Union Libre Chlordécone

Published on 7 mars 2023 |

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« L’affaire du chlordécone aux Antilles est le résultat de l’habiter colonial »

Par Valérie Péan – ©Tommy Dessine

Article paru dans le cadre de notre partenariat avec la Chaine Unesco Alimentations du Monde, à l’occasion de son 12ème colloque annuel, “Au travail!

Il est en visio depuis Sainte-Lucie, l’une de ces îles du vent que borde la mer des Caraïbes. Au bon endroit pour dérouler son propos. Lui, c’est Malcom Ferdinand, ingénieur en environnement de University College London, docteur en philosophie politique (Université Paris-Diderot) et chercheur au CNRS (IRISSO / Université Paris-Dauphine). Son credo : repolitiser l’histoire environnementale en l’articulant à l’histoire coloniale. Laquelle a transformé en plantation une partie du Monde. Son essai Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, paru au Seuil en 2019 a reçu le prix de la fondation de l’écologie politique.

« Plusieurs peuples des Caraïbes sont décimés par millions »

Si tout le monde connaît l’anthropocène, quand commence-t-il exactement ?  Pour Malcom Ferdinand, le choix est fait : c’est la « découverte »1 des Amériques en 1492 qui nous fait basculer dans l’ère actuelle, où les actions humaines sont les causes premières du bouleversement de la biosphère. Un tournant majeur, « le début de la globalisation » qui s’accompagne « de migrations sans précédents, parfois forcées, pour exploiter les terres nouvelles ».

Mais aussi d’une hécatombe : via les maladies et les tueries, « plusieurs peuples des Caraïbes sont décimés par millions ». Avec eux, disparaissent brutalement des myriades de terres cultivées, qui se recouvrent peu à peu de végétation. Au point de changer le climat ! C’est ce que montrent deux chercheurs britanniques, Simon Lewis et Marc Maslin. Lesquels, via le carottage des glaces de l’Antarctique, datent précisément l’entrée dans l’Anthropocène en 1610, avec cet argument paradoxal : la reforestation due à la déprise agricole séquestrant alors un surplus de carbone, ce qui diminue les gaz à effet de serre, la nouvelle ère s’ouvre sur… une baisse des températures.

“Une manière de se concevoir sur Terre”

Mais Malcom Ferdinand va plus loin. Car si tel est bien le point de bascule, la dénomination d’anthropocène ne dit rien de ce qui a précipité les changements globaux, en clair, « cette dynamique coloniale et raciste » exercée par les Européens sur les peuples d’Amérique et d’Afrique. Et le politiste de reprendre un autre concept, forgé en 2014 par la philosophe Donna Haraway et l’anthropologue Anna Tsing : celui de Plantationocène. Manière de lier les enjeux environnementaux, les monocultures intensives et l’asservissement de la main d’œuvre.  Une exploitation dans tous les sens du terme, des terres et des êtres humains, que Malcom Ferdinand propose de reformuler avec l’idée d’un « habiter colonial », qui traduit une manière de se concevoir sur Terre à travers le modèle des plantations et ses âpres rapports sociaux racisés et genrés.

Une ère révolue avec l’abolition de l’esclavage et la décolonisation ? Eh bien non, aux yeux de Malcom Ferdinand. Et pas seulement parce que perdurent les plantations antillaises de canne et de banane. « Ces îles sont en situation de non-souveraineté alimentaire. 95 % des 200 000 tonnes de bananes produites par an sont exportées en France hexagonale et dans le reste de l’Europe ». Une monoculture toujours dominée « par des propriétaires historiques Blancs créoles, les ‘békés’, ayant recours à une main d’œuvre au statut social dégradé. » Une prédation sociale qui se double d’une prédation environnementale, à coups d’intrants chimiques. « L’affaire du chlordécone aux Antilles est le résultat typique de cet habiter colonial ». Rappel des faits : cet insecticide y a été utilisé pour combattre le charançon du bananier de 1972 à 1993, alors que la molécule fut interdite en France à partir de 1990.

Ceux qui ont pollué pendant des années ne sont pas inquiétés et des jeunes qui réclament un environnement sain sont criminalisés

Résultat : « Une contamination durable, allant de plusieurs dizaines d’années à plusieurs siècles et généralisée. Avec des traces du produit dans les eaux, les sols, les corps humains, plus d’une centaine d’espèces animales. En 2018, il a été estimé que plus de neuf Antillais sur dix ont du chlordécone dans le sang. Or ce perturbateur endocrinien génère des naissances prématurées, des retards de développement cognitifs, moteurs et visuels de certains enfants, sans oublier ses effets sur le risque de survenue du cancer de la prostate. Évidemment, les Antillais ont mené des actions de justice pour obtenir réparation. Après 17 ans d’instructions, le tribunal pénal de Paris a rendu une ordonnance de non-lieu (lire l’article Le chlordécone face au droit). Personne ne serait responsable !! Cela évoque un rapport colonial de l’État et des détenants historiques des bananeraies à ces terres et ces habitants d’outre-mer ».

Un constat d’autant plus révoltant aux yeux du chercheur que trois jeunes militants anti-chlordécone ayant bloqué un centre commercial en 2019 ont été condamnés à de la prison ferme par le tribunal correctionnel de Fort-de-France en août 2020. « Ceux qui ont pollué pendant des années ne sont pas inquiétés et des jeunes qui réclament un environnement sain sont criminalisés ».

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  1. Pour Malcom Ferdinand, ce terme est aujourd’hui largement réfuté :  on ne peut pas découvrir quelque chose qui préexistait.

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One Response to « L’affaire du chlordécone aux Antilles est le résultat de l’habiter colonial »

  1. Pierre Guy says:

    Je m’intéresse aux pesticides de longue date.

    Il y a beaucoup à dire sur le dossier de ces substances qui a désespéré bien des collègues de l’inrae et du ministère de l’agriculture, voyant les échecs successifs des plans “Ecophyto”.

    Certains veulent nous faire croire que la France est le pays où il y a le plus de contraintes pour les agriculteurs. Sauf que la France est souvent limitée à la métropole.

    Je ne doute pas de l’intérêt d’une approche coloniale. Elle est insuffisante. Il est probable que l’usage du chlordécone est le fruit d’une pression forte des producteurs de bananes et des élus locaux. Aujourd’hui, j’affirme que l’Anses ne fait pas vraiment son travail, s’intéressant plus aux molécules qu’aux quantités utilisées. Aujourd’hui, la situation est grave pour le chlordécone aux Antilles. Elle est grave sur bien d’autres aspects : 5 à 8% des productions végétales françaises sont hors norme, par présence de produits non autorisés ou dépassement de LMR – Limites Maximales de Résidus ! (source rapport de la DGAL)

    Le débat sur les pesticides en France est Idéologique, politique avant d’être fondé sur la réalité.

    Pierre Guy retraité INRAE, agronome

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