Union Libre Chlordécone

Published on 23 février 2023 |

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Le chlordécone face au droit

Propos recueillis par Bastien Dailloux – ©Tommy Dessine

Article paru dans le cadre de notre partenariat avec la Chaine Unesco Alimentations du Monde, à l’occasion de son 12ème colloque annuel, “Au travail!

A l’issue d’un exposé du chercheur Malcom Ferdinand, “Le plantationocène, du système des grandes plantations au chlordécone” (lire l’article), une voix s’est élevée dans le public. Celle de Patrice Ndiaye1 dont la remarque sur le système d’indemnisation des victimes du pesticide, “rejeté en masse par l’Assemblée Nationale”, a retenu notre attention. Nous sommes revenus vers lui pour un entretien complémentaire.

Le « scandale » du chlordécone pose plusieurs questions en matière de droit. Notamment en matière d’indemnisation des victimes. Où en est-on de ce point de vue ?

Cela entretient le sentiment d’être des citoyens déclassés

Patrice Ndiaye : il s’agit là du volet politique, celui de la solidarité nationale. En la matière, la solution la plus large et généreuse à l’indemnisation a été rejetée par l’Assemblée Nationale. A l’origine, une commission d’enquête parlementaire, conduite par des élus d’Outre-Mer, a milité pour une indemnisation immédiate de toutes les victimes, sachant que le chlordécone est partout dans l’environnement. Or, c’est une solution a minima qui a été choisie par le législateur : la loi de financement de la sécurité sociale pour 2020 a bien créé un fonds d’indemnisation pour les victimes des pesticides, mais l’indemnisation est limitée aux travailleurs et à leurs enfants en cas d’accident ou de contamination au chlordécone à usage professionnel. D’où la réaction des Antillais. On leur dit qu’ils sont Français, mais quand il s’agit de « passer à la caisse », on leur rétorque « ça va être compliqué, on va limiter le fonds aux travailleurs agricoles ». Cela entretient le sentiment d’être des citoyens déclassés.

Sans oublier qu’une bonne partie des ouvriers dans les bananeraies n’avaient pas de contrat… Comment obtenir réparation dans un tel cas ?

Effectivement, il y avait beaucoup d’haïtiens sans contrat. S’ils sont rentrés dans leur pays, il n’y a plus rien à faire. C’est d’ailleurs le calcul cynique qu’avait fait la majorité à l’Assemblée Nationale, avant la politique du « quoiqu’il en coûte ». Cela rejoint le sentiment des Antillais, avec l’histoire qu’ils ont, qu’on se moque d’eux.

Venons-en au volet pénal, et à ce fameux non-lieu prononcé en janvier dernier.

En 2008, à la suite de plaintes déposées deux ans auparavant par des associations martiniquaises et guadeloupéennes pour « empoisonnement », « mise en danger de la vie d’autrui » et « administration de substances nuisibles », une information judiciaire a été ouverte. Et le 2 janvier dernier, conformément aux réquisitions du parquet, deux juges d’instruction du pôle santé et environnement du tribunal judiciaire de Paris ont prononcé le non-lieu, abandonnant donc les chefs d’accusation.  Rappelons que nous sommes là sur le registre pénal : on cherche des coupables qui peuvent faire l’objet de sanctions lourdes.

Pour l’instant, cette voie a été fermée, les juges d’instruction arguant que les faits étaient prescrits [Ndlr : le chlordécone est interdit aux Antilles depuis 1993]. Suite à cette ordonnance de non-lieu, les parties civiles ont annoncé faire appel, en allant s’il le faut jusqu’à la Cour de cassation et à la Cour européenne de justice des droits de l’Homme. En parallèle, il y a eu également en 2021 et 2022 les plaintes de deux associations déposées auprès de la Cour de justice de la République contre plusieurs anciens ministres, de l’Agriculture et de la Santé notamment. Mais cette dernière a déclaré ces plaintes irrecevables pour défaut d’intérêt à agir en février 2022.

Et puis, il y a un dernier volet, administratif cette fois, initié l’été dernier

Cela laisse une porte ouverte

Oui, le 24 juin 2022, le tribunal administratif de Paris a déclaré l’État responsable au regard de ses carences et négligences, en matière d’informations, de contrôle, d’autorisations provisoires de vente accordées alors qu’elles n’auraient pas dû l’être par rapport au caractère nocif du produit qui était connu. En revanche, ce même tribunal a rejeté la demande indemnitaire. Les requérants mettaient en avant un préjudice moral d’anxiété : « nous avons vécu depuis 1972 (ndlr : date de la première autorisation provisoire d’un produit à base de chlordécone par le ministère de l’Agriculture) plus de 12 mois en Guadeloupe ou en Martinique, on y a bu de l’eau, on y a consommé des produits et nous sommes du coup susceptibles de développer à tout moment une maladie liée à cette exposition » (ndlr : ce préjudice d’anxiété a été invoqué de nombreuses fois par des salariés en contact avec de l’amiante).

Pour le juge administratif comme pour le juge civil, il est en effet possible de se prévaloir d’un préjudice lié à l’état d’anxiété pour demander réparation. Mais, tout en reconnaissant que l’État a commis des fautes dans la gestion de l’affaire du chlordécone, le tribunal a estimé qu’il n’y avait pas lieu d’engager la responsabilité de l’État pour préjudice d’anxiété, faute de preuve d’un préjudice direct pour chacune des personnes concernées. Cela laisse une porte ouverte : si une victime parvient à prouver qu’elle a subi un dommage en lien avec l’action fautive de l’État, elle aura droit à une réparation.

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  1. Maître de conférences en droit public à l’Institut Montpellier Management, Université de Montpellier.

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