendinez, technicien agricole de la coopérative. L’impact social de la crise climatique inquiète, dans cette province où l’emploi rural est parfois exclusivement assuré par les oliviers, lesquels occupent plus de 80 % de la surface agricole. « À Jaén, 70 % des producteurs vivent d’une autre activité et l’olive n’est qu’un plus, poursuit-il. En ce moment ils financent l’entretien de leur verger sur leurs fonds personnels mais cela ne saurait durer. Les plus petites exploitations risquent d’être abandonnées. » À l’instar du reste de l’Andalousie, la diversité variétale des oliviers cultivés par les membres de la coopérative s’avère très réduite. Deux solutions techniques sont mises en œuvre pour adapter les oliveraies aux effets soudains du changement climatique : « La taille est orientée vers la réduction du format des arbres, afin qu’ils supportent mieux les sécheresses, et nous sensibilisons à la couverture des sols en broyant sur place les branches issues de la taille », explique Eduardo Lendinez.
Traverser les vastes paysages d’oliveraies andalouses force le constat : entre les arbres, des sols nus à perte de vue. Or, « un sol nu augmente le risque d’érosion », rappelle Vanesa Garcia Gamero, du département d’agronomie de l’université de Cordoue. La chercheuse en hydrologie compare deux oliveraies aux sols nus plus ou moins labourés : « L’érosion y est estimée entre cinquante et soixante-quinze tonnes de sol par hectare et par an, tandis que la couche fertile du sol s’enrichit seulement d’une tonne par hectare et par an. À ce rythme, les horizons pédologiques s’effacent pour atteindre des niveaux non fertiles. » Et l’hydrologue de pointer une autre pratique dévastatrice : « L’olivier étant rustique, on l’a aussi planté sur des terrains en pente. Là, afin de permettre la pose de filets à terre lors de la récolte, les sols sont parfois lissés et tassés avec des engins agricoles, ce qui renforce le risque érosif. »
Solide comme un chêne ?
« les glands, consommés par les cochons noirs, tardent à tomber en cas de sécheresse. »
María Dolores Carbonero
Comment s’en sortent les éleveurs des zones de dehesa, ce système agricole typique du nord de l’Andalousie où cochons noirs et moutons mérinos paissent dans les forêts ouvertes de chênes centenaires ? Ce modèle sylvopastoral, observé dans les petites montagnes de la Sierra Morena, en principe davantage arrosées et aux sols plus riches en matière organique, semble plus à même d’amortir les assauts de chaleur et le manque d’eau. Les chênes verts et chênes-lièges « sont tolérants à la chaleur, rassure María Dolores Carbonero, de l’antenne d’Hinojosa del Duque de l’Ifapa du centre national de recherche en agronomie, mais la floraison est perturbée par la hausse des températures et les glands, consommés par les cochons noirs, tardent à tomber en cas de sécheresse. »
À forte valeur ajoutée, les produits agricoles et alimentaires issus de la dehesa, tel le jambon de cochon noir, permettent certes aux éleveurs de passer les années difficiles, mais dans une certaine mesure… « Les reprises de fermes pourraient régresser », s’inquiète la chercheuse. Toutefois, « la variabilité génétique des chênes sauvages offre un réservoir où puiser les lignées les plus résistantes pour replanter, ce que les producteurs ont eu tendance à délaisser ces dernières décennies. » Les éleveurs se tournent par ailleurs vers des espèces fourragères plus résistantes au stress hydrique, comme l’avoine ou le triticale, et retardent la récolte des foins pour profiter de l’humidité du début d’hiver.
Quid des autres productions agricoles en Andalousie ? D’une façon générale, les voyants sont tous au rouge. L’amandier, préféré à l’olivier par certains producteurs sous l’effet de prix attrayants, ne produit suffisamment d’un point de vue économique qu’à condition d’être irrigué. Idem pour les agrumes, dans l’ouest andalou, et bien sûr pour le riz : « Un tiers des surfaces de riz espagnol sont cultivées dans le delta du Guadalquivir et supposent d’être inondées chaque année. Cette production est en péril », signale Vanesa Garcia Gamero. Le blé tendre, dont la production a fortement chuté en 2023, voit sa superf icie reculer au profit notamment du tournesol.
Un système sous perfusion
En revanche, sous les serres de la « mer de plastique » d’El Ejido, aux abords d’Almeria, au sud de l’Andalousie, le manque d’eau, on connaît déjà. « Ici, la sécheresse, c’est notre quotidien : du vent, des températures chaudes toute l’année et, certaines années, à peine 150 mm de pluie », résume Lola Gómez Ferrón, productrice de légumes sous serre. Celle qui, enfant dans les années 1960, a vu ses parents, comme d’autres paysans pauvres, créer les premières serres à partir de matériaux simples de bois et de plastique, fait aujourd’hui visiter sa ferme dont elle a hérité pour en expliquer les multiples ressorts technologiques : support de culture en fibre de coco, arrosage au goutte-à-goutte, recyclage de l’eau, contrôle biologique, etc. Ses tomates, aubergines et autres concombres partent toute l’année vers le nord de l’Europe.
Après avoir exploité les nappes, l’agriculture sous serre, qui absorbe 90 % de l’eau consommée localement, a bénéficié d’une première usine de désalinisation qui assure à présent 25 % des besoins en irrigation. Celle-ci sera bientôt doublée d’une nouvelle unité. Interviewée au moment des blocages d’agriculteurs en France en février, Lola Gómez Ferrón s’emporte contre les manifestants français : « Nos coopératives ont déjà perdu des dizaines de millions d’euros en cinq jours ! On est en pleine production, il faut que les camions roulent ! » Mais, sur l’eau, fière de l’« agriculture moderne et familiale » d’Almeria, elle plaide pour « une massification de l’irrigation au goutte-à-goutte partout en Andalousie. On consomme ici aujourd’hui autant d’eau que dans les années 1980 alors que les surfaces de serre ont triplé ! »
Problème, pour Joan Corominas, du collectif Mesa social del agua : « Depuis les années 1990, le développement de l’irrigation au goutte-à-goutte, très subventionnée, a eu un effet contreproductif : en augmentant le potentiel d’espaces et d’espèces cultivables, il a entraîné l’augmentation du volume d’eau absorbé par l’agriculture espagnole… » Entre 2004 et 2021, la superficie irriguée a grimpé de près de 500 000 ha, dont plus de 183 000 ha en Andalousie, faisant de l’Espagne le pays le plus irrigué au monde ! Et ce, en exploitant davantage les eaux souterraines. À Huelva, près du delta du Guadalquivir, l’expansion de la culture de fraises d’exportation s’est même fondée sur le creusement illégal d’une multitude de puits. En 2023, en dépit de l’évidente responsabilité de l’agriculture intensive dans l’assèchement des lagunes du parc national de Doñana tout proche, le parlement andalou a entamé un processus de légalisation de ces extractions…
« On n’est plus dans le caprice écologiste »
Les plus productivistes des acteurs agricoles semblent vouloir garder le pied au plancher, quitte à aller s’approvisionner loin. La plateforme de l’eau de Huelva, formée par les irrigants et les organisations agricoles, fait ainsi pression auprès du gouvernement espagnol pour qu’une demande « urgente et extraordinaire » de transfert d’eau du réservoir de Alqueva au Portugal soit portée auprès de son gouvernement voisin.
« 20 % des irrigants bénéficient de 85 % des volumes d’eau alloués… les autorisations reproduisent l’inégalité de la propriété foncière… »
Joan Corominas
Dans un rapport prospectif publié par la banque agricole Cajamar, Jaime Lamo de Espinosa, agronome et ex-ministre de l’Agriculture, plaide quant à lui pour la construction de nouveaux barrages à même de stocker les pluies torrentielles qui vont se multiplier. Il promeut également le transfert d’eau au niveau national : « La croissance et les mouvements démographiques imposent une solidarité interrégionale. » (Lire Migrations climatiques : des mobilités à rebours des idées reçues) Quand, début mars 2024, les barrages sont pleins à plus de 80 % dans le nord, et que le remplissage moyen est à 20 % en Andalousie, on comprend la logique technocratique. Mis en œuvre depuis le Tage, au centre du pays, vers l’est de l’Espagne, ce mécanisme de canalisation massive a pourtant dû être limité en 2023 par le gouvernement pour cause d’assèchement du fleuve…
Autre son de cloche du côté de la plateforme sociale de l’eau en Andalousie qui pointe en premier lieu les inégalités d’accès à l’eau : « Il est temps d’ajuster notre niveau de production à la quantité d’eau disponible », juge l’agronome Joan Corominas. « Nous avons dimensionné notre économie pour des années humides : dans certains territoires andalous, comme la commune de Cadix, la consommation dépasse la pluviométrie annuelle, ajoute le chercheur Jaime Martínez-Valderrama. On n’est plus dans le caprice écologiste, là. Il faut faire face à la réalité et décider, à partir des ressources prévues, quelles surfaces irriguer, combien d’hôtels alimenter, combien de golfs arroser, etc. Et une fois la restriction décidée, il faut la faire appliquer… »
Joan Corominas pointe aussi l’équité de l’accès à l’eau : « 20 % des irrigants bénéficient de 85 % des volumes d’eau alloués. Autrement dit, les autorisations reproduisent l’inégalité de la propriété foncière du modèle latifundiste espagnol, remplacé aujourd’hui par l’agriculture des fonds d’investissement. Il faut changer la répartition de l’eau en faveur de l’agriculture familiale qui, elle, affrontera difficilement les effets du changement climatique. »