Publié le 29 octobre 2020 |
0[Covid-19, sciences en société] Une opportunité historique d’expliquer au public
Théories du complot, fake news, perte de crédit des données et des connaissances dites objectives, méconnaissance de la démarche scientifique faite de doutes et de débats, savoirs battus en brèche par les croyances et le scepticisme…Si la science ne fait plus autorité, c’est que l’inculture scientifique se développerait. Regards croisés de deux physiciens, également philosophes : Jean-Marc Lévy-Leblond, professeur émérite à l’université de Nice, et Étienne Klein (en photo), directeur du laboratoire de recherche sur les sciences de la matière.
À partir des années 1970, de nombreuses critiques ont été formulées à l’encontre des milieux scientifiques. Cela a-t-il contribué à ce que la parole scientifiquene fasse plus autorité aujourd’hui ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : L’autorité, ça se mérite !Le doute des citoyens est légitime. Et je n’ai aucun regret d’avoir publié en 1973 un livre tel que« (Auto)Critique de la science ».
Il y a certes des « marchands de doute » qui exploitent la critique des sciences à des fins perverses, mais nous avons de bonnes raisons d’être sceptiques face aux nombreuses promesses non tenues du milieu scientifique et de ses soutiens institutionnels, politiques et économiques, telles la fusion thermonucléaire ou l’éradication du cancer qu’on nous annonçait pour demain il y a cinquante ans déjà. Une vision triomphaliste ne permet pas de comprendre ce qu’est véritablement le travail de la science. Il faudrait aussi mettre l’accent sur ses échecs ! De ce point de vue, certaines réserves qui s’expriment aujourd’hui à l’égard de la recherche scientifique feraient même plutôt naître une lueur d’espoir :il se pourrait que progresse une conception plus modeste de ce qu’est le savoir scientifique, de ses limites comme de sa valeur.
Étienne Klein : De mon côté, j’ose espérer que, grâce à cette pandémie, nos concitoyens ont pu mieux comprendre que la science n’est pas la même chose que la recherche. La première représente un corpus de connaissances, de résultats acquis, de théories qui ont été dûment mises à l’épreuve et qu’il n’y a pas lieu – jusqu’à nouvel ordre ! – de remettre en cause : la terre est ronde, l’atome existe bel et bien, l’activité humaine modifie le climat, etc. La recherche, elle, tente d’aborder des questions précises dont la bonne réponse n’est pas encore connue : une personne malade parce qu’elle a contracté tel nouveau virus pourrait-elle être infectée une deuxième fois par ce même virus ?
Lorsque cette distinction n’est pas faite – comme ce fut trop le cas ces derniers mois –, l’image de la science, abusivement confondue avec la recherche, se brouille et se dégrade : elle donne l’impression d’être une bagarre permanente entre experts qui ne parviennent jamais à tomber d’accord. Elle donne aussi le sentiment d’être tiraillée entre excès de modestie et excès d’enthousiasme, car son rapport à la vérité apparaît alors contradictoire : d’un côté elle affirme avec assurance pouvoir l’atteindre, de l’autre elle se réclame du doute systématique. De l’extérieur, forcément, on a un peu de mal à suivre…
Par ailleurs, en situation de crise et d’incertitudes, telle que l’actuelle pandémie, surgit inévitablement un conflit entre deux temporalités : d’une part, celle du politique, qui doit prendre des décisions dans l’urgence ; d’autre part, celle de la recherche, qui peut certes accélérer ses protocoles mais en aucun cas s’affranchir de toute méthodologie, sous peine de briser la branche sur laquelle elle s’est laborieusement hissée. La seule invocation de l’urgence n’a jamais suffi à rendre un traitement encore à l’étude plus efficace ou moins dangereux qu’il ne l’est en réalité. Les chercheurs honnêtes ne peuvent satisfaire notre impatience collective. Ainsi se trouvent-ils médiatiquement débordés par ceux qui clament urbi et orbi des conclusions simples et tranchées, plus plaisantes à nos oreilles que leurs discours encore hésitants, parfois maladroits. Alors que nous avions là l’opportunité quasi historique d’expliquer au public, en temps réel, la méthodologie scientifique – ce qu’est un essai en double aveugle, un essai randomisé, un effet placebo, le bon usage des statistiques –, nous avons au contraire mis en scène une sorte de foire d’empoigne opposant des ego parfois boursouflés. Je crains qu’une partie du public se soit ainsi laissé abuser et considère désormais que la science est une simple affaire d’opinions qui s’affrontent.
Cela dit, avec les fake news et autres travers, n’assistons-nous pas à l’échec patent de la « mise en culture des sciences », telle que vous la prônez depuis plusieurs décennies ?
Jean-Marc Lévy-Leblond : Je dirais plutôt que nous n’avons pas encore réussi, ce qui n’est pas tout à fait la même chose… Car les obstacles sont extrêmement importants et je ne suis pas très surpris que les résultats de nos efforts restent bien limités.
Si je récuse le terme d’échec, c’est aussi en raison d’une prise de recul historique. Certains de mes collègues déplorent la situation présente, affirmant que l’ignorance s’est aggravée, que les croyances irrationnelles se développent, etc. Je n’en suis pas si sûr. Nous ne disposons pas véritablement d’instruments de comparaison : nous ignorons les ignorances du passé. En l’absence d’enquêtes précises (et difficiles à mener !), que savons-nous de la connaissance ou de la méconnaissance moyenne de nos concitoyens voilà un siècle ? Même si certains aujourd’hui croient encore (ou de nouveau !) que la terre est plate, je ne dispose d’aucun élément me permettant de penser qu’ils sont plus nombreux qu’autrefois. La grande différence c’est que nous n’ignorons plus l’ignorance commune. Y compris nos ignorances en tant que scientifiques. Nous, physiciens, nous nous gaussons de ceux qui croient encore que le soleil tourne autour de la terre mais, si on nous interrogeait sur notre compréhension des mécanismes économiques, je crains que nous fassions assez mauvaise figure…
Étienne Klein : J’ajoute que la diffusion des connaissances scientifiques est rendue délicate par le fait que circulent dans les mêmes canaux de communication des éléments appartenant à des registres très différents : connaissances, croyances, informations, opinions, commentaires, fake news… Immanquablement, leurs statuts respectifs se contaminent : comment distinguer une connaissance de la croyance d’une communauté particulière ? Une information d’une fake new ?
L’enseignement des sciences dites dures (maths, physique, chimie) dans le secondaire n’est-il pas aussi en cause ?
Étienne Klein : En vérité nous savons tous beaucoup de choses. Exemple : la terre tourne autour du soleil, qui lui-même tourne autour du centre de la galaxie, qui elle-même tourne autour de quelque autre centre.
Mais saurions-nous raconter quand, comment et par qui ces connaissances ont été établies ? Pourrions-nous expliciter les arguments qu’elles ont fait se combattre ? Reconnaissons humblement que non : en général, nous ne savons pas répondre à ces questions. Or, cette mauvaise connaissance que nous avons de nos connaissances nous empêche de dire ce par quoi elles se distinguent de simples croyances. En somme, si nous y adhérons sans les mettre en doute, c’est simplement parce que nous faisons confiance à ceux qui nous les ont transmises.
Mais alors, que faire lorsque la confiance faiblit ? Comment améliorer la situation ? Il me semble que donner le goût des sciences passe d’abord par donner du goût aux sciences. Est-il envisageable que, une fois l’an, depuis les classes primaires jusqu’au lycée, l’un des professeurs raconte aux élèves une « histoire de science », celle d’une découverte importante qu’il aura pris le temps d’étudier en détail ? Cela montrerait par des exemples concrets comment la démarche des scientifiques s’est construite et a fini par converger. Et parfois, cela aboutirait à de véritables chocs, potentiellement déclencheurs de vocations.
Jean-Marc Lévy-Leblond : Je déplore en effet que cet enseignement ne soit pas plongé dans un bain culturel plus large, permettant de replacer telle loi de la physique ou tel théorème mathématique dans un contexte historique ou dans le cadre d’une réflexion philosophique. Cela requiert une formation plus large des enseignants en sciences (dites) dures pour leur permettre de s’ouvrir aux sciences humaines – et réciproquement. Imaginons le professeur de physique et celui d’histoire faisant un cours ensemble sur Galilée, le professeur de sciences de la vie et celui de philosophie sur Darwin. Il y a certes des expériences en ce sens mais trop minoritaires.
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