De l'eau au moulin

Published on 28 mai 2019 |

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[Abattage des animaux] 5, 10, 15 secondes… ou plus pour mourir ?


Par Anne Judas, revue Sesame

Le 24 janvier 2019, l’Œuvre d’Assistance aux Bêtes d’Abattoir (OABA) organisait une journée de réflexion consacrée à l’abattage sans étourdissement, à Paris, sous le parrainage de Pascal Durand, député européen1. Cette rencontre avait pour but de dresser un état des lieux, de chercher des perspectives d’évolution, et peut-être, comme l’espèrent ses organisateurs, d’ouvrir un débat sur cette question. La revue Sesame y était.

Les scientifiques présents, ici des chercheurs de l’Inra et des vétérinaires, sont unanimes – et ceci depuis plusieurs années, soulignent-ils, pour dire qu’un animal a une conscience de lui-même, de sa situation (P. Le Neindre) et que, non seulement, il éprouve de la douleur mais aussi de la souffrance psychologique, du stress, dans certaines conditions d’élevage, de transport et d’abattage.

C’est pourquoi ils recommandent et même demandent l’abattage avec étourdissement, ce que l’on sait faire en abattoir. C. Terlouw a détaillé les techniques opérationnelles, telles que le pistolet perforateur ou l’électronarcose qui abolissent conscience et sensibilité avant la mise à mort. La mort cérébrale est alors quasi instantanée – de 5 à 15 secondes suffisent pour abolir toute douleur et tout stress.

L’abattage rituel au contraire, lorsqu’il est pratiqué sans étourdissement, consiste en une mise à mort dont les gestes sont codifiés par les textes religieux pour produire de la viande halal ou kasher, respectivement conforme à la tradition musulmane ou juive. Dans les deux cas, celui qui tue et saigne est dûment formé et contrôlé par l’autorité religieuse.

Selon tous les vétérinaires et scientifiques présents, l’abattage sans étourdissement, tel qu’il est pratiqué en contexte industriel, induit des souffrances supplémentaires. Ceci est particulièrement vrai pour les bovins du fait de leurs caractéristiques anatomiques. Chez les veaux, par exemple, dans 25 % des cas, la perte de conscience est tardive du fait de faux anévrismes… Il leur faut alors jusqu’à 11 minutes pour mourir.

Lors de cet après-midi, divers points de vue ont été exposés. Si le débat a manqué – faute de temps, il y a eu peu d’échanges – ces points de vue ne sont peut-être pas si irréconciliables que cela. C’est du moins ce qu’espéraient les associations à l’initiative de ces discussions.

Ce que dit la loi  –  et les dérogations

Le règlement européen du 24 septembre 2009 qui impose l’étourdissement préalable dans les abattoirs prévoit que les Etats l’appliquent en aménageant, s’ils le souhaitent, des dérogations. C’est le choix qui a été fait en France (dérogation à l’obligation d’étourdissement) et dans d’autres pays européens, où cette dérogation est plus encadrée ou restreinte, pour permettre la pratique de l’abattage rituel.

En effet, selon la jurisprudence de la Cour Européenne des droits de l’Homme et du Conseil d’Etat en France, le devoir de respecter la liberté des cultes impose de permettre la consommation de viande rituelle.

Quand l’export importe

Cette tension au sein de l’Union entre la liberté des cultes, d’une part, et les lois de protection animale, d’autre part, fait qu’un pays comme la Suède, qui a interdit l’abattage sans étourdissement, importe la viande halal nécessaire sur son marché intérieur. Dans le même temps la Lituanie voisine développe ce même type d’abattage que les Suédois viennent d’interdire. L’abattage sans étourdissement préalable est de fait répandu en Europe.

En France, par exemple, il est pratiqué par 218 abattoirs sur 259. Ce traitement est appliqué à 15% des bovins et 27 % des ovins. Eu égard au marché intérieur, il y a, en France, une surcapacité de la production : 30% de la viande des animaux abattus rituellement dans notre pays se voit reversée dans le circuit conventionnel2.

Selon l’auteure d’une thèse vétérinaire venue la présenter lors de cette rencontre, en France 34 millions d’animaux sont abattus chaque année sans étourdissement pour deux milliards d’euros de chiffre d’affaires. Pourquoi ces chiffres étourdissants ? Parce que la France exporte aussi hors de l’Union, et beaucoup : sur l’ensemble des carcasses de bœufs commercialisées dans des pays tiers (tous pays confondus), la moitié est abattue dans un cadre rituel car c’est une exigence des clients. C’est donc un marché très important et des intérêts considérables

Les textes… et leur interprétation

D’après Michel Courat, expert européen en matière de bien-être animal, les textes des religions juive et musulmane posent deux exigences. Il faut que l’animal soit vivant et en bonne santé en arrivant à l’abattoir et ensuite qu’il soit tué par saignée3. Les croyants de ces deux religions pourraient-ils s’en contenter comme le demandent les amis des animaux et comme c’est le cas au Royaume-Uni ? C’est une partie de la question.

Les représentantes des religions musulmane et juive4 les ont estimées mises en cause par les conclusions des présentations ci-dessus. Elles ont d’ailleurs rappelé que nombre de problèmes récemment soulevés par les ONG dans les abattoirs ne concernaient pas l’abattage rituel5, et que les techniques d’étourdissement pouvaient compter un pourcentage élevé d’échecs6.

Enfin toutes deux ont rappelé que leurs traditions religieuses codifient l’abattage parce qu’elles se soucient de ne faire ni souffrir ni paniquer l’animal, et de le faire tuer d’une façon appropriée par une personne dûment formée. La préoccupation éthique du bien-être animal ne leur est donc pas étrangère. Elles ont souligné, l’une comme l’autre, qu’au sein de leurs deux communautés certains croyants ne trouveraient pas acceptable de modifier leurs pratiques alors que d’autres l’accepteraient – elles avaient à cet égard des points de vue opposés.

Des évolutions possibles

Le point de vue des défenseurs des animaux, parmi lesquels on pouvait compter les vétérinaires et les juristes qui ont pris la parole, est le suivant : si l’on admet qu’il est préférable pour l’animal d’abolir sa conscience lors de l’abattage, des propositions peuvent être faites pour limiter cette difficulté de tuer sans étourdir les animaux. Techniquement, un étourdissement réversible est possible avant la saignée, ou un étourdissement définitif peut être pratiqué immédiatement après7. C’est cette dernière option qui a été adoptée en Grande-Bretagne.

Une autre proposition des professionnels est de déplacer le problème et de considérer l’animal comme conforme à la prescription religieuse c’est-à-dire vivant si son cœur bat alors que sa conscience est abolie par l’étourdissement.

Représentée par Audrey Lebrun, chargée de mission en responsabilité sociale d’entreprise d’Interbev, la profession dit qu’il n’y a pour elle aucun avantage à abattre les animaux sans étourdissement et que donc elle n’y est pas opposée. En attendant un changement dans la loi, de préférence par consensus, elle dit s’adapter à la demande de ses clients.

D’après la parlementaire Geneviève Gaillard « le problème », est que « l’Etat n’est pas très courageux ». En effet, le sujet est délicat et, nous l’avons vu, les intérêts en jeu sont considérables. Tous les amendements proposés concernant l’organisation des abattoirs, par exemple dans le cadre des discussions de la loi Egalim, ont été rejetés. C’est donc une fois de plus au consommateur de se mobiliser. Dans leurs conclusions, Frédéric Freund pour l’OABA, Christophe Marie, pour la fondation Brigitte Bardot et Pascal Durand ont souhaité que cette mobilisation puisse faire modifier les pratiques et la loi sur une question qui concerne 34 millions d’animaux, chaque année.

Respecter l’animal

Madame Vana, juive orthodoxe et spécialiste en droit hébraïque, végétarienne pour sa part,  avait conclu son intervention en soulevant cette question : le mieux, en matière de bien-être animal, ne serait-il pas que tout le monde s’engage dans un changement de régime alimentaire ?

Sans aller aussi loin, au regard des positions exprimées, la cause animale pourrait avancer si l’on prenait davantage en compte l’esprit des textes religieux pour élaborer la réglementation. Si l’on veut respecter l’animal dans sa vie comme dans sa mort, il faut alors veiller à ce que les conditions de l’abattage soient moralement acceptables : c’est par exemple ce que veut faire le bio.

Or, dans un arrêt rendu le 26 février, à propos de la compatibilité de l’abattage sans étourdissement avec le label Biologique, la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE), a estimé que « les méthodes particulières d’abattage prescrites par des rites religieux, qui sont réalisées sans étourdissement préalable, n’équivalent pas, en termes de garantie d’un niveau élevé de bien-être de l’animal au moment de sa mise à mort, à la méthode d’abattage avec étourdissement préalable, en principe imposée par le droit de l’Union ». Dans ces conditions il n’est pas possible d’avoir des produits à la fois bio et halal ou bio et kasher.

Bio, halal, kasher, amis des animaux, simples consommateurs : quelles que soient les racines de nos convictions, il va bien falloir se faire une philosophie en matière de droits de l’animal et, comme les juristes l’ont montré, les lois évoluent.

Conclusions

Les organisateurs  de la réunion souhaitent l’extension de l’étourdissement à tous les animaux. Ils souhaitent également pour ceux qui sont chargés des mises à mort une solide formation, un meilleur statut et de meilleures conditions de travail. Il faudrait également des contrôles stricts et la fin des cadences infernales dans les abattoirs. Au-delà de l’abattage sans étourdissement exigé par un rituel, ou de l’étourdissement qui serait imposé par la loi, il faudrait modifier bien des pratiques dans le système industriel pour qu’une poignée de secondes entre la vie et la mort, le temps de ne pas souffrir, soient réellement considérées comme un droit « sacré ».

Mes remerciements vont à Jean-Paul Kieffer (OABA), à mes collègues de l’INRA Pierre Le Neindre, Alois Vuillermet et Anne-Lise Dauphine-Morer, et à mes amis Omar et Maud pour leurs relectures critiques et attentives.

Voir aussi dans le #5 de Sesame le dossier que Stéphane Thépot consacre au développement de l’abattage à la ferme (téléchargement ici).

  1. Vice-président de l’intergroupe sur le bien-être animal au Parlement européen
  2. Certains morceaux des carcasses sont privilégiés par les communautés de croyants, donc le reste passe en circuit conventionnel. Certains animaux abattus dans un cadre rituel peuvent être rejetés par le contrôleur religieux sans pour autant que la carcasse soit considérée comme impropre à la consommation
  3. Cela peut-être vu comme d’anciennes règles sanitaires. D’autre part la saignée rituelle, qui tranche la carotide et la jugulaire, doit créer une perte de conscience immédiate mais en abattoir les bovins sont retournés sur le dos pour faciliter le geste, ce qui pose de nombreux problèmes
  4. La représentante de D. Boubakeur, recteur de la Mosquée de Paris, excusé, et Madame Vana, spécialiste en droit hébraïque, qui parlait pour les juifs orthodoxes
  5. L’abattage sans étourdissement est aussi pratiqué sur les volailles dans les abattoirs (comm. pers) et lors des crises sanitaires (gazage en élevage). Selon les vétérinaires, il est difficile d’avoir des chiffres
  6. On compte 6% d’échecs chez les génisses avec le pistolet perforateur ; dans 25 % des cas de faux anévrismes retardent la perte de conscience chez les veaux (thèse vétérinaire)
  7. Deux modes d’étourdissement peuvent être considérés comme compatibles avec les exigences des textes religieux : un étourdissement réversible, électrique ou gazeux (l’animal peut se « réveiller » s’il est sorti de la chaîne d’abattage avant la saignée) ; un étourdissement post-saignée (l’animal est saigné sans étourdissement préalable mais immédiatement après, il est étourdi. Le stress et la douleur de la saignée sont présents mais limités dans le temps)

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One Response to [Abattage des animaux] 5, 10, 15 secondes… ou plus pour mourir ?

  1. Rambert says:

    Nous devons impérativement ne plus faire souffrir les animaux en respectant leur état d’êtres vivants car ils ont une conscience de tout ce qui leur arrive et ils souffrent autant mentalement que physiquement. Changeons nos mentalités et nos façons de faire.

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