Publié le 9 avril 2020 |
0Sur la voie d’une sécurité sociale de l’alimentation ?
Par l’association Agricultures et souveraineté alimentaire (Agrista) de la fédération Ingénieur.es Sans Frontières (ISF)
Sans même parler des faux steaks hachés de bœuf ou des escalopes de poulet gorgées d’eau, les plus démuni.es sont-ils.elles vraiment voué.es à ne manger que les rebuts de notre société ? Il n’y aurait donc ni alternative ni utopie possibles. Pas si sûr… Avec la sécurité sociale de l’alimentation, une autre voie est possible…
Cet article a été écrit à l’automne 2019, avant la crise du Covid-19.
En novembre 2018, Dominique Paturel, de l’UMR Innovation de l’Inrae, dressait le constat, dans la revue « Sesame » n° 4, que les personnes ayant recours à l’aide alimentaire, toujours plus nombreuses en France, étaient exclues de l’accès à une alimentation durable1. À travers l’aide alimentaire, elles se retrouvent à manger les rebuts alimentaires des plus aisé.es et les surplus des industries agroalimentaires. Un « néopaternalisme » d’autant plus violent symboliquement que l’époque charrie son lot d’injonctions alimentaires : manger bio, local, cinq fruits et légumes par jour… Mission impossible pour qui ne dispose pas de plus 50 € par mois pour se nourrir. Budget toujours en concurrence avec d’autres postes de dépenses tout aussi vitaux (logement, transport, etc.), sans même parler de se faire plaisir ou de revendiquer une alimentation digne. En conclusion, D. Paturel déplorait : « Force est de constater qu’il n’existe pas vraiment d’alternative au marché ni de projet utopique comme l’accès à une alimentation gratuite et égalitaire pour tous, intégrant le souci des générations futures, équitable pour les acteurs du système alimentaire et construit sur le modèle de notre protection sociale. »
À ISF Agrista, nous connaissons ces problématiques pour les avoir étudiées auprès d’enseignant.es chercheur.euses comme D. Paturel et pour y être confronté.es dans notre militantisme comme dans notre vie professionnelle. Depuis quelques années, ces préoccupations de la recherche et du monde militant semblent converger et se cristalliser autour de la question d’une « démocratie alimentaire »2. C’est pour répondre à ce manque qu’ISF Agrista a décidé, depuis mars 2019, d’investir l’espace public en y portant la proposition d’une sécurité sociale de l’alimentation, avec l’aide entre autres de D. Paturel.
Cruels constats
L’idée de proposer une sécurité sociale de l’alimentation provient de plusieurs constats. En France, l’alimentation est dominée par des systèmes alimentaires agro-industriels gourmands en ressources, mis en cause dans les changements climatiques, pauvres en emplois et fournissant des aliments de mauvaise qualité nutritionnelle à l’origine de pathologies multiples. Pourtant, il existe de nombreuses initiatives pour une alimentation durable, proposées le plus souvent par des citoyen.nes. Néanmoins la question de leur accessibilité à toutes et tous est encore trop peu abordée. Ainsi, les ménages à petit budget sont toujours plus nombreux à éprouver des difficultés pour se nourrir. Ce qui est souvent à l’origine d’altération de leur santé physique et psychologique.
Les politiques agricoles et alimentaires actuelles ne nous semblent pas avoir pris la mesure de ces différents constats. L’essentiel des aides de la Politique agricole commune de l’Union européenne est distribué sans justification sociale ni environnementale. Ces aides favorisent encore trop souvent les grosses exploitations fournissant des produits de basse qualité, peu d’emplois et sans beaucoup d’égards pour l’environnement.
Le dispositif des projets alimentaires territoriaux mis en œuvre par le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation prévoit de valoriser des initiatives locales par de la communication et de la mise en réseau, mais il n’ouvre pas de possibilité directe de financement significatif. Ces initiatives sont réparties inégalement et laissent des territoires à l’abandon. De plus, ces projets proposent des alternatives au système agro-industriel mais ne prévoient pas son dépassement. Par ailleurs, il n’existe pas de politique d’accès à une alimentation de qualité au niveau national malgré toute la communication sur l’importance de l’équilibre alimentaire du ministère de la Santé. La faible considération de ces difficultés d’accès, économiques mais aussi géographiques, combinée aux importantes campagnes de communication de ces repères alimentaires, sont à l’origine de phénomènes de culpabilisation.
Sanctuariser 150 euros
Notre projet de sécurité sociale de l’alimentation propose de sanctuariser un budget pour l’alimentation de 150 € par mois pour toutes et tous. Tout comme pour la Sécurité sociale de la santé, des cotisations sociales permettront de financer ce budget et le fonctionnement de caisses locales de conventionnement. Chacune de ces caisses aura pour mission, à l’échelle de son territoire, de gérer le conventionnement des professionnel.les de l’agriculture qui parviennent à répondre à un cahier des charges respectant un cadre national et des règles fixées à l’échelon local. Ainsi, la seconde mission des caisses, gérées par les citoyen.nes, sera l’organisation d’un processus démocratique inclusif pour définir les modalités de conventionnement.
Le budget de 150 € par mois reçu par chacun.e est inférieur aux budgets moyens consacrés à l’alimentation, mais supérieur à celui des ménages les plus précaires, ce qui laisse à penser que ces ménages auront un bien meilleur accès à une alimentation choisie, de qualité et durable. Enfin, la sécurité sociale de l’alimentation permettra d’orienter les professionnel.les de l’agriculture vers une production alimentaire conforme aux attentes des mangeur.euses ainsi rendu.es solvables pour ce marché. Le cadre national imposé à chacune des caisses s’explique par des enjeux globaux, comme le climat, l’accès garanti à toutes et tous à des produits conventionnés quel que soit le régime alimentaire de chacun.e ou encore la nécessité que les prix fixés soient rémunérateurs pour les paysan.nes. Nous n’avons pas vocation à définir les critères de conventionnement, ceux-ci devant faire l’objet d’un débat où nous pourrions faire valoir nos idées. Mais nous portons une attention particulière à la dérive du financement des profits importants de l’industrie pharmaceutique par la Sécu. C’est pourquoi nous pensons que les acteur.rices des filières conventionnées ne devraient pas faire de profit privé. Finalement, une telle sécu permettrait de respecter le droit à l’alimentation tel que défini par Jean Ziegler3 tout en accompagnant le développement et la généralisation d’une alimentation de qualité et d’une agriculture paysanne, décidés souverainement.
Un engouement indéniable
Cette idée d’une sécurité sociale de l’alimentation s’est très vite diffusée dans des sphères extrêmement variées. Une présentation de cette proposition a été sollicitée par une grande diversité d’acteur.rices militant.es. Plus surprenant pour une proposition aussi radicale et à rebours des politiques actuelles d’action sociale, elle s’est aussi retrouvée inscrite dans des espaces plus institutionnels. En moins de quatre mois, elle a été citée dans la contribution du Réseau action climat au Programme national nutrition santé, dans la note « Stratégie nationale sur les protéines végétales » de l’Inra 4 et évoquée en réunion du Conseil national de l’alimentation sur l’éducation à l’alimentation. Il reste encore de nombreuses étapes à franchir entre la mise à l’agenda et la mise en œuvre, mais nous n’espérions pas rencontrer si vite un tel écho.
Quelques hypothèses pourraient expliquer cet engouement. La proposition s’est nourrie de programmes de recherche action faisant des « allers-retours » entre sciences et société. Elle est donc à la fois construite sur une analyse robuste et en phase avec les problématiques et les attentes de la société. La position d’ISF Agrista, insérée dans différents réseaux institutionnels et militants, lui permet aussi d’être en dialogue avec ces différents mondes, en comprenant le « langage » de chaque type d’acteur.rice. L’insertion professionnelle diverse des membres d’Agrista renforce ce phénomène : entre animateur.trices de syndicats agricoles, d’organisations de développement rural et d’associations de protection de la nature et de l’environnement, fonctionnaires territoriaux.ales et d’État et chercheur.euses.
Quel que soit l’avenir de l’idée d’une sécurité sociale de l’alimentation, il nous paraît évident que le dialogue sciences-société à travers la recherche action est un vecteur efficace de la transformation sociale. Participer à ce dialogue est un des rôles sociaux que nous souhaitons incarner en tant qu’ingénieur.es citoyen.nes 5.
- Vous avez dit démocratie alimentaire ?
- Citons entre autres ATD Quart Monde, le Réseau Civam ou encore le programme de recherche Lascaux.
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Ziegler, Le Droit à l’alimentation, Mille et une nuits, 2003. - C. Détang-Dessendre, C. Huyghe, J.-L. Peyraud, 2019.
- www.isf-france.org/Manifeste_pour_une_formation_citoyenne_des_ingenieur·e·s