À mots découverts Copyright © 2023 Man artificialisation

Published on 13 novembre 2023 |

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[Artificialisation] Un débat trop “superficiel” ?

Par Stéphane Thépot,

Illustration : Copyright © 2023 Man,

ZAN. Non, ce n’est pas l’évocation nostalgique d’une pastille à la réglisse, mais une toute nouvelle loi dite Zéro Artificialisation Nette, en date du 21 juillet 2023. Derrière le consensus apparent pour contenir l’emprise des routes, des maisons et autres zones industrielles qui grignotent les espaces naturels ou agricoles, les désaccords se nourrissent entre autres du flou des définitions et d’une bataille de chiffres. Dossier en deux parties extrait de la revue Sesame 14.

Voilà une controverse comme on les aime ! Dans un article publié en juillet 2009 dans le « Courrier de l’Environnement » de l’Inra1, ancêtre de la revue « Sesame », Philippe Pointereau tirait la sonnette d’alarme : pour le cofondateur à Toulouse du cabinet d’études Solagro, l’artificialisation des terres agricoles « constitue une réelle menace pour l’avenir de l’agriculture ». Selon les chiffres compilés par l’agronome, de 1960 à 2007, la France avait perdu en moyenne entre 62 000 et 111 000 hectares par an de Surface Agricole Utile (SAU). Depuis la banlieue lyonnaise, Éric Charmes relativise cette hémorragie de sols cultivés, de vergers ou de prairies. « L’artificialisation est-elle vraiment un problème quantitatif ? », demande ce directeur de recherche de l’École Nationale des Travaux Publics de l’État (ENTPE) dans un article fouillé de la revue « Études foncières »2 en 2013. « Même au rythme d’un département tous les sept ans, il faudra près de trois siècles avant que la moitié du territoire français soit artificialisé », ajoute cet ingénieur de Vaulx-en-Velin, produisant une autre batterie de chiffres comme autant de contre-arguments. Éric Charmes cite notamment, à l’appui de sa démonstration, l’exemple de l’aire urbaine de Dijon, l’une des moins denses de France, où le vignoble résiste bien au grignotage des terres agricoles par la ville dénoncé par Philippe Pointereau, lequel préfère de son côté s’appuyer sur les arrachages de vignes dans le Languedoc.

Le droit des sols

En 2015, un avis du Conseil Économique Social et Environnemental (CESE) reprend à son compte les chiffres alarmistes du service de statistiques et de prospective du ministère de l’Agriculture. « Aujourd’hui, les sols agricoles n’occupent plus que 51 % du territoire national, répartis entre sols cultivés (36 %) et surfaces toujours en herbe (15 %) », constate ce document de soixante-six pages. « Les sols naturels ont été globalement préservés et occupent 40 % des sols français (31 % de sols boisés ; 5 % de landes, friches, maquis, garrigue ; 4 % d’autres occupations naturelles). Entre 2006 et 2012, le processus d’artificialisation s’est réalisé notamment au profit des jardins d’agrément (incluant tous les espaces verts autour des bâtis), des routes et des maisons. Parallèlement, les zones industrielles et commerciales, qui représentent 12 % des espaces artificialisés, n’ont cessé de s’étendre sur tout le territoire national et de consommer les espaces dans les banlieues et dans les zones périurbaines plutôt que dans le centre des agglomérations »3.

La rapporteuse de l’avis, Cécile Claveirole, enfonce le clou dans une publication des « Annales des Mines » : « Au vu du temps qu’a demandé sa formation, le sol n’est pas une ressource renouvelable », explique la représentante de France Nature Environnement qui en profite pour dénoncer « l’accaparement des terres » et plaider pour une protection juridique de ce « bien commun », au même titre que l’air ou l’eau4. « J’ai dû un peu édulcorer la rédaction de l’avis du Cese en 2015 : la FNSEA n’avait pas accepté le principe d’inscrire les sols dans les biens communs », confie Cécile Claveirole. « Nous ne partageons pas cette analogie avec l’eau et l’air qui ne sont pas appropriables, à la différence du sol », confirment les représentants du monde agricole au Cese dans leurs explications de vote en annexe du texte. Lors des débats, il a notamment été souligné que les terres agricoles étaient paradoxalement moins bien protégées que les espaces naturels réputés sensibles lors des grands chantiers de construction d’autoroutes ou de LGV. Les outardes ou le grand hamster peuvent trouver refuge sur des terres cultivées au nom du triptyque ERC (Eviter-Réduire-Compenser), mais quelle loi protégera un champ de maïs5 ? « La loi de 1976 a effectivement permis la protection des espèces et des espaces naturels, mais il n’existe pas de loi pour protéger les sols agricoles », souligne Cécile Claveirole.

Du consensus à la polémique sur les lotissements périurbains

C’est finalement une loi votée en juillet 2023 qui se chargera de préciser un objectif relativement lointain : zéro artificialisation nette (ZAN) en 2050. Ce nouveau texte législatif est censé faciliter la mise en œuvre par les collectivités d’un objectif inscrit dans la loi Climat et Résilience de 2021. Sans surprise, Philippe Pointereau approuve le principe de ne plus laisser les voitures et les maisons individuelles gagner du terrain (lire article « Il faut mettre un terme à la rente foncière »). Défenseur du modèle du pavillon avec jardin, critiqué par la ministre du Logement en octobre 2021 comme étant « non-sens écologique, économique et social », Éric Charmes est nettement plus critique. « Le ZAN est en train d’accentuer la dimension foncière des tensions révélées par les Gilets jaunes », prévient l’ingénieur dans une nouvelle étude « en béton »6. Et d’expliquer que le consensus autour de la lutte contre l’artificialisation se nourrit d’une définition particulièrement floue. Une remarque déjà soulignée dans ces colonnes à la suite d’un avis d’experts piloté par Inrae et l’université Gustave-Eiffel7. Sans s’appesantir outre mesure sur ce problème méthodologique, Éric Charmes ajoute une nouvelle brique plus politique à son argumentaire. La loi ZAN est, à ses yeux, « un moyen peu coûteux de reprendre le contrôle sur l’urbanisme d’extension dans les petites communes » pour les administrations centrales.

C’est dans ce contexte de rapports entre l’État et les collectivités que le président de la région Auvergne-Rhône-Alpes a fait sensation en déclarant devant les maires ruraux, réunis en congrès dans une station de ski alpine, son « retrait » d’une loi ZAN qualifiée de « ruralicide ». La controverse vire à la polémique. Laurent Wauquiez a aussitôt reçu une volée de bois vert pour une attitude jugée « sécessionniste », mais aussi des encouragements. « La loi anti-béton s’enfonce dans le chaos », applaudissent Géraldine Woessner et Erwan Seznec dans « Le Point » du 3 octobre 2023. Les journalistes de l’hebdomadaire ne se privent pas de souligner que la loi repose sur des chiffres biaisés. Ils citent d’autres statistiques issues du Cerema (Centre d’études et d’expertise sur les risques, la mobilité et l’aménagement), qui montrent que, si les terres agricoles continuent de reculer, la part « des sols à l’état naturel » aurait de son côté augmenté de 48 000 ha. L’ancien directeur général de l’agence d’urbanisme de Bordeaux, a’urba, est cité à la rescousse pour dénoncer un présumé « racisme social » à l’égard des habitants des lotissements périurbains.

Le droit reste à la surface

Le feu du malaise couvait en réalité sous la braise depuis longtemps. « Les vignes du Médoc sont bien moins poreuses qu’un lotissement bien conçu », assurait déjà Jean-Marc Offner en juin 2022 à « Libération ». Outre cet urbaniste respecté de l’a’urba, des aménageurs et des élus autour de Jacques Lisnard, président de l’association des maires de France s’inquiétaient déjà des effets d’une « recentralisation rigide », explique Eve Szetzel. De son côté, le Cese a rendu un nouvel avis en janvier 2023, mentionnant une progression de l’artificialisation à la baisse (30 000 ha/an). « Je voudrais bien savoir d’où est sorti ce chiffre », bougonne Philippe Pointereau. Surtout, loin de vouloir mettre les campagnes « sous cloche », l’avis concède : « L’accroissement de la population, les besoins en logement, le développement ou la relocalisation d’activités économiques, en particulier dans certains territoires aujourd’hui en voie de désertification, ainsi que la création d’infrastructures nécessaires dans l’intérêt collectif, peuvent justifier d’utiliser de nouveaux espaces, faute de pouvoir valoriser des surfaces déjà artificialisées »8. De fait, pour Cécile Claveirole, le problème est moins le mitage et l’artificialisation que l’imperméabilisation des sols, qui obère pour longtemps la respiration et la vie dans le sol ainsi que la circulation de l’eau, ce qui peut poser des problèmes graves. « Sur un sol agricole non imperméabilisé, on peut imaginer un retour en arrière en développant l’agriculture biologique et surtout la biodynamie », assure cette ancienne directrice de l’interprofession des vins du Jura. Problème : si des villes commencent à retirer le goudron des cours d’école, la loi n’est pas faite pour dire comment multiplier les vers de terre. Alors que les études des pédologues se penchent sur la mince pellicule de quelques centimètres qui font la fertilité d’un sol, le droit, lui, se contente en effet de mesurer des surfaces. « Avec le ZAN, l’État promeut un urbanisme de tableau Excel » se moque, dans le « Courrier des maires » du 17 avril 2023, Éric Charmes, qui a le sens de la formule.

La ruralité a bon dos !

Le géographe Martin Vannier préfère, lui, y voir « un épisode de plus de la longue crise d’adolescence de la décentralisation, entre le “Au secours l’État s’en va !” et le “Au secours l’État revient !” ». Sur son carnet de recherches publié sur Internet9, le chercheur grenoblois refuse de tomber dans les travers d’une nouvelle croisade biaisée entre ruraux et urbains. « Transformer de la terre agricole en lotissement ou en zone d’activités élémentaires est à la portée de tout élu municipal adossé à un milieu de professionnels dont c’est la raison d’être, du géomètre à l’aménageur-promoteur, en passant par le constructeur de maisons individuelles et le banquier de proximité. Sortir de ce modèle d’urbanisation extensive est une autre affaire, et ne peut se faire à système d’acteurs constant. Le ZAN appelle une reconfiguration du système politique local », estime le géographe. Martin Vannier, qui a rejoint l’école d’urbanisme de Paris, précise sa pensée dans la revue de Terra Nova10 : « On ne fera pas le ZAN à l’échelle de chaque commune, encore moins des petites communes rurales qui expriment la plus forte inquiétude […] Au nom du village, on revendique de poursuivre ce qui l’a spectaculairement vidé ces dernières décennies : une politique de lotissements extérieurs qui laissent derrière eux un cœur de village sans fonction, sans habitants, sans vie, et projettent la vie quotidienne dans des zones [d’activités, de services, commerciales] et autour de ronds-points, si aisément accessibles en voiture. La “ruralité” a bon dos ! »

Une nouvelle cartographie automatisée

Pour sortir des différents modes de calcul de l’artificialisation des sols selon les bases de données, l’Institut National de Géographie (IGN) a commencé à utiliser l’intelligence artificielle pour produire des cartes d’Occupation des Sols à Grande Échelle (OSGE). Expérimentée en Gironde autour des zones urbaines de Blaye et Arcachon, l’OSGE dite « nouvelle génération » a été testée à l’échelle du département du Gers en 2022. Les cartes obtenues sont capables de repérer des bâtiments de 200 m2 sur des photos aériennes. Elles permettent de distinguer quatorze types de couvertures du sol, « naturelles » ou « anthropisées », et leur qualité d’imperméabilité. Après vérification, le système a été « industrialisé » en vue de couvrir l’ensemble des départements d’ici fin 2024. Les cartes validées sont accessibles en ligne sur le portail de l’artificialisation : https://artificialisation.developpement-durable.gouv.fr/

Glossaire

ENAF : Espaces Naturels, Agricoles et Forestiers. Dits aussi « Espaces NAF », ils comprennent les espaces cultivés, les prairies, forêts, zones humides et dunes… Avec cette difficulté : ???

Sols artificialisés : Espaces bâtis, réseaux de communication, espaces verts urbains, équipements sportifs ou de loisirs non bâtis (stades).

Artificialisation : Elle est définie dans l’article 192 de la loi Climat et Résilience (2021) comme « l’altération durable de tout ou partie des fonctions écologiques d’un sol, en particulier de ses fonctions biologiques, hydriques et climatiques, ainsi que de son potentiel agronomique par son occupation ou son usage ». Elle se mesure en termes de changement d’occupation et d’usage des sols. Ex : une terre agricole transformée en zone pavillonnaire. Il s’agit là du phénomène de « consommation d’espaces ».

  1. Abandon et artificialisation des terres agricoles, https://hal.science/hal-01197118v1/file/C57Coulon.pdf
  2. L’artificialisation est-elle vraiment un problème quantitatif https://shs.hal.science/halshs-00849424/document
  3. La bonne gestion des sols agricoles : un enjeu de société https://www.lecese.fr/sites/default/files/pdf/Avis/2015/2015_14_gestion_sols_agricoles.pdf
  4. Responsabilité et Environnement https://www.cairn.info/revue-responsabilite-et-environnement-2018-3-page-46.htm?contenu=article
  5. Les outardes, le grand hamster et les compensations à la française https://revue-sesame-inrae.fr/outardes-grand-hamster-compensations/
  6. De quoi le ZAN est-il le nom https://fonciers-en-debat.com/de-quoi-le-zan-zero-artificialisation-nette-est-il-le-nom/#_ftnref11
  7. « Artificialisation, une notion à creuser » https://revue-sesame-inrae.fr/artificialisation-des-sols-une-notion-a-creuser/
  8. https://www.lecese.fr/travaux-publies/du-sol-au-foncier-des-fonctions-aux-usages-quelle-politique-fonciere
  9. https://martinvanier.hypotheses.org/767
  10. https://www.lagrandeconversation.com/ecologie/zero-artificialisation-nette-premieres-lecons/

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One Response to [Artificialisation] Un débat trop “superficiel” ?

  1. j-m bouquery says:

    Forêt des Landes: artificielle ! Pires, les polders ! Pour faire du CH4 bovin ! Mais vive l’urbiculture intensive: caves, terrasses et mur naturés…

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