Publié le 11 mai 2020 |
0Argentine : un modèle agricole à l’épreuve de la crise sanitaire
Par Laura Hendrikx, journaliste scientifique et ingénieure agronome
Alors que les exportateurs de denrées agricoles doivent s’adapter aux nouvelles contraintes et incertitudes générées par la pandémie de COVID-19, les petits producteurs affirment leur place au sein du débat public.
L’Argentine ne déroge pas à la règle. Si de nombreuses activités économiques sont à l’arrêt depuis la mise en place du confinement le 20 mars dernier, l’agriculture met les bouchées doubles. « Depuis le début de la crise, il y a un fort engagement du secteur pour garantir la production d’aliments et maintenir des prix stables », souligne Agustín Suárez, de la coordination nationale de l’Union des Travailleurs de la Terre (UTT), qui rassemble des familles de petits producteurs et commercialise des produits issus de l’agro-écologie. La question du prix est un enjeu de taille en Argentine : en 2019, la pauvreté touchait plus de 40 % de la population et plus de 15 millions de personnes souffraient d’insécurité alimentaire.
L’enjeu est d’autant plus important en période de crise sanitaire. L’Organisation des Nations unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO) a en effet indiqué que la pandémie de COVID-19 pourrait affecter sévèrement les pays d’Amérique latine et des Caraïbes souffrant déjà d’insécurité alimentaire, et que le principal défi à court terme était de garantir l’accès aux aliments, en particulier pour les personnes ayant perdu leur source de revenus. Selon une étude de l’UNICEF sur l’impact de la pandémie en Argentine, 28,3 % des foyers interrogés ont dû cesser d’acheter certains aliments par manque de moyens financiers, et ce taux s’élève à 39 % pour les familles nombreuses, et à 45,3 % dans les bidonvilles.
L’UTT a donc décidé de distribuer gratuitement 2 500 kg de légumes dans le quartier Santa Catalina de Santa Lucia de la ville de Corrientes, le 5 mai, afin de « soutenir les secteurs populaires qui souffrent le plus du manque de travail et de la quarantaine », et se félicite d’avoir par ailleurs réussi à maintenir des prix stables : « aujourd’hui [le 20 avril], le prix de la laitue est le même qu’il y a trois mois », assure Agustín Suárez. Selon Jorge Chemes, président des Confédérations Rurales Argentines (CRA), qui représente plus de 109 000 exploitations agricoles de toutes tailles, « il n’y a pas de problème d’approvisionnement, ni de risque de pénurie ou d’augmentation des prix, car il n’y a pas eu de baisse de la production », et cela malgré les difficultés que posent les restrictions actuellement en vigueur, par exemple pour les déplacements des saisonniers d’une province à l’autre, alors que certaines d’entre elles ont décidé de fermer leurs frontières.
Le libre-échange au cœur du débat
Ces mesures sont également problématiques pour les exportations agricoles, notamment sur le plan logistique, en entravant la circulation des camions qui se rendent vers les zones portuaires. Mais pas seulement : « en ce qui concerne les marchés, la crise sanitaire affecte directement la rentabilité des matières premières agricoles », ajoute Jorge Chemes, qui observe également que « dans les périodes de crise, les pays ont souvent tendance à se fermer ».
Une menace particulièrement forte pour l’Argentine, dont les exportations agricoles sont la principale source de devises. En 2019, le pays a produit 55 millions de tonnes de maïs, dont 35 millions ont été exportées. Dans le cas du soja, l’Argentine exporte 92 % de sa production annuelle. En ce qui concerne l’avenir, « tout dépendra de l’intensité du protectionnisme », indique Jorge Chemes, qui souligne que beaucoup de pays ne produisent pas suffisamment pour être auto-suffisants sur le plan alimentaire. Il reste donc optimiste, d’autant plus que « l’Argentine est dans une position privilégiée car elle a des marges de compétitivité plus importantes que d’autres pays. »
Mais la crise ne devrait pas être sans conséquences sur les exportations. En témoigne déjà la décision du gouvernement argentin, le 24 avril, de se retirer des négociations d’accords de libre-échange en cours avec plusieurs pays dont la Corée du Sud, Singapour, le Canada, l’Inde et le Liban, entre autres. Une décision qui a fait réagir aussi bien les autres membres du Mercosur que les principales organisations agricoles argentines.
Des organisations agricoles déjà échaudées par la hausse des taxes à l’exportation sur les oléagineux depuis la prise de fonctions du président Alberto Fernandez, en décembre dernier, alors que son prédécesseur avait mis en place une série de mesures visant à soutenir les exportations. Début mars, le gouvernement argentin a notamment annoncé l’augmentation des taxes à l’exportation sur le soja de 30 à 33 % pour les producteurs de plus de 1 000 tonnes par an, qui représentent 26 % des exploitations de soja en Argentine. Le secteur a manifesté son opposition à cette mesure en cessant la commercialisation de céréales, d’oléagineux et de viande du 9 au 12 mars.
La montée des mouvements paysans
Une mobilisation qui n’a pas fait l’unanimité. Au-delà des désaccords internes au sein des grandes organisations agricoles sur sa nécessité, ce sont surtout les petits producteurs de l’UTT qui ont manifesté leur opposition à ce mouvement de grève le 10 mars, en distribuant gratuitement des fruits et légumes sur la Plaza de Mayo, à Buenos Aires, devant le palais présidentiel. « Nous soutenons toutes les mesures de redistribution des richesses », explique Agustín Suárez.
« Nous voulons montrer qu’il y a plusieurs agricultures en Argentine, et pas seulement celle qui exporte et rapporte des devises, mais aussi une agriculture plus pauvre, qui n’est pas aussi prospère que la première mais qui est prête à produire des aliments et à en garantir les prix », poursuit-il. Depuis plusieurs années l’UTT organise régulièrement ces verdurazos à Buenos Aires, devant le Congrès ou le palais présidentiel, pour demander une loi permettant l’accès à la terre et dénoncer les difficultés de l’agriculture paysanne, installant dans la société argentine une remise en cause du modèle concentré de production et de distribution des aliments.
Selon la politologue Macarena Mercado Mott, spécialisée en sociologie agraire, ces verdurazos ont réussi à rendre visibles les petits agriculteurs, qui produisent des aliments sains et à prix juste, dans l’espace public et urbain. « Il y a une vraie demande en produits agro-écologiques, et plus seulement de la part des classes privilégiées, mais aussi des classes moyennes. Ce n’est plus un marché de niche, et ce sont les paysans qui peuvent garantir cette production », ajoute Agustín Suárez. Une demande qui s’est confirmée et accentuée depuis le début de la crise sanitaire, comme en témoigne la distribution des paniers de légumes agro-écologiques de l’UTT, qui a augmenté de 80 %.
Vers un nouveau modèle ?
Cet engouement pour une production plus respectueuse de l’environnement se ressent jusqu’au sein du gouvernement. « Nous devons voir en cette situation une opportunité de revaloriser un mode de production respectueux de l’environnement, rentable, mais avant tout socialement juste, afin que nous puissions hériter d’un monde meilleur après cette épreuve », a déclaré le ministre de l’agriculture Luis Basterra à l’occasion d’une conférence en ligne de la FAO qui s’est tenue mi-avril.
Au-delà des débats sur son impact environnemental, l’agriculture exportatrice est accusée de spéculation sur les prix des matières premières agricoles, considérées comme des commodities, dans ce contexte de crise sanitaire mondiale. Dans un communiqué daté du 29 avril, et intitulé : « Ni spéculateurs, ni dévaluateurs, nous sommes des producteurs », les Confédérations Rurales Argentines ont démenti le fait que les exportateurs auraient bénéficié de la crise économique qui affecte l’Argentine depuis 2018 et de la dévaluation du peso.
La crise sanitaire va-t-elle sonner le glas de ce modèle agricole exportateur ? Pour Macarena Mercado Mott, si la visibilité des petits producteurs qui alimentent le marché interne ne cesse de croître, une remise en cause de l’agriculture « dominante » est peu probable, notamment car « elle saura s’adapter et se restructurer afin de maintenir son succès économique », précieux pour l’Argentine. Le président Alberto Fernandez avait en effet déclaré, le 4 mars : « nous avons besoin de la croissance du secteur agricole, parce que ce secteur exporte, et c’est la seule façon de se procurer des devises en Argentine. Nous n’émettons pas de dollars, nous recevons des dollars car nous exportons. »