Published on 5 mai 2017 |
0[Péchés de chair ?] Un changement de notre rapport aux animaux.
Par Sylvie Berthier.
Manifestation étrange, ce samedi 25 février 2017 : face à l’entrée du Salon de l’agriculture et dans un silence de mort, des femmes et des hommes vêtus de noir, les yeux bandés, laissent couler de leur bouche un filet de (faux) sang. Au-dessus de leurs têtes, des pancartes parlent pour eux : « leurs hurlements sont silencieux, leur souffrance est réelle ». Le malaise est palpable. Les parents jusque-là ravis de montrer les « animaux de la ferme » à leurs bambins pressent le pas. Plus dur encore, la semaine suivante, des militants de 269 Life 1mettent en scène, dans un happening choc, un dîner sanglant exposant tout à la fois de la viande et de l’humain. Jusqu’au-boutistes, en 2012, ces activistes s’étaient fait marquer au fer rouge, en hurlant de douleur, le numéro 269, en signe indéfectible de leur solidarité et de leur empathie envers les animaux, qu’ils considèrent comme leurs égaux. Le but ? Secouer les consciences et convertir les mangeurs de viande, déjà pas mal chamboulés par les images insoutenables d’abattoirs ou d’élevages intensifs diffusées par L214 2.
Bête noire des abattoirs, cauchemar des éleveurs
A quelques semaines des élections présidentielles et législatives, les associations de protection ou de libération des animaux elles-aussi mettent les bouchées doubles. La goutte de trop qui fait exploser les agriculteurs, lesquels traversent déjà une crise qui voit, tous les deux jours, l’un d’entre eux se suicider. Contre toute attente, de la Conf à la FNSEA, les quatre principaux syndicats agricoles signent une « alliance sacrée » 3 et dénoncent dans une déclaration commune les campagnes de « culpabilisation des consommateurs » et de « stigmatisation des éleveurs ».
Dans ce contexte, difficile de percevoir les aspirations et craintes des consommateurs. Jean-Pierre Poulain, sociologue de l’alimentation (Certop), a dirigé, de 2009 à 2016, une étude 4 permettant justement d’écouter à bas brut la voix des consommateurs, masquée par ces « bulles médiatiques considérables ». Porte d’entrée originale : non plus le risque, mais l’inquiétude. Un terme soigneusement choisi qui a permis de redonner, dans ce monde saturé par les questions sanitaires depuis la vache folle, une légitimité à des questions relevant « de choix de société et d’éthique, jusque-là considérées comme secondaires, quand il ne s’agissait pas de “conneries” de bobos. » Pour preuve, la crise des lasagnes de 2013 a rappelé qu’une crise alimentaire n’est pas forcément mue par des craintes d’intoxication. Avec cette fraude, les consommateurs sanctionnent désormais aussi la non-sincérité d’un acte de commerce, comme l’appellent les juristes. Et refusent d’ingérer malgré eux des produits qu’ils jugent symboliquement non mangeables ou devenus comme tels, ce qui est le cas de la viande de cheval.
De l’inquiétude des consommateurs
Au cours de cette longue étude, les chercheurs ont ainsi vu émerger quatre catégories d’inquiétudes importantes. En tête (52%), la présence de produits ou de résidus considérés nocifs. J.-P. Poulain y lit « une critique forte des modalités et des échelles de production agricole et alimentaire, tandis que le bio est paré de toutes les vertus. Ainsi, la ferme des 1 000 vaches incarne une sorte de dépassement de la raison. » Deuxième inquiétude (22%), la fraîcheur et l’hygiène ; en troisième position, la caractéristique des produits (11,8%) et, au quatrième rang, la problématique animale (11,7%), comprenant les conditions d’élevage, le bien-être animal (BEA) 5et l’alimentation du bétail.
Que faut-il comprendre de ces données ? « Il s’agit de données agrégées », explique le sociologue. « Quand on parle de produits céréaliers, de fruits et légumes, l’inquiétude BEA n’a pas de sens. En revanche, quand on regarde de plus près les produits comme la viande ou les produits laitiers, la problématique animale monte, en 2016, à 40 %, bien plus qu’en 2009 et 2013. Si, jusque-là, les consommateurs s’inquiétaient surtout de l’alimentation des animaux, désormais, leurs inquiétudes concernent aussi les conditions d’élevage et d’abattage et touchent de nouvelles catégories de produits comme les poissons, et s’élargit aux produits laitiers, en termes de conditions d’élevage des vaches laitières. »
Dans cette montée en puissance, la question des abattoirs et de la mort des animaux tient une place majeure. « L’anthropologue Marie Douglas, dans son analyse sur l’acceptabilité culturelle des risques, a théorisé la notion de ‘‘portefeuilles de risques” que les sociétés se choisissent. Eh bien, ces derniers temps, nous nous sommes choisis des craintes qui renvoient à la mort et qui méritent d’être interrogées plus fortement ». Une mort qu’on ne veut pas voir, y compris pour les animaux qui ont de toute évidence changé de statut. Ajoutez-y l’exacerbation médiatique, le relayage des images, et l’émotion est garantie. Mais « pourquoi cette thématisation fonctionne-t-elle si vite ? Quelles angoisses, quelles craintes masquent-elles ? », demande J.-P. Poulain. La question est ouverte.
Quand on est pauvre, on en rêve. Quand on est riche, on sature
Cette transformation du statut de l’animal explique de fait, en partie, un changement de comportements alimentaires dans notre société, notamment chez les jeunes qui cessent, temporairement ou définitivement, de manger des produits d’origine animale. Dans quelles proportions ? En France, si le nombre absolu de végétariens, de végétaliens et de vegans 6n’est pas précisément connu, les dernières enquêtes 7indiquent qu’ils restent très minoritaires en 2016 : 1,7% des foyers français comportent 1 ou plusieurs végétariens, 0,5% des foyers, un ou plusieurs vegans. Cependant, une tendance lourde se dessine avec 34% des foyers comptant au moins une personne tendant à limiter sa consommation de protéines animales (+9% en un an). « Ces flexitariens, également nommés ‘‘intermittents du végétarisme” ou ‘‘petits mangeurs de viande” sont largement représentés par des mères qui trouvent assez juste l’idée que le végétarisme pourrait être une bonne manière de se nourrir », précise J.-P. Poulain. « Mais, dans certains contextes sociaux et familiaux, elles acceptent de manger de la viande pour être avec tout le monde. Peut-être même y trouvent-elles leur compte. » Péché de gourmandise ?
Pas de rupture brutale donc, mais « un déplacement mesuré du mode de consommation vers une alternative végétale », témoigne de son côté Bruno Hérault 8, du Centre d’études et de prospective du ministère de l’Agriculture. Et ce « y compris dans les pays émergents. » Une surprise confirmée par l’anthropologue Geneviève Cazes-Valette 9: « Il faut relativiser l’idée que l’augmentation du niveau de vie et le développement s’accompagnent d’une augmentation de la consommation de viande. Elle a une fonction symbolique très forte. Quand on est pauvre, on en rêve 10 . Quand on devient un peu moins pauvre, on en mange. Quand on est riche, on sature. »
Exit donc le statut symbolique fort de la viande associé à la réussite sociale au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Ceux qui en mangent tous les jours, voire deux fois par jour, sont en passe d’abandonner ce modèle. Mais, pour J.-P. Poulain, quelques nuances s’imposent. « Dans le haut de la hiérarchie sociale, il y a une valorisation de l’alimentation végétale et de certains produits carnés de haute qualité, comme l’agneau ou le bœuf de races à viande, achetés localement, chez des producteurs ou des bouchers garantissant un élevage respectueux des animaux. En revanche, en bas de la société, pour certains individus, manger de la viande, le plus souvent, du porc, de la volaille et du steak haché, signe encore le bien-être. »
Steak options
Oui, dans nos sociétés et ailleurs, la viande reste donc encore très largement un marqueur culturel 11mais une vague verte est bel et bien en train de déferler, confortée par les recommandations nutritionnelles, les suspicions de lien entre viandes rouges et cancer 12et les scénarios prospectifs (Afterres 2050, Réseau Action Climat) qui plaident en faveur d’une évolution des pratiques agricoles et alimentaires.
D’ailleurs, les Fleury Michon, Herta et autres Spanghero s’empressent de surfer sur les deux courants. Au sein des linéaires de plus en plus imposants des grandes surfaces, ils proposent, aux côtés de marques spécialisées (Soy, Cereal), des « steaks », « saucisses », « pâtés », « hachés » végétaux cohabitant avec des galettes, le marché de ces dernières 13ayant fait un bon de 82% en 2016 par rapport à 2015, à 32 M€. Une ambiguïté qui, si elle satisfait les intermittents de la viande, ne suscitent pas forcément l’adhésion des « puristes » devenus maîtres dans l’association de céréales, légumineuses, oléagineux, soja, tofu, Tempeh, seitan, algues (spiruline et chlorella) parfois complétés, pour éviter toute carence, de fer et de vitamine B12. Les insectes ? Pour l’instant, pas grand-chose à voir (ni à manger).
Notes.
- Identifiant d’un veau sauvé d’un élevage devenu l’emblème du mouvement mondial 269 Life.
- L214 : article du code rural qui mentionne le caractère d’être sensible des animaux (codification d’une loi de 1976). Depuis janvier 2015, l’animal est reconnu comme un « être vivant doué de sensibilité » dans le Code civil (nouvel article 515-14) et n’est plus considéré comme un bien meuble (article 528).
- http://www.agrisalon.com/actualites/2017/03/04/alliance-sacree-des-eleveurs-contre-les-campagnes-vegan
- Synthèse des résultats de l’étude Inquiétudes OCHA-Certop-Credoc (décembre 2016) Et la conférence de J.-P. Poulain, qui analyse les principaux résultats de l’étude et développe une analyse des crises et de la montée des controverses alimentaires.
- Végétariens : ni viande, ni poisson. Végétaliens : ni viande, ni poisson, ni œufs, ni lait. Vegans : aucun produit provenant des animaux, qu’ils soient alimentaires (donc le miel aussi) ou destiné d’autre usages, cuir, laine, cosmétiques…
- Cf. Les Marchés Hebdo du 3 mars 2017
- Lire « Transition alimentaire : pourra-ton éviter le grand carnage ? », [pdf p. 16]
- Lire Au nom d’un paradis perdu »
- Lire « Au nom d’une humanité carnivore »
- Regarder sur AgrobiosciencesTV la rencontre avec Denis Corpet « Viandes et cancer des liaisons vraiment dangereuses ? » (14’)
- La France agricole, 10 mars 2017. « Viande : les steaks d’imitation gagnent les rayons »
- Identifiant d’un veau sauvé d’un élevage devenu l’emblème du mouvement mondial 269 Life
- L214 : article du code rural qui mentionne le caractère d’être sensible des animaux (codification d’une loi de 1976). Depuis janvier 2015, l’animal est reconnu comme un « être vivant doué de sensibilité » dans le Code civil (nouvel article 515-14) et n’est plus considéré comme un bien meuble (article 528).
- http://www.agrisalon.com/actualites/2017/03/04/alliance-sacree-des-eleveurs-contre-les-campagnes-vegan
- Synthèse des résultats de l’étude Inquiétudes OCHA-Certop-Credoc (décembre 2016)
http://www.lemangeur-ocha.com/wp-content/uploads/2016/12/synthese-des-resultats-de-l-etude-inquietudes-2016.pdf.
Et la conférence de J.-P. Poulain, qui analyse les principaux résultats de l’étude et développe une analyse des crises et de la montée des controverses alimentaires.
http://www.lemangeur-ocha.com/conference-de-jean-pierre-poulain-au-colloque-tais-toi-et-mange/
- A lire prochainement, un dossier sur le BEA dans Sesame
- Végétariens : ni viande, ni poisson. Végétaliens : ni viande, ni poisson, ni œufs, ni lait. Vegans : aucun produit provenant des animaux, qu’ils soient alimentaires (donc le miel aussi) ou destinés à d’autre usages, cuir, laine, cosmétiques…
- Cf. Les Marchés Hebdo du 3 mars 2017
- La France agricole :”La viande constestée”
http://www.lafranceagricole.fr/actualites/elevage/societe-la-viande-contestee-1,0,1394742985.html - Lire « Transition alimentaire : pourra-ton éviter le grand carnage ? », p. 16
http://www.agrobiosciences.org/IMG/pdf/Cahier_transition_alimentaire_DEF.pdf - Lire “Au nom d’un paradis perdu https://revue-sesame-inra.fr/peches-de-chair-au-nom-du-paradis-perdu/
- Lire “Au nom d’une humanité carnivore https://revue-sesame-inra.fr/peches-de-chair-au-nom-dune-humanite-carnivore/
- Regarder sur AgrobiosciencesTV la rencontre avec Denis Corpet « Viandes et cancer des liaisons vraiment dangereuses ? » (14’) http://www.agrobiosciences.org/article.php3?id_article=4046
- La France agricole, 10 mars 2017. « Viande : les steaks d’imitation gagnent les rayons »