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Quel heurt est-il ? Plantation de bananes en Martinique

Publié le 18 décembre 2024 |

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Outre-mer : à quand la souveraineté alimentaire?

« Le peuple demande la baisse des prix sur les produits alimentaires » lisait-on sur la banderole de deux manifestantes martiniquaises, lors d’un rassemblement contre la vie chère à Fort-de-France, en octobre dernier. Loin d’être résolue aujourd’hui, la question virulente du coût de la vie en Martinique met en évidence de nombreux enjeux liés au modèle agricole des Antilles et plus généralement des départements et régions d’Outre-mer (Guadeloupe, Martinique, Guyane, La Réunion et Mayotte). Parmi eux, celui de la souveraineté alimentaire, largement évoqué dans l’Hexagone et Sesame 16, mais un peu moins souvent en ce qui concerne les Outre-mer. Où en sont ces territoires à ce sujet ? A quelles problématiques spécifiques sont-ils confrontés ?

Entretien avec Jacques Marzin, chercheur au Centre International de Recherche Agronomique pour le Développement (CIRAD) et co-coordinateur d’un rapport sur la transition agricole dans les départements et régions d’Outre-mer (DROM)[1]. Propos recueillis et mis en forme par Romane Gentil. Cet article a été écrit avant le passage du cyclone Chido à Mayotte ce samedi 14 décembre.

Revue Sesame : La question de la souveraineté alimentaire se pose-t-elle différemment dans les DROM[2]et dans l’Hexagone ?

Jacques Marzin : Oui, car les structures productives n’y sont pas les mêmes. D’abord, dans l’Hexagone, plus de 50% du territoire est de la SAU (Surface Agricole Utilisée, terre cultivée, ndlr). En dehors de la Guyane où la forêt occupe 90 % du territoire, on est à moins de 30% de SAU dans les autres DROM, sauf Mayotte, ce qui entraîne forcément des problématiques importantes en termes de quantités produites. Ensuite, l’Hexagone est principalement couvert de plaines mécanisables et de terres riches, alors que les DROM sont souvent des territoires volcaniques avec beaucoup de relief et donc des conditions de production plus contraignantes. Enfin, il y a une question qui relève de l’alimentation : la diète des régions et départements d’Outre-mer s’est beaucoup européanisée avec le temps, diminuant ainsi l’adéquation entre les aliments produits localement et les aliments consommés, un phénomène qui existe moins dans l’Hexagone. Ces éléments amènent le modèle agricole des DROM à être très dépendant des importations. Pour autant, il faut aussi garder à l’esprit que la situation est très différente d’un territoire à l’autre.

Revue Sesame : Pouvez-vous donner un exemple de cette diversité ?

Prenons le cas de la Martinique. Dans les Antilles, le système alimentaire local est construit autour de petites exploitations, dont une part relativement importante est dédiée à l’autoconsommation. Dans le même temps, une grande part de la SAU sert à la production de bananes et de cannes à sucre à destination de l’export, productions bien plus soutenues que les cultures vivrières et maraîchères. Il en résulte une forte dépendance aux produits importés, lesquels sont principalement distribués dans un contexte de monopole : un nombre limité d’acteurs possède la quasi-totalité des enseignes de grandes et moyenne surfaces. En conséquence, l’économie de marché fonctionne mal, et, à défaut de concurrence, il devient très compliqué d’envisager une baisse ou un contrôle des prix. Malheureusement, cette situation économique n’est pas réservée à l’alimentation : la vie est globalement plus chère en Martinique que dans l’Hexagone.

À la Réunion, ce phénomène d’oligopole dans les structures de production est légèrement moins marqué, tandis qu’à Mayotte, c’est encore différent : la diète y étant plus liée aux productions locales telles que la banane plantain, les consommateurs fréquentent moins la grande distribution. Même si les monopoles existent, les habitants en sont moins dépendants.

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Revue Sesame : Finalement, ce qui est commun à tous les DROM, c’est leur dépendance aux importations ?

Oui. Dans ces territoires, entre 50% et 80% des aliments consommés sont importés ! Mais au-delà de ces chiffres, il est surtout important de s’intéresser au phénomène produit par produit. On se rend compte que l’import concerne peu les produits frais comme les légumes ou les œufs, car le périssable est hors de prix à l’importation. En conséquence, les aliments importés sont surtout des produits transformés ou mis en conserve.

Les importations viennent principalement de France et d’Europe (80%), pour une raison de logistique : dans les Antilles, on produit des bananes qui sont livrées en cargo à destination du vieux continent. Afin d’amortir le coût du fret, il est plus rentable de charger les cales de marchandises en Europe que de rentrer à vide. Résultat, on est dans ce que j’appelle un « effet au carré » : non seulement on produit peu de vivrier, ce qui implique de l’importation, mais en plus la chaîne logistique de ce modèle augmente la dépendance !

Pour autant, cette prédominance de l’importation pourrait ne pas être un problème en soi. D’ailleurs, dans les années 1980, 1990 et 2000, on entendait beaucoup dire que l’autosuffisance (la capacité d’un territoire à produire ce qu’il mange, ndlr) ne servait à rien et que la libéralisation des marchés allait tout réguler. Ce qui perturbe cet équilibre, ce sont les crises : d’abord le Covid, qui a causé l’arrêt de la chaîne logistique, et donc déclenché le ralentissement des approvisionnements et la réduction des stocks alimentaires dans les DROM. Ensuite, la guerre en Ukraine qui a renchéri le coût de l’énergie. Autant d’événements qui ont mis en évidence le fait que le modèle agricole de ces territoires doit être pensé sous l’angle de la souveraineté, et pas seulement en termes d’autosuffisance. La souveraineté alimentaire, c’est une gestion stratégique de ce que l’on produit sur place, mais aussi de ce que l’on exporte et importe. En appliquant cette définition aux DROM, on se rend compte que la souveraineté alimentaire a en réalité beaucoup à voir avec la gestion des risques. Pour un territoire donné, si l’alimentation dépend en partie d’autres pays, continents, territoires, la question devient donc : comment anticiper les crises qui pourraient peser sur ces importations pour plus de souveraineté ?

C’est une réflexion stratégique qu’il faudrait avoir. Par exemple, pour les Outre-mer de l’océan Indien (La Réunion et Mayotte, ndlr), Madagascar pourrait fournir les marchés et ce, sans grand risque. Pour les Antilles, il est difficile d’imaginer un équivalent. D’autant plus que ces territoires ont une forte demande alimentaire en raison du tourisme, et qu’il n’y a pas les mêmes facilités commerciales avec les pays d’Amérique. Ceci dit, il y a des évolutions récentes : le Brésil et le Costa Rica exportent dorénavant des fruits exotiques vers les Caraïbes. Il existe par exemple des usines de production de boîtes d’ananas fonctionnant avec du fruit costaricain en Martinique.

Revue Sesame : Comment le modèle agricole des DROM a-t-il évolué au cours du temps ?

Sans grande surprise, ses évolutions sont très liées à l’histoire coloniale française. Au XVIIe siècle, le sucre devenait de plus en plus important à la cour du roi de France. Par le biais de Colbert[3], il a donc été décidé que les Antilles se spécialiseraient sur la production de cannes à sucre (et plus tard de bananes, ndlr). Régulièrement, des bateaux remplis de sucre traversaient l’Atlantique pour livrer la métropole et repartaient pleins de produits européens, pour les mêmes raisons logistiques qu’aujourd’hui. Afin de protéger les territoires ultramarins d’un modèle uniquement basé sur cette agriculture de plantation destinée à l’exportation, Colbert décide d’introduire l’ « octroi de mer » : une taxe sur les produits importés afin de favoriser les produits locaux. Si les taux ont largement évolué avec le temps, cette taxe est toujours en place aujourd’hui, et fait partie des causes expliquant la colère des manifestants martiniquais, dans la mesure où elle implique forcément des prix plus élevés sur les produits importés. Elle protège cependant la production locale.

Pendant des années, ce modèle fondé sur une économie de plantation fonctionnait tant bien que mal, parce que quelque part, il y avait un deal : en contrepartie de la spécialisation sur la canne et la banane, les filières créent des emplois. Mais petit à petit, pour ne pas perdre en compétitivité par rapport aux bananes produites ailleurs, les plantations ont eu recours à l’automatisation. Aujourd’hui, non seulement cette économie de plantation génère peu d’emplois mais elle ne produit pas non plus énormément de valeur ajoutée. Du moins, celle-ci ne profite qu’à très peu de personnes. Résultat, le taux de chômage est beaucoup plus élevé dans les DROM que dans l’Hexagone[4]. Les prestations sociales (chômage, RSA…) deviennent donc un moyen indirect de compenser les conséquences de cette économie de plantation, en ce sens qu’elles permettent de maintenir une demande qui n’est pas comblée par la production locale. Les territoires s’enfoncent vers un modèle de plus en plus extraverti, d’où l’importance de recirculariser l’économie.

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Revue Sesame : En parallèle, comment a évolué le secteur alimentaire?

Je le disais précédemment, on a assisté au fil des décennies à une européanisation de la diète des DROM, principalement dans les Antilles. Bien sûr, le fait que l’offre de produits locaux soit peu développée a joué. Mais ce n’est pas tout.

D’abord, il y a le fait que les grandes et moyennes surfaces fonctionnent avec des centrales d’achat communes à celles de l’Hexagone, ce qui implique que les achalandages sont les mêmes qu’en métropole. Ensuite, les mouvements migratoires : en raison notamment du manque de travail, beaucoup de jeunes antillais partent pour leurs études et leur carrière dans l’Hexagone, puis rentrent des années plus tard, voire au moment de leur retraite. Forcément, en ayant vécu tout ce temps en Europe, ils ont changé d’habitudes alimentaires.  À cela s’ajoute la crise du chlordécone dans les Antilles, qui a créé une véritable défiance des habitants face à certains produits locaux. Les consommateurs préfèrent se tourner vers les aliments importés pour davantage de sécurité. Enfin, on constate un phénomène de paupérisation dans les Antilles, où le taux de familles monoparentales (en moyenne plus pauvres que les autres foyers) avoisine les 40%. Or, quand on a du mal à boucler les fins de mois, il est plus simple d’acheter des produits ultra-transformés qui donnent une sensation de satiété plutôt que des fruits et des légumes, d’ailleurs plus chers. Malheureusement, ce phénomène se traduit dans les performances de santé. À titre d’exemple, les prévalences de diabète ou d’hypertension artérielle sont 1,5 à 2 fois plus élevées dans les DROM que dans l’Hexagone.

Revue Sesame : Comment renforcer la souveraineté alimentaire de ces territoires ?

Avant toute chose, cette thématique doit absolument être traitée de manière holistique. Trop souvent, les agronomes et les filières agricoles ont considéré que la question de la souveraineté alimentaire pouvait être réglée simplement en augmentant la production locale. Et ce, sans tenir compte de l’adéquation entre production, alimentation et santé. Il est pourtant évident que ce que l’on mange a des conséquences directes sur ce que l’on produit ! Un récent rapport de Solagro[5] montre par exemple qu’il faut en moyenne 4000 m² pour nourrir un Français de l’Hexagone ayant une diète carnée, contre 1500 m² avec une diète végétarienne ! 

Quand on adopte cette vision transversale, il devient évident que les DROM ont plusieurs atouts pour une transition. D’abord, le poisson : une ressource importante, qui ne demande aucune surface agricole. Ensuite, sur le plan de la performance santé, la diète traditionnelle des Antilles, qui repose sur les racines et les tubercules, a des performances proches du régime méditerranéen, ce qui est très prometteur.

Sur cette base, on parle depuis plusieurs années de la mise en place d’un chèque alimentaire dans les DROM. Il s’agirait d’un bon d’achat à dépenser dans des commerces de proximité pour des produits sains et locaux, pour soulager le budget des personnes en difficultés. Ce dispositif aurait un impact direct sur les conditions de vie des personnes, mais également sur leur état de leur santé et, in fine, cela soutiendrait l’agriculture locale. Une approche holistique qui permettrait de faire des économies : allouer des fonds à des mesures de transition du modèle agricole et alimentaire, c’est réduire les problèmes de santé liés au modèle actuel, et donc les dépenses liées à leur prise en charge.

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Revue Sesame : Y-a-t-il d’autres leviers concrets à actionner ?

D’abord, si le secteur de la production est plutôt organisé dans les DROM, il n’en est pas de même pour celui de la transformation agroalimentaire. Et pour cause, créer une industrie fruitière sur une petite île, c’est beaucoup plus compliqué qu’une industrie de la pomme en Normandie par exemple. Dans l’Hexagone, on concentre des vergers sur un bassin de production qui dispose d’un grand nombre d’industries pour distribuer du cidre ou du jus à un marché local de 60 millions de consommateurs. Dans les îles, si on crée une chaîne de production et qu’on réalise quelques économies d’échelle, on arrive rapidement à une situation de monopole, parce que les bassins de production et de consommation sont petits. L’enjeu est donc de trouver un équilibre, par exemple en envisageant des chaînes de production multi-fruits ou multi-légumes afin de pouvoir travailler toute l’année. Cette vision circulaire de l’agriculture et de l’alimentation est un choix politique à faire, qui devrait enclencher une transition sur des dizaines d’années.

Ensuite, les secteurs agricoles des DROM bénéficient d’un grand éventail de subventions, à commencer par le programme européen POSEI[6]. Un récent rapport du Conseil Général de l’Alimentation, de l’Agriculture et des Espaces Ruraux (CGAAER) montrait que ces subventions étaient très déséquilibrées non seulement entre les filières, mais également entre les territoires. Par exemple, les cultures de bananes et cannes sont très aidées, donc la Guadeloupe et la Martinique bénéficient d’une grosse enveloppe, tandis que Mayotte et la Guyane sont beaucoup moins soutenues. Il est donc important de revoir ces dispositifs pour davantage d’équité. Cela est possible sans déshabiller Pierre pour habiller Paul si l’on gère concomitamment les politiques publiques agricole, alimentaire et de santé publique.

Enfin, les DROM font face à des problématiques propres à l’agriculture française, tous territoires confondus. Notamment, en raison d’un habitat historiquement très peu dense, les surfaces agricoles sont très menacées par l’urbanisation. Il est urgent de revoir les schémas de cohérence territoriaux en ce sens. De la même manière, l’installation de nouveaux agriculteurs y est de plus en plus rare, ce qui suggère un besoin d’accompagnement en ce sens, adapté à chaque territoire.

Revue Sesame : Dans votre rapport sorti en 2021, vous écriviez que la conjoncture était favorable à un changement de modèle agricole dans les DROM. Est-ce toujours le cas ?

Lors de la publication de ce rapport, nous sortions de la crise sanitaire du Covid-19 au cours de laquelle les stocks alimentaires ont parfois été proches de zéro dans les DROM, en raison de la rupture des chaînes logistiques. Cette peur d’un manque d’approvisionnement a motivé à l’époque les pouvoirs publics à optimiser la souveraineté alimentaire de ces territoires. Aujourd’hui, on est clairement revenu au « monde d’avant ».

En revanche, ces dernières années, j’ai pu constater une réelle dynamique autour de l’économie circulaire dans les DROM, avec par exemple le développement de nombreux Projets Alimentaires Territoriaux (PAT)[7]. Cela montre que société civile et élus se posent des questions sur l’agriculture et l’alimentation des territoires. Des efforts sont faits aussi dans la commande publique pour la restauration collective.

Par ailleurs, les enjeux de transition écologique rendent nécessaire la diversification des systèmes spécialisés de monoculture. Cela représente une opportunité immense : profitons de cette occasion pour orienter les choix vers des systèmes de production diversifiés incluant des cultures vivrières !


[1] Autosuffisance alimentaire : une transition vers de nouveaux modèles agricoles en Outre-mer d’ici 2030 ?, Jacques Marzin et al. (Cirad, AFD), 2021.

[2] Les DROM désignent cinq territoires français : la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique, Mayotte, et La Réunion. Ils sont à distinguer des collectivités d’Outre-mer (COM) : Wallis et Futuna, la Polynésie française, Saint-Martin, Saint-Barthélemy et Saint-Pierre-et-Miquelon. Ces derniers ne font pas l’objet de cet article.

[3] Jean-Baptiste Colbert, dit le Grand Colbert, est l’un des principaux ministres de Louis XIV, en tant que contrôleur général des finances (1665-1683), secrétaire d’Etat de la Maison du roi et secrétaire d’Etat de la Marine (1669-1683).

[4] Entre 11% et 12% dans les Départements d’Outre-mer, contre 7,3% dans l’Hexagone en 2023 selon l’Insee

[5] « Le revers de nos assiettes », Solagro, juin 2029. https://solagro.org/images/imagesCK/files/publications/f85_le-revers-de-notre-assiette-web.pdf

[6] Le Programme d’Options Spécifiques à l’Eloignement et à l’Insularité (POSEI) est l’outil de mise à disposition d’aides européennes et nationales aux secteurs agricoles de la Guadeloupe, la Guyane, la Réunion, la Martinique, Mayotte et Saint-Martin (France), les Açores et Madère (Portugal) et les îles Canaries (Espagne).

[7] Les Projets Alimentaires territoriaux (PAT) ont pour objectif de relocaliser l’agriculture et l’alimentation dans les territoires en soutenant l’installation d’agriculteurs, les circuits courts ou les produits locaux dans les cantines.

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