De l'eau au moulin

Published on 16 février 2021 |

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[Collapsologie] Une prospective qui fait l’économie d’une méthode rigoureuse (2/4)

Illustration : Tapisserie de l’Apocalypse, Hennequin de Bruges

Après un premier volet jetant les bases de leur réflexion sur la collapsologie, Pierre Sersiron et Tanguy Martin* s’interrogent : est-il vraiment possible de prédire – et de prouver – l’avènement d’un effondrement de la société ?

C’est une chose de décrire la situation actuelle et passée. C’en est une autre que d’aller sur le terrain prospectif, surtout si l’on s’intéresse aux trajectoires majeures et multidimensionnelles des sociétés. La prospective, comme méthode scientifique, « consiste à passer d’une approche instinctive à une vision plus travaillée, en faisant appel à une documentation, en recueillant des avis pertinents, puis en élaborant des représentations de différents avenirs possibles » [1]. Il s’agit alors d’une démarche d’aide à la décision qui tente avec méthode d’étudier, non pas les éléments passés ou présents, mais bien de prévoir les avenirs possibles sur la base d’hypothèses multiples. Pour ce faire, elle travaille à l’élaboration de différents scénarios, précaution méthodologique et intellectuelle majeure face à un futur encore non advenu. Problème, les auteurs collapsologues en font l’économie en ne retenant que le scénario catastrophiste et en ne justifiant ce choix que par l’intuition.
Il s’agit ici d’une différence notable avec la prospective, par exemple telle qu’elle est mobilisée par le GIEC (Groupement d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat) lorsqu’il modélise les évolutions climatiques possibles, à partir de différents scénarios. Ainsi, dans leur cinquième rapport, ces derniers étaient au nombre de quatre :

– Un premier scénario strict d’atténuation, correspondant certes à l’état d’esprit des accords de Paris qui suivront ce rapport, mais non aux engagements pris par les États à l’issue de la COP21 ;
– Deux scénarios intermédiaires ;
– Un dernier scénario d’émissions très élevées, renvoyant à une situation où aucun effort pour les réduire ne serait entrepris.

A noter que ce sont les décisions politiques prises et les trajectoires de nos sociétés qui nous conduisent sur la voie d’un scénario plus qu’un autre : « Les projections relatives aux émissions de gaz à effet de serre varient sur une large fourchette en fonction du développement socioéconomique et de la politique climatique » [2], même si « tous les scénarios (conduiront à) une augmentation de la température » [3], nous rappelle ce rapport du GIEC.
Parmi les arguments venant étayer leur hypothèse, P. Servigne et R. Stevens s’appuient notamment sur l’accumulation de graphiques traduisant les tendances socioéconomiques et environnementales de nos sociétés, jusqu’à aujourd’hui.  Si, prises une à une, les courbes mises en avant ne constituent pas une preuve irréfutable de cataclysme imparable, c’est la multiplication des arguments qui, par leur nombre, peut décourager le lecteur ou la lectrice. Les auteurs s’en remettent non pas à des arguments forts et irréfutables, mais à l’accumulation d’arguments faibles [4]. Ils suggèrent par ailleurs que les courbes des graphiques qu’ils étudient se prolongeront, comme si ces derniers ne résultaient pas de choix d’organisation des sociétés. Sauf à imaginer ces organisations immuables, les trajectoires ainsi décrites peuvent donc varier. Seule alternative envisagée : la survenue d’un événement improbable menant lui aussi à… l’effondrement [5].
Il est pourtant indispensable, compte tenu des enjeux, de modéliser non pas un, mais différents scénarios possibles pour éclairer les décisions à prendre par les populations et leurs États aujourd’hui ainsi que pour définir les revendications et stratégies des mouvements sociaux. En tentant une pensée prospective dont tous les scénarios partent d’un effondrement, les collapsologues éludent ainsi la perspective que des mesures d’ampleur nécessaires pour atténuer le changement climatique à hauteur de 2°C soient mises en œuvre. Il ne s’agit donc plus d’une prospective d’aide à la décision, mais plutôt d’aide à la non-décision. Plusieurs études soulignent en effet que, pour avoir des chances de limiter en deçà de 2°C le réchauffement climatique, la majorité des réserves fossiles actuelles déjà connues doit rester dans les sous-sols [6]. Il y a, par conséquent des leviers d’action possibles, mais encore faut-il s’en donner les moyens.

Déhistoricisation des enjeux politiques et de pouvoir liés au climat

En faisant l’économie de cette rigueur intellectuelle, les auteurs conduisent également à « déhistoriciser » les enjeux politiques et de pouvoir liés aux crises environnementales actuelles, notamment celle du climat. La déhistoricisation consiste à éluder l’histoire de la construction d’un fait qui permet d’en saisir la nature. Il s’agit de faire abstraction de l’inscription d’une conséquence dans un processus historique et humain permettant de le comprendre.
Aussi les auteurs avancent-ils, à propos des scénarios du GIEC régulièrement mis à jour : « La ”règle” […] veut que les prédictions les plus alarmantes des précédents rapports deviennent des réalités » [7].  Ce raisonnement passe ainsi à côté du fait que cette situation ne découle pas d’une « règle » mais d’un déséquilibre des rapports de force en défaveur des mouvements, États et groupes mobilisés contre le changement climatique.
Or il faudrait plutôt historiciser et comprendre les scénarios du GIEC à partir du contexte dans lequel ils sont écrits. C’est l’absence ou la faiblesse des décisions internationales et des décisions politiques, environnementales et économiques prises ces dernières années vis-à-vis des enjeux climatiques qui explique que les prédictions pessimistes de ses précédents rapports deviennent réalité. L’urgence climatique, comme toute autre crise, ne doivent pas nous empêcher d’analyser les faits en termes de pouvoir, de classe, de racisme, d’impérialisme, ou encore de genre. Ce serait ne rien comprendre au fonctionnement de nos sociétés et cela risquerait de mener à des actions inutiles, voire contreproductives.
En édictant ce fait comme une règle, on rencontre ici un raisonnement panglossien [8] :  un raisonnement à l’envers et tourné vers la position que les collapsologues souhaitent prouver. Car si les rapports de force actuels sont défavorables, nul ne peut en déduire que cette situation serait immuable telle une loi naturelle. Naturalisant ce rapport de force déséquilibré qui correspond en réalité à une période historique que nous vivons, le raisonnement conduit à dépolitiser les questions climatiques.
Gaston Berger, fondateur de la prospective en France, alertait contre sa possible dérive en « une certaine paresse de l’esprit consistant à considérer l’existant comme un décor fixe destiné à rester tel qu’il est » [9].

S’appuyer sur des modèles informatiques pour prouver l’effondrement ?

P. Servigne et R. Stevens avancent la certitude d’un effondrement social qui se traduirait par un effondrement de la population humaine. Pour cela, ils recourent, entre autres, à la modélisation mathématique algorithmique [10]. Les modèles utilisés calculent la trajectoire quantitative de la population humaine mondiale dans un avenir à plusieurs dizaines d’années, à partir d’un certain nombre de variables décrivant les sociétés humaines :  niveau d’inégalité, consommation en ressources naturelles, etc. D’après ces modèles, sans changement majeur, les sociétés actuelles connaîtront un effondrement de leur population humaine. Seule une modification drastique de l’ensemble de ces variables pourrait conduire à éviter un tel phénomène, en allant, par exemple, vers des sociétés plus égalitaires et plus sobres. Et, comme ces évolutions paraissent peu probables aux auteurs à moyen terme, ils en déduisent un effondrement démographique très probable [11].
On peut se réjouir qu’en mobilisant ces outils qu’ils n’ont pas créés, ces derniers embrassent une dynamique prospectiviste plus rigoureuse. Notons toutefois que les algorithmes utilisés se basent seulement sur quelques dizaines de variables, grand maximum, censées décrire la planète.  Et de révéler, au passage, le prisme par lequel les deux auteurs appréhendent le monde social : une vision mécaniste et réductionniste des phénomènes sociaux. Emerge alors une confusion sur la complexité de la réalité du monde social ; celle-ci échappant forcément à ce genre d’analyse rapide et outillée de modèles aussi simples. Utile pour l’analyse de risques et pour alerter sur ces derniers; la méthode s’avère en revanche inadéquate pour effectuer des prédictions. En bref, on aurait pu s’attendre à la mobilisation de davantage de travaux de sociologie, d’anthropologie ou de démographie pour étayer la thèse de l’effondrement.
Par ailleurs, P. Servigne et R. Stevens recourent de nombreuses fois à des analogies basées sur les dynamiques de populations en écologie animale, pour décrire celles de la population humaine. Sans rentrer dans un débat sur « le propre de l’humain », il s’agit là d’une négation de l’existence et de la spécificité des phénomènes sociaux humains. Cet oubli du fait social pour tenter de prédire un effondrement généralisé se double par ailleurs d’une bibliographie pléthorique en psychosociologie. L’idée ? Démontrer le déni dont feraient preuve les humains à l’égard de l’effondrement généralisé imminent… Donnant ainsi l’impression d’une bibliographie sélective, selon les besoins particuliers d’une démonstration. Lire la suite.

[1] Thierry GAUDIN, La prospective, Que sais-je, 2013, p.3

[2] GIEC, « Changements climatiques 2014 – Rapport de synthèse », 2014 – traduction française, p. 8

[3] Ibid., p.10

[4] Ce que l’on peut qualifier de « mille-feuille argumentatif », d’après CORTECS et INDICES,  brochure « 25 moisissures argumentatives » – 26 janvier 2017, p.16

[5] SERVIGNE et STEVENS, op. cit, p.37: « Y-a-t-il une limite (ou plusieurs) à notre croissance exponentielle ? Et si oui, combien de temps nous reste-t-il avec un effondrement? » puis p.106 « arrêter ce mouvement ascendant […] n’est plus possible… à moins de […] provoquer un choc systémique majeur ». Ils décrivent alors les conséquences de ce choc systémique majeur p.129 « sauf à stopper net la production et la consommation d’énergies fossiles, ce qui mène à un effondrement économique et probablement politique et social » (p. 129) laissant ainsi aux lectrices et aux lecteurs le choix entre effondrement ou … effondrement.

[6] Un tiers des réserves de pétrole, la moitié des réserves de gaz et 80% des réserves de charbon selon certains analystes. Christophe Mc GLADE et Paul EKINS, « The geographical distribution of fossil fuels unused when limiting global warming to 2°C », Revue Nature, Janvier 2015

[7] P. Servigne et R. Stevens, op. cit., p.66-67

[8] « Raisonnement planglossien : Raisonner à rebours, vers une cause possible parmi d’autres, vers un scénario préconçu ou vers la position que l’on souhaite prouver » – d’après CORTECS et INDICES,  brochure 25 moisissures argumentatives – 26 janvier 2017, p.6

[9] T. GAUDIN, op. cit., p.4

[10] Le modèle World 3 du MIT et le modèle Handy.

[11] P. Servigne et R. Stevens, op. cit., p.205

*Cet article a été écrit par Pierre Sersiron et Tanguy Martin, militants altermondialistes et des luttes pour la justice climatique ; respectivement salarié du réseau Les Petits Débrouillards et bénévole d’Ingénieur·e·s sans frontières France. Cette contribution est réalisée en leur nom propre et n’engage pas ces mouvements.

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One Response to [Collapsologie] Une prospective qui fait l’économie d’une méthode rigoureuse (2/4)

  1. cario says:

    La magnifique tapisserie de l’apocalypse de Hennequin de Bruges est visible au Château d’Angers (dès réouverture des musées).

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