Quel heurt est-il ? Pesticides, au péril de l'expertise_copyright Samson 2023

Published on 27 octobre 2023 |

1

Pesticides : au péril de l’expertise

Par Valérie Péan,

Rarement les pesticides auront en France et en Europe suscité autant de tensions et de controverses. Au cœur des polémiques, l’évaluation de leurs effets sur la santé humaine et sur la biodiversité. Cancérogène ou pas, le glyphosate ? Trop toxique pour être autorisé, tel fongicide ? Les avis d’experts se contredisent, les méthodes d’analyses sont contestées, des chercheurs lancent des alertes dans les médias, tandis que le pouvoir exécutif met son grain de sel et que les lobbyings ne désarment pas. Pour les citoyens, difficile d’y comprendre quelque chose et encore plus d’accorder leur confiance à ces « dires d’experts » et aux décisions qui en découlent. Pourtant, dans le champ de bataille où sont plongées les agences de sécurité sanitaire, telles l’Efsa au niveau européen et l’Anses pour la France, se décèlent des éléments de diagnostic et des pistes pour améliorer la crédibilité et la transparence de leurs expertises. À commencer par le retraçage d’une stricte frontière entre l’évaluation des risques et ce qui relève de la décision politique. Une séparation à l’origine même de ces agences en France, il y a plus de trente ans, au sortir de la crise de la vache folle et du sang contaminé. Explications, dans ce dossier en trois parties extrait de la revue Sesame 14.

Les crises, les agences sanitaires les connaissent bien. Elles en sont nées. Avant elles, le chaos. Car les années 1980 et 1990 ont charrié leur lot de drames, de chocs et de défaillances sanitaires qui ont durablement marqué le paysage français, y compris en termes culturels, économiques et scientifiques. Les mots clés ? Amiante, OGM, Tchernobyl… Et, surtout, le scandale du sang contaminé, révélé en 1991, ayant fait des centaines de victimes, ainsi que l’affaire de la vache folle, maladie apparue au Royaume-Uni en 1986 puis en France à partir de 1991, la faute aux farines animales dont le traitement thermique avait été réduit. Dans les deux cas, bien que de manière très différente, le calcul économique a primé sur la santé publique et les défaillances des pouvoirs publics furent pointées du doigt, ainsi que l’écrivait Pierre-Benoît Joly en 20071 : « Cette série de crises provoque une remise en cause de l’organisation de l’expertise scientifique : elle n’est plus seulement l’affaire de quelques spécialistes, elle est débattue dans l’arène publique. Ainsi, par exemple, le rapport du Parlement européen sur la vache folle (rapport Ortega, 1997) critique sévèrement le manque d’indépendance de l’expertise. Il en va de même, en France, avec le rapport Guilhem-Mattéi (1997). La figure d’une expertise alibi, soumise aux intérêts des lobbies économiques et politiques, est alors omniprésente. Bon nombre d’acteurs politiques vont saisir cette opportunité pour réformer le système de gestion de la sécurité sanitaire. »

Illustration "Pesticides : au péril de l'expertise" © Samson 2023
© Samson 2023

Il faut dire qu’alors chaque ministère a ses experts. Conflits d’intérêts, manque de moyens et d’autonomie, marginalisation des prérogatives du ministère de la Santé au profit des Finances et de l’Agriculture sont pointés du doigt. La crise de la vache folle sert bel et bien de détonateur pour créer une agence unique et autonome. Ce sera l’Agence Française de Sécurité Sanitaire de l’Alimentation (AFSSA) créée en 1998, devenue en 2010 l’Agence Nationale de SÉcurité Sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES). À elle d’estimer le risque, son amplitude mais aussi le degré d’incertitude. Et au politique, seul, de décider d’agir ou non, par exemple en autorisant ou en restreignant tel pesticide pour tel usage. Une séparation des rôles qui évite deux écueils : d’un côté, le « gouvernement des experts », où des savants sans légitimité démocratique prendraient toutes les décisions ; de l’autre, des activités scientifiques corsetées voire bâillonnées par des gestionnaires, comme ce fut le cas pour l’affaire du sang contaminé. Des écueils dont, aujourd’hui, on semble s’approcher parfois dangereusement en France (et ailleurs). Car, si l’Anses est réputée être l’une des plus pointues au monde et si 99 % de ses avis ne font l’objet d’aucune contestation, elle est la cible d’attaques récurrentes pour ses expertises dans le domaine des pesticides. Depuis plusieurs années, des produits agrochimiques enflamment publiquement les débats, dans les arènes scientifiques, médiatiques, politiques ou même judiciaires. Égrenons quelques exemples. À commencer par le totémique glyphosate, à propos duquel la querelle naît en mars 2015. À cette date, le Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC), une des agences de l’Organisation mondiale de la santé, lance en effet une petite bombe en classant cette substance herbicide comme « cancérogène probable pour l’homme ». Un point de vue divergent de celui de l’Anses, qui a conclu en 2016 que « le niveau de preuve de cancérogénicité chez l’animal et l’homme est relativement limité et ne permet pas de proposer un classement du glyphosate en tant que cancérogène avéré ou présumé pour l’être humain ». Idem au niveau européen du côté de l’Autorité européenne de sécurité des aliments, l’Efsa qui, en juillet dernier, « n’a pas identifié de domaine de préoccupation critique lors de son examen […] en ce qui concerne les risques pour l’homme, pour l’animal ou pour l’environnement ». Problème, encore, avec les SDHI (inhibiteurs de la succinate déshydrogénase), à savoir une famille de onze substances fongicides largement utilisées pour éliminer moisissures et champignons dans les cultures, sur les fruits et autres légumes. Cette fois, l’alerte, lancée en avril 2018 dans Libération, vient d’un collectif de huit chercheurs : les effets de ces pesticides seraient toxiques pour les abeilles, les vers de terre, mais aussi pour les cellules humaines. Une alerte dont l’instruction par l’Anses a fait l’objet de critiques et a amené l’agence à initier un Groupe d’Expertise Collective d’Urgence (GECU) sur le sujet puis, fin 2019, à s’autosaisir pour approfondir l’analyse à travers un groupe de travail dont l’expertise est toujours en cours. Groupe au sein duquel le journaliste du Monde, Stéphane Foucart, dans un article du 15 juin 2023, pointait un chaos ambiant : « Trois démissions d’experts, neuf avis divergents, un signalement aux déontologues de l’institution ».  Pas question pour autant d’instruire un dossier à charge sur l’agence sanitaire française qui, bon an mal an, rend près d’un millier d’avis sans que s’élève la moindre protestation et remporte quelques beaux succès y compris en matière de pesticides, tel le S-métolachlore, dont on retrouve des composés (métabolites) dans l’eau à des doses trop élevées. Reste que les soubresauts ont été ces dernières années suffisamment inquiétants pour que le conseil scientifique de l’Anses mandate, fin 2020, un groupe de travail2 qui, à partir des dossiers glyphosate, SDHI et néonicotinoïdes a diagnostiqué des tensions et émis des recommandations dans le but explicite de renforcer la crédibilité de l’agence. Son rapport et l’avis du conseil scientifique, publiés par l’Anses en mars dernier, préconisaient justement de mieux séparer les activités d’évaluation et de gestion. Le point dans ce dossier via, d’une part, un entretien avec une des membres de ce groupe de travail, Catherine Dargemont, et, d’autre part, les remarques apportées par trois responsables de l’Anses.

Lire la deuxième partie du dossier

Lire la troisième partie du dossier

  1. Dans Réalités Industrielles, mai 2007, https://annales.org/ri/2007/ri-mai-2007/joly.pdf
  2. Joly, P.B., Dargemont, C., Béhar, F., Bonmatin, J.M., Desquilbet, M., Ducrot, C., Kaufmann, A., Lagrange, E., Avis et rapport relatif à la crédibilité de l’expertise, enjeux et recommandations , publié en ligne (https://www.anses.fr/fr/content/avis-et-rapport-cs-gt-credibilite-de-lexpertise).

Tags: , , , , , , ,




One Response to Pesticides : au péril de l’expertise

  1. 1011-art says:

    Participation artistique au débat. Dessinatrice, j’ai réalisé sur ce sujet une série de dessins évoquant, par une suite d’abeilles mortes, la pollution par les substances chimiques et les pesticides utilisés dans l’agriculture. A découvrir : https://1011-art.blogspot.com/p/vous-etes-ici.html. Mais aussi, en lien direct, une réflexion sur l’utilisation des produits phytosanitaires : https://1011-art.blogspot.com/p/hommage-magritte.html

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Back to Top ↑