Quel heurt est-il ? expertise anses illustration

Published on 27 octobre 2023 |

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« L’expertise ne marche pas main dans la main avec la décision »

Par Valérie Péan,

[Troisième partie du dossier “Pesticides : au péril de l’expertise“] Au sein de l’Anses, l’une, Charlotte Grastilleur, dirige le pôle « produits réglementés » ; l’autre, Matthieu Schuler, chapeaute le pôle « sciences pour l’expertise ». Lequel comprend, depuis peu, une direction sciences sociales, économie et société que gère Brice Laurent. Tous trois ont accepté de donner leurs points de vue « de l’intérieur », qui aident à mieux comprendre le fonctionnement de cette agence sanitaire en matière de pesticides.

De l’évaluation à la décision : la frontière est ailleurs ?

 Charlotte Grastilleur : Je voudrais éclaircir quelques points car il ne me semble pas que, lorsque les décisions sur les produits phytopharmaceutiques ont été transférées à l’Anses, une ligne rouge ait été franchie. Certes, dans le contexte de la vache folle, il a été acté une séparation entre la science d’un côté, qui vient nourrir la décision politique de l’autre. Par ailleurs, le transfert des décisions sur les produits phytopharmaceutiques à l’Anses, via les AMM, s’est effectivement mis en place en 2015 mais ce n’est pas un modèle inédit : les décisions sur les médicaments vétérinaires relevaient déjà de l’Anses et, dans un autre domaine, c’est ainsi que fonctionne également l’Agence nationale de sécurité du médicament.

Mais, surtout, la séparation existe toujours : il faut comprendre que, dans notre contexte d’agence, elle consiste à prémunir l’expertise et l’évaluation de l’influence de toutes les parties prenantes, y compris des tutelles et des décideurs au sein de l’agence. À la condition que l’expertise soit menée de façon indépendante de la décision, ce modèle fonctionne. Dans le pôle que je dirige, il y a d’ailleurs deux directions distinctes : celle qui a en charge les AMM et qui s’inscrit donc dans le processus final de décision. Et celle qui évalue, décortique les dossiers de demande des industriels, pour fournir des évaluations publiques. En la matière, fait primordial, ce ne sont pas des agents en interne qui effectuent cette évaluation mais des collectifs d’experts, comme pour toutes les activités d’évaluation des risques à l’Anses. Tous sont sélectionnés selon les mêmes règles et, autour de l’agence, gravitent près de 800 scientifiques qui contractualisent avec elle. D’où une pluralité de points de vue, sachant que les avis divergents sont pris en compte. En revanche, il est à noter que les délais imposés peuvent parfois constituer une forme d’influence, lorsqu’il est enjoint à ces comités de livrer au plus vite leurs conclusions. Mais ce constat est inhérent à toutes les activités d’expertise.

Donc, au sein de l’agence, l’expertise ne marche pas main dans la main avec la décision. Il y a bien quelque chose qui coince, mais cela se situe au niveau du politique qui, dans ce transfert relatif aux produits phytopharmaceutiques, a perdu des marges de manœuvre. Il n’a guère comme latitude que les arrêtés de dérogations, d’une durée de 120 jours – ce que le gouvernement a utilisé dernièrement pour les néonicotinoïdes dans les cultures betteravières.

Les sciences réglementaires tiennent-elles compte ou non des dernières connaissances ?

Brice Laurent : L’expertise est soumise à une tension entre, d’une part, des règles méthodologiques, telles que les lignes directrices acceptées par tous les pays de l’OCDE, et, d’autre part, les résultats scientifiques les plus récents, sachant que ces derniers peuvent être exploratoires mais aussi controversés. Il faut donc une attention continue, notamment pour avoir la capacité de faire évoluer ces lignes. Cette attention doit nous permettre de prendre en compte l’ensemble des évolutions scientifiques et de mieux comprendre les incertitudes et les controverses.

Matthieu Schuler : Peser sur ces procédures établies par l’OCDE n’est pas simple et nous sommes plutôt en retrait sur ce point. Devons-nous coconstruire au sein de l’OCDE les protocoles, en essayant de peser au sein des commissions qui intègrent nos pairs académiques mais aussi des acteurs économiques ? Ou devons-nous plutôt nous tenir à l’écart de la fabrication de la norme et garder notre liberté d’expression si elle ne nous convient pas ? L’arbitrage n’est pas simple. De fait, nous portons plutôt nos efforts sur les aspects scientifiques et leur traduction dans la réglementation. C’est ainsi que, à force de marteler les preuves de la nocivité des perturbateurs endocriniens, nous sommes parvenus, en 2022, à faire entrer cette classe de danger dans le règlement européen CLP1.

Charlotte Grastilleur : Il faut également souligner que la méthodologie, souvent présentée comme une limite – un « corsetage » de l’expertise –, peut au contraire s’avérer très aidante pour agir efficacement, restreindre certains usages par exemple. Je m’explique. Prenez ce qu’on appelle la distance de sécurité des riverains en cas de traitement phytopharmaceutiques sur les cultures. Dans le cadre d’une demande d’AMM, nous exigeons du demandeur qu’il démontre la conformité de son produit à trois, cinq ou dix mètres. Si nous laissions le champ libre, nous devrions analyser des résultats à cinquante, cent, deux cents mètres ! Là, au contraire, notre modèle, harmonisé au niveau européen, a le mérite de produire des données calibrées et validées pour prendre des décisions jusqu’à dix mètres. Je comprends que des chercheurs ou des associations souhaiteraient que nous regardions plus loin mais les résultats des tests seraient trop compliqués à démêler et moins opposables auprès du demandeur.

Matthieu Schuler : Effectivement, ce flou permettrait aussi aux demandeurs de composer plus facilement leur dossier…

Après l’alerte lancée dans Libération par des chercheurs, en 2018, sur les fongicides dits SDHI, que s’est-il passé ?

Charlotte Grastilleur : Pour qu’il y ait alerte il faut qu’il y ait des matériaux scientifiques. Or, à l’issue de la tribune dans « Libération » en avril 2018 (lire article « Au péril de l’expertise »,) demandant le retrait des SDHI, nous avons mis beaucoup de temps à récupérer les publications venant à l’appui des déclarations des effets pathogènes de ces fongicides pour l’humain. C’est un point important, passé sous silence. Par ailleurs, nous avons confronté ce signalement à l’ensemble de la littérature scientifique, des bases de données internationales et des données de surveillance disponibles.

Matthieu Schuler : Nous avons pris cette tribune comme un signalement. Nous avons dès lors échangé avec l’Inserm pour qu’il complète son expertise sur les effets sanitaires, et avec l’Efsa pour savoir s’il existait d’autres alertes à l’échelle européenne. Nous avons très vite mis en place un Groupe d’Expertise Collective d’Urgence (GECU) sur la cancérogénicité éventuelle de ces fongicides. Ses conclusions ne laissaient pas apparaître d’éléments très inquiétants justifiant de retirer les AMM de ces produits. De fait, ce que souligne le rapport sur la crédibilité de l’expertise de l’agence, et qui est vrai, c’est que les protocoles d’évaluation de ces produits, dans le cadre de l’AMM, n’intégraient pas d’examen de ces mécanismes de toxicité (la mitotoxicité2). D’où un deuxième groupe de travail spécifique, depuis 2020, pour évaluer comment ils se situent en matière de risque. C’est un long travail : quatorze dossiers réglementaires à réétudier et à confronter à la littérature scientifique existante. L’avis de ce groupe est en voie de finalisation. Et, comme le disait Charlotte précédemment, s’il y a des avis divergents de certains de ses membres, ce sera clairement explicité. Nous ne considérons d’ailleurs pas que ce soit là un signe d’échec.

Brice Laurent : C’est même un des résultats attendus de l’agence que de clarifier le débat scientifique, de rendre visibles ces différentes appréciations. Ce qui est attendu avant tout de l’Anses, et qui fonde la confiance, c’est de produire des repères scientifiques qui n’occultent pas les zones d’incertitude ou de divergences mais au contraire les explicitent.

La FDA : une puissance… commerciale ?

Créée en 1906, « la Food and Drug Administration » (FDA) s’est façonnée au gré de multiples crises et législations. Elle visait au départ à lutter contre les falsifications, le charlatanisme et les contrefaçons en matière de médicaments ; c’est la tragédie de l’« Elixir sulfanilamide », un antibiotique responsable d’un empoisonnement de masse en 1937, qui institua véritablement ses pouvoirs de contrôle. Suite à l’adoption, un an plus tard, du « Federal Food, Drug and Cosmetic Act », on exigea en effet pour la première fois que la sécurité d’un produit soit démontrée avant sa mise sur le marché. Aux lendemains de l’affaire de la thalidomide, un anti-nauséeux prescrit à des femmes enceintes et responsable de malformations congénitales, l’amendement Kefauver-Harrisvoté par le Congrès en 1962 paracheva l’élaboration du système réglementaire américain d’évaluation et de gestion des risques. En plus de fournir la preuve que les médicaments sont sûrs, les fabricants doivent en effet désormais fournir celle qu’ils sont efficaces, tout en mentionnant leurs effets indésirables. Aujourd’hui, la FDA déploie son contrôle sur l’ensemble des pans touchant de près ou de loin à la santé publique, depuis la sécurité alimentaire jusqu’aux médicaments sur ordonnance et en vente libre, en passant par les cosmétiques, les produits du tabac, les vaccins ou encore les produits vétérinaires. Son pouvoir ? Rendre ces médicaments, produits ou aliments commercialisables aux États-Unis. De fait, en plus de son mandat d’évaluation des risques, la FDA détient donc aujourd’hui un rôle économique majeur. En 2008, le pharmacien Frédéric Badey estimait ainsi qu’un quart des dépenses des habitants américains concernait un produit réglementé par l’agence. Plusieurs affaires et scandales n’ont toutefois cessé de ternir sa réputation. En 2004, le « British Medical Journal »diffuse par exemple des documents confidentiels suggérant un lien entre la fluoxétine, le principe actif du Prozac, et des tentatives de suicide ou actes de violence. « L’enquête qui suivra blanchira le laboratoire », témoigne Frédéric Badey dans son article « La FDA, une centenaire sémillante »3. En ce qui concerne l’indépendance de ses avis, elle est régulièrement mise en doute car ses examens s’en tiennent généralement aux analyses toxicologiques fournies par les fabricants.

L’EFSA : strictement consultative

L’Autorité Européenne de Sécurité des Aliments (EFSA), créée en 2002, prend également racine sur un terreau de crises ou de scandales que les États membres de l’UE n’ont su gérer. Ses champs de compétences regroupent la sécurité des aliments pour les humains et les animaux, la nutrition, la santé et le bien-être des animaux, la protection et la santé des végétaux. Chargée de fournir des avis scientifiques aux décideurs, elle évalue un large panel de risques dont l’Encéphalopathie Spongiforme Bovine (ESB), la sécurité d’additifs alimentaires tel l’aspartame, les OGM, les pesticides ou les épizooties et zoonoses – grippe aviaire, Covid-19, etc. Même si elle peut réaliser des travaux scientifiques de sa propre initiative, à travers des autosaisines, l’Efsa répond la plupart du temps à des demandes d’évaluation émanant de la Commission européenne, du Parlement européen et des États membres de l’UE. Contrairement à la FDA américaine, ses avis n’ont ni valeur législative contraignante ni valeur d’autorisation mais seulement vocation à éclairer les décideurs à qui incombe la gestion des risques.Elle a par ailleurs l’obligation de communiquer avec le grand public, de façon ouverte et transparente, sur toute question relevant de sa compétence. Concernant les critiques, l’Efsa ne fait pas figure d’exception, au regard de ses expertises jugées peu indépendantes : celles-ci retiennent en effet majoritairement les données fournies par les entreprises. Données qui, n’étant pas rendues publiques – secret industriel oblige – ne peuvent, comme le révèle Stéphane Horel4, être soumises à contre-expertise.

Lire la première partie du dossier

Lire la deuxième partie du dossier

  1. Règlement relatif à la « Classification, étiquetage et emballage des substances chimiques ».
  2. Les SDHI agissent en bloquant l’action d’une enzyme présente dans les mitochondries, d’où le terme de « mitotoxicité »
  3. https://www.cairn.info/revue-les-tribunes-de-la-sante1-2008-2-page-83.htm
  4. S. Horel, Lobbytomie. Comment les lobbies empoisonnent nos vies et la démocratie, La Découverte, 2018.

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