À mots découverts

Published on 31 mars 2020 |

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Artificialisation : « Le sol revisite les carrefours disciplinaires »

Jean-Philippe Pierron enseigne et dirige l’école doctorale de philosophie à l’université Lyon3. Ses travaux portent sur le rôle de l’imagination dans l’action et notamment sur une écologie poétique. Dans cet entretien, il nous invite à penser en profondeur…  

Avant même d’évoquer avec vous la notion d’artificialisation, posons-nous la question : qu’est-ce qu’un sol ? 

Jean-Philippe Pierron : Un sol, c’est à la fois de l’espace et du temps. On peut penser cet espace en géomètre et il s’agit alors plutôt d’une surface. Mais on peut aussi en parler en tant que géologue, lequel s’intéresse à la profondeur.

Cette articulation de l’espace et du temps enregistre les activités des hommes. Le sol est par conséquent le lieu des traces dites anthropiques ; un lieu de connexion également, entre ce temps de l’histoire humaine et le grand temps de l’histoire naturelle. Aujourd’hui, ce qui est justement en discussion, c’est la place que prennent les traces anthropiques, proches du point de saturation. 

Autre enjeu, le sol revisite les carrefours disciplinaires. Cela a-t-il un sens de parler de sciences dédiées au sol, comme si elles étaient pures et indépendantes des autres ? Ce sont des sciences de la nature, des sciences du vivant, des sciences de la terre, mais ne nécessitent-elles pas aussi les sciences humaines ?

A ce sol, objet mouvant, est adjointe la notion d’artificialisation. Or, ce qui est frappant, c’est la connotation négative de cette dernière. D’où vient ce caractère péjoratif ? 

La notion d’artifice n’est pas un concept normatif – en clair, il ne contient pas de jugement de valeur –  mais il est d’ordre descriptif : c’est tout simplement ce qui s’oppose à la nature.  Est naturel ce qui est donné, est artificiel ce qui est transformé. 

Mais il arrive qu’on change de registre. Car pour certains, la nature ne serait pas seulement un état, mais une norme, au sens où ce qui est, est aussi ce qui devrait être. Dans cette logique, ce qui est artificialisé vient heurter un état initial souhaitable. C’est là toute l’ambiguïté : on joue en permanence sur les différents sens du mot nature, qui désigne trois choses : 1) ce qui est donné et qui échappe aux activités humaines ; 2) l’essence d’une chose, par exemple la nature humaine, ou la nature de la nature… 3) Enfin, la nature définit un ordre. Ce qu’on comprend bien quand on dit de tel comportement qu’il est « contre nature ». 

Selon l’idée qu’on se fait de la nature, le registre diffère, et donc celui de l’artifice aussi, d’où les confusions. Prenons le sens de l’ordre naturel que recouvre la notion de kosmos chez les Grecs, dont est tiré le mot cosmétique. Il désigne la beauté de l’ordre du monde. S’agit-il alors d’honorer les lois de l’ordre naturel, tel qu’en lui-même, ou sommes-nous plutôt dans un rapport de collaboration, de coconstruction ? La notion d’artificialisation fait l’articulation entre les deux : d’un côté, la science occidentale est sortie d’une compréhension de la nature comme kosmos, et si la notion d’artifice a un sens dans ce cadre, il est purement descriptif. 

D’un autre, nous constatons aujourd’hui que le sol n’est pas un support indifférent, il est le lieu d’une relation – pour porter, il faut être supporté – et c’est ce que nous redécouvrons à travers la notion d’artificialisation. 

« Pour porter, il faut être supporté »

Vous parliez de la science occidentale. Or, justement, ce qui nous semble aujourd’hui contestable, c’est son projet ancien de domination de la nature. 

Je le dirais autrement. J’utilise souvent ce triptyque : la nature oratoire, la nature laboratoire et la nature territoire. 

Pour les Anciens, le kosmos était une nature de l’oratoire au sens où on en contemplait l’ordre, dont il fallait suivre les lois. A l’ère moderne, en revanche, la science occidentale a considéré la nature comme un laboratoire : la nature est muette, il faut la faire parler en expérimentant, en la testant, en la « dé-testant » même. Ainsi, un sol n’est compris qu’une fois carotté et mis en éprouvette. 

Et, aujourd’hui, la science se reterritorialise. Elle redécouvre le sol sur un mode relationnel, cette interface jouant un rôle considérable. Cela met au défi nos savoirs disciplinaires qui se sont essentiellement construits sur le modèle de l’analyse, donc de la séparation, du découpage, alors que des savoirs comme l’écologie nécessitent une analyse d’ordre systémique. 

Vous-même, vous allez jusqu’à évoquer une poétique du territoire et du sol, dans la lignée de G. Bachelard…  

Paul Valéry disait que si la marche est une prose du sol, la danse en est la poésie (« La philosophie de la danse », 1936). Je trouve intéressant de repenser le sol, non pas seulement comme un espace sur lequel on déambule, mais aussi comme le lieu où l’on stylise une manière d’être. Le grec a deux mots pour l’espace : le topos, dont dérive la topologie, et la chora, qui a donné la chorégraphie. La danse dont parle Valéry, c’est l’espace chorégraphié. Et, au fond, ce dont notre rapport au sol aujourd’hui est un peu l’expression, c’est qu’après l’avoir longtemps pensé comme un topos – pensons aux GPS qui nous indiquent désormais nos déplacements – nous pourrions nous intéresser à la chora pour tenter de rechorégraphier notre rapport au milieu, ce qu’illustre la permaculture, y compris dans ses excès. 

Pour reprendre G. Bachelard, avec le sol, peut-être nous faudrait-il être moins dans les « rêveries de la volonté » et un peu plus dans les « rêveries du repos ». 

C’est cela même ! Il est intéressant d’ailleurs de noter que lorsque Bachelard a écrit ses ouvrages sur les quatre éléments, il en a consacré un à l’eau, un au feu, un à l’air, mais deux à la terre : « la Terre et les rêveries de la volonté » et « La Terre et les rêveries du repos ». Notre rapport au sol est de cet ordre là : d’un côté il nécessite un travail, dur, pénible. C’est une matière à pétrir, creuser, remuer. De l’autre, il suscite les images de profondeur, invite à un repos enraciné, à l’intime, au refuge. 




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