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Publié le 16 novembre 2023 |

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Planète sucre : hypothèses géoéconomiques

La production et le commerce de sucre dans le monde n’échappent pas à de profonds changements stratégiques qui s’opèrent actuellement sur la scène internationale. Derrière quelques places fortes, émergent de nouveaux acteurs qui, soit bousculent la destinée alimentaire de la canne et de la betterave à sucre soit exploitent l’importance de ces cultures pour développer leur présence géostratégique. De quoi interroger l’Union européenne et la France, dont l’appareil productif est censé être protégé voire renforcé, à l’heure où la souveraineté et l’adaptation au changement climatique font la une les débats politiques et sociétaux1. Chronique extraite de revue Sesame 14.


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Sebastien Abis ® Gilles Sire

Par Sébastien Abis,

Directeur du Club Demeter, chercheur associé à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS), enseignant à l’université catholique de Lille et à Junia, chroniqueur média et auteur.

 » Et si les Européens reprenaient la mesure de ces enjeux en cessant de sacrifier leur filière betteravière et en préservant leurs outils industriels dédiés ? « 


Des points de repère indispensables

Comme pour la majorité des produits alimentaires de base, un écart sensible existe entre la consommation mondialisée de sucre, présent dans le quotidien de milliards de personnes, et les rares endroits de la terre où l’on en produit.

Au XXIe siècle, le sucre est issu à 80 % de la canne et à 20 % de la betterave. Mais, si nous raisonnons en termes de production non de sucre mais de ces cultures, l’écart est saisissant : environ 270 millions de tonnes (Mt) de betteraves récoltées par an dans le monde2 contre 1 800 Mt de cannes coupées3, soit un rapport de 1 à 6. Concrètement, cela signifie que l’on extrait davantage de sucre des premières (140 à 150 kg par tonne en moyenne) que des secondes (115-120 kg/tonne).

La planète produisait environ 15 à 16 Mt de sucre à la veille du premier conflit mondial. En un siècle, ce volume a décuplé et il atteint 190 millions de tonnes en 2022. C’est ici qu’il nous faut livrer trois confidences à forte tonalité géopolitique car, dans le même temps, la consommation croît continûment – de 115 Mt en 1995 à 185 Mt l’an dernier.

Trois considérations géopolitiques

Première révélation : les stocks mondiaux de fin de campagne sont de 85 Mt de sucre environ, soit cinq mois de consommation en réserve au cas où cette production viendrait à disparaître… Réfléchissons à cette situation d’autant que, depuis le début du siècle, le monde accroît sa consommation de sucre de 3 Mt par an.

Deuxième information : tout ce sucre, issu de la canne ou de la betterave, provient de terres agricoles cultivées sur à peine 29 millions d’hectares4, soit la moitié de la France métropolitaine ! Avons-nous conscience de cette hyperdépendance envers les rares terres fournissant via leurs cultures le sucre consommé quotidiennement à travers toute la planète ?

Troisième confidence : les dix premiers producteurs mondiaux réalisent 75 à 80 % de la récolte de sucre. Vous en voulez encore ? 60 % de la production du globe se fait dans cinq pays. À lui seul, le Brésil fournit 20 % du sucre de la planète.

L’évolution des consommations est encore plus spectaculaire : + 60 % entre 1995 et 2020. Il aura fallu des réponses agricoles, scientifiques, industrielles et logistiques pour que l’offre puisse suivre cette envolée due à la croissance démographique et à l’évolution des comportements alimentaires. Car en Asie, au Moyen-Orient, en Amérique latine, la demande en sucre a explosé. Ce sont dans ces espaces que se sont formées de nouvelles tectoniques alimentaires. Les données parlent d’elles-mêmes : désormais, chaque année, l’Inde consomme pour ses besoins humains 30 Mt de sucre. Un pays qui compte 360 millions d’habitants de plus en un siècle…

En Chine, le volume atteint 17 Mt, dépassant celui de l’Union européenne (15 Mt) et des États-Unis (autour de 11 Mt). Suivent le Brésil, 10 Mt, et une autre grande puissance démographique, l’Indonésie, avec 8 Mt. L’Asie du Sud-Est voit la Malaisie, la Thaïlande, les Philippines et le Vietnam – qui rassemblent à eux quatre plus de 300 millions de personnes – consommer chacun 2 Mt de sucre par an. Un chiffre similaire pour l’Iran et l’Algérie, alors que la Turquie et l’Égypte sont à 3 Mt chacun. N’omettons pas le Bangladesh et ses 3 Mt ni le Mexique avec 4 Mt. Que dire du Pakistan avec 6 Mt pour ses 225 millions d’habitants et de la Russie où, chaque année, là aussi, 6 Mt de sucre sont mobilisées pour l’alimentation humaine ? En Europe, l’Allemagne est en tête avec 3 Mt, devant la France et ses 2 Mt.

La croissance des usages non alimentaires

Bien que cela représente la partie majeure de leur vocation, canne et betterave ne servent pas uniquement à offrir du sucre alimentaire. Ces deux plantes permettent de fabriquer également de l’alcool par fermentation, précieux pour l’industrie pharmaceutique. De même, le secteur de la cosmétique en fait grand usage pour ses parfums, notamment de l’alcool dit surfin car son odeur est neutre et stable. Nous retrouvons également cet alcool agricole pour les spiritueux, dans des produits d’entretien et de ménage, comme solvant pour la chimie ou dans la production de gel hydroalcoolique. La fermentation préalable à la distillation d’alcool peut aussi apporter du CO2, valorisé dans les boissons gazeuses.

L’alcool de betterave est fabriqué soit à partir du jus de diffusion soit à partir de sirops résiduels après cristallisation du sucre ou encore de la mélasse. Pour sa part, le rhum vient de la canne, devenant brun après macération en fût ou addition éventuelle de caramel.

Et ainsi de suite : la bagasse, ce résidu fibreux de la canne, sert en premier lieu de combustible pour la sucrerie mais aussi comme alternative au plastique. Les pulpes de betteraves, elles, sont fréquemment dirigées vers l’alimentation animale. Riches en fibres et en oligoéléments, elles favorisent la rumination des bovins. De plus, leur potentiel énergétique élevé permet d’envisager leur usage dans la décarbonation des sites industriels et comme substitut progressif au gaz.

L’autre grand débouché est celui des biocarburants, de plus en plus nécessaires à la transition énergétique et à la décarbonation de l’économie. Canne et betterave, non contentes de répondre à leur devoir alimentaire, exercent un pouvoir bien plus large qu’il convient de connaître. La production d’éthanol, en Europe comme en France, s’inscrit ainsi pleinement dans les objectifs du pacte vert visant à atteindre une neutralité carbone à l’horizon 2050. À plus court terme, elle est primordiale à l’heure où le conflit en Ukraine et la rupture des relations commerciales avec la Russie contraignent les Européens à trouver des ressources énergétiques alternatives. Ainsi, au Brésil, la canne à sucre, depuis un demi-siècle, nourrit pour moitié le moteur des voitures.

Ruptures stratégiques en devenir

Nous devons avoir ces éléments à l’esprit car trois questions sensibles pourraient rapidement se poser.

La première concerne les choix que font les géants brésiliens, indiens et thaïlandais, dont la production de canne à sucre prend de plus en plus le chemin… de l’énergie. Vont-ils, pour respecter leurs engagements climatiques, mettre encore plus de canne dans leurs transports et autres secteurs énergivores, afin de décarboner leur économie ? Quelles conséquences pour leur exportation ? En clair, la planète pourra-t-elle compter sur ces puissances pour ses besoins en sucre alimentaire ?

La deuxième question fait d’autant écho à la première : quel rôle jouera la Russie, déjà premier producteur mondial de betterave à sucre, lorsqu’elle verra son potentiel de surfaces et de rendement augmenter avec le réchauffement des vastes étendues agricoles sibériennes ? Après le blé et les engrais, Moscou ne se donne-t-elle pas les moyens de devenir un acteur qui compte sur la planète sucre ?

Troisième interrogation en conséquence : et si les Européens reprenaient la mesure de ces enjeux en cessant de sacrifier leur filière betteravière et en préservant leurs outils industriels dédiés ? Faute de quoi, pour satisfaire la demande domestique dans l’Union européenne, il restera à s’en remettre à l’Ukraine ou à la Turquie, où la betterave à sucre s’inscrit dans les stratégies agricoles et alimentaires, voire aux Émirats arabes unis qui s’activent pour devenir l’une des places fortes du raffinage et commerce de sucre…

Lire aussi

  1. Sébastien Abis et Thierry Pouch, Géopolitique du sucre. La betterave française face à ses futurs, IRIS éditions, 2023. Le présent article s’inspire fortement de cet ouvrage.
  2. Soit 100 Mt de plus par rapport à la moyenne de la période 1960-1970
  3. Soit 1000 Mt de plus par rapport à la moyenne de la période 1960-1970.
  4. Pour être précis, les surfaces cultivées en betterave étaient de 4,6 Mha en 2021 et de 24,3 Mha pour la canne.

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4 Responses to Planète sucre : hypothèses géoéconomiques

  1. j-m bouquery dit :

    Sans même parler de « confidence » (!) et pour se placer proprement en analyse de filière et en réflexion stratégique…. le minimum est, depuis 50 ans, d’intégrer au moins le maïs, les sirops au fructose et l’éthylique dés le départ de l’arithmétique.

  2. Pingback: Planète sucre : hypothèses géoéconomiques (Sesame- 16/11/23) – Campus Lga

  3. Gérard Choplin dit :

    Bonjour et merci pour toutes les données. Il manque cependant un volet important qui est celui de la santé, le sucre étant coresponsable de nombreux problèmes de santé (cancers, diabète, …). Alors que la consommation augmente/explose dans certaines régions, ne faut-il pas tout faire pour diminuer son utilisation alimentaire, en particulier caché dans de trop nombreux produits agroalimentaires ?
    Il serait utile aussi de mentionner le rendement énergétique de la fabrication d’éthanol à partir de betterave, en comptant tous les intrants, machines agricoles, carburants, …. (bien inférieur à celui de la canne).

    • j-m bouquery dit :

      OUI !
      Autant de raisons pour élargir les calculs aux sucres, amylacés, malts, grains crus (et édulcorants) et aux diverses grandes cultures de base (et vigne !).

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