À mots découverts

Published on 17 mai 2021 |

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[Souveraineté alimentaire] À boire et à manger…

Par Valérie Péan

Elle est née officiellement en 1996 des revendications altermondialistes en réaction à la libéralisation de l’agriculture. Une approche longtemps limitée à la défense des paysanneries et au droit à l’alimentation des peuples. Mais voilà que, avec la crise sanitaire et les fermetures de frontières, la souveraineté alimentaire s’est invitée à toutes les tables, y compris en Europe. Confondue avec la sécurité alimentaire voire avec l’autosuffisance, cette notion est devenue une véritable auberge espagnole. Parce qu’elle mérite mieux, le point avec Catherine Laroche-Dupraz, du département Économie, gestion, société, de l’Institut Agrocampus-Ouest, membre de l’unité Smart-Lereco et coauteur d’un article1 sur ce concept.

Avec la pandémie et les craintes de pénuries, l’impératif de souveraineté alimentaire est scandé sur tous les tons pour desserrer l’étau des dépendances. On sent bien toutefois que ce concept fait l’objet d’interprétations très différentes. Revenons-en donc à ses origines. C’est une notion née dans les pays du Sud…

Catherine Laroche-Dupraz : Nous avons analysé cette notion telle qu’elle a été portée par les ONG et les organisations issues de la société civile, en particulier par Via Campesina2 . En marge du premier Sommet mondial de l’alimentation, à Rome, en 1996, la souveraineté alimentaire est née en réaction à l’accord de l’Uruguay round (1986-1994) qui introduisait pour la première fois l’agriculture dans le champ des négociations multilatérales de libéralisation du commerce. Cela a été perçu comme une menace par les pays en développement, un frein à leur droit de se protéger et de mettre en œuvre leur propre politique agricole. De fait, les agricultures puissantes des pays occidentaux étaient souvent fondées sur des soutiens publics très forts, ce qui tirait vers le bas les prix mondiaux et concurrençait de manière déloyale les produits du Sud. 

Le protectionnisme agricole des pays du Nord s’appuyait, lui, sur l’idée de sécurité alimentaire, ce qui n’est pas la même chose car cette dernière ne se soucie pas de l’origine et des manières de produire les denrées. 

Effectivement, c’est le cas des politiques agricoles européennes et américaines de la deuxième moitié du XXe siècle. La sécurité alimentaire, qui consiste « seulement » à garantir à tous l’accès à une nourriture suffisante en quantité et en qualité, justifiait une politique protectionniste pour développer la production agricole, nourrir la population et relever les revenus des agriculteurs. Mais, dès les années 1970, le marché intérieur ne suffisant plus à absorber l’offre de produits, il s’est agi aussi de « nourrir le monde », quitte à largement subventionner les exportations. 

Le paradoxe c’est que le mouvement altermondialiste, à l’époque, a perçu l’OMC comme l’instrument même du libre-échange, en protestant contre l’idée que l’agriculture pouvait être libéralisée comme les autres biens marchands. Or certains volets de ces négociations multilatérales visaient à lutter contre la concurrence déloyale, le dumping, les subventions à l’exportation, etc. Contrairement à ce que l’on pense, OMC et souveraineté alimentaire pouvaient être compatibles !

Catherine Laroche-Dupraz : « La souveraineté alimentaire est née en réaction à l’accord de l’Uruguay round (1986-1994) qui introduisait pour la première fois l’agriculture dans le champ des négociations multilatérales de libéralisation du commerce. »

Que les pays du Sud veuillent protéger leur agriculture c’est normal, sauf que la plupart d’entre eux étaient tournés vers l’agriculture de rente, par exemple pour l’exportation, au détriment des paysans et des communautés rurales.

Tout à fait. Ce terme de souveraineté, développé par les anti puis les altermondialistes, a été introduit pour présenter une nouvelle voie à même d’assurer la sécurité alimentaire des populations, en rupture certes avec la libéralisation des échanges mais aussi pour protester contre les politiques de leurs propres États ! 

Des pays ont-ils su tirer parti de ce concept ? 

Oui, plusieurs, mais plus tard. En fait, ce concept a d’abord généré beaucoup de débats très riches. Car, dès qu’on veut le traduire en outils politiques, se pose la question de la manière dont on considère l’agriculture. Est-elle un outil de compétitivité extérieure ? auquel cas il faut encourager les filières de rente et l’agroexportation. Est-elle un outil de lutte contre le chômage et l’exode rural ? ce qui conduit les politiques publiques à soutenir les emplois agricoles, quitte à maintenir des productions non compétitives. Ou bien est-elle le moyen de lutter contre l’insécurité alimentaire ? ce qui amène à chercher à valoriser les agricultures familiales nourricières, mais aussi à favoriser les importations pour sécuriser l’alimentation des populations urbaines au moindre coût, ce qui pose des problèmes de concurrence. Tous ces débats ont eu lieu. 

Ensuite, dans les années 2000, il s’est passé un phénomène intéressant du côté des pays de la zone Afrique-Caraïbes-Pacifique (ACP) au moment où se négociait l’accord de Cotonou3  avec l’Union européenne et son volet commercial, les Accords de Partenariat Économique (APE). Car, en amont, stimulés par les conseils d’ONG, les pays de l’Afrique de l’Ouest regroupés au sein d’une communauté économique, la CEDEAO, ont été amenés à réfléchir aux cultures agricoles qu’ils voulaient préserver de la concurrence internationale. Après de longs débats, les quinze pays de cette communauté ont adopté un nouveau taux de droit de douane de 35 % pour les produits « sensibles », dont des biens agricoles stratégiques localement, comme le demandaient les organisations paysannes. Voilà un héritage de la notion de souveraineté alimentaire : des pays qui débattent ensemble de l’agriculture qu’ils souhaitent développer dans leurs territoires. 

Ce débat devrait avoir lieu aussi en Europe ! Si on veut soumettre notre politique agricole et commerciale à la volonté du peuple, il faut d’abord définir ce que veut le peuple, ce qui n’est pas si simple ! 

Mais si chaque État membre souhaite sa propre souveraineté alimentaire, comme cela semble être le cas, n’est-ce pas un facteur de division en Europe ? 

C’est évident. Cela n’a de sens qu’à l’échelle européenne. Et puis, autant les débats qu’il suscite sont porteurs, autant l’emploi du terme « souveraineté alimentaire » me paraît dangereux quand il vise simplement à stigmatiser le commerce international. Il me semble que l’ennemi ce n’est pas le commerce international, c’est la concurrence déloyale et le non-respect des engagements internationaux. 

Vous tordez donc le cou aussi à l’idée que la souveraineté alimentaire serait un outil contre la mondialisation et pour les relocalisations ?

Disons que je suis très sceptique à l’égard de cette approche. Je n’ai rien contre le fait de manger local mais c’est plus facile quand on est breton qu’ardéchois… ou sahélien ! Pour moi cette argumentation peut vite s’apparenter à du protectionnisme déguisé. 

Une notion futée

Contrairement à l’autosuffisance alimentaire qui consiste à ne manger que ce qui est produit localement, la souveraineté alimentaire, notamment définie par Via Campesina à la fin des années 90, se veut être « un droit des États, des populations, des communautés à maintenir et développer leur propre capacité à produire leur alimentation, à définir leurs propres politiques alimentaire, agricole, territoriale, lesquelles doivent être écologiquement, socialement, économiquement et culturellement adaptées à chaque spécificité ». La nouveauté : subordonner les politiques agricoles et commerciales à la volonté des peuples en termes d’alimentation. La force du concept, selon C. Laroche-Dupraz, c’est que, «au moins en apparence, il met en accord producteurs et consommateurs des pays. C’est très futé. En revanche, rien n’est dit sur les outils politiques nécessaires, qui restent à définir ». 

  1. Laroche Dupraz C., Postolle A., « La souveraineté alimentaire en Afrique est-elle compatible avec les négociations commerciales agricoles à l’OMC ? », dans Politique africaine n° 119, octobre 2010, p. 107-128.
  2. La Via Campesina est un mouvement international qui coordonne des organisations de petits et moyens paysans, de travailleurs agricoles, de fermes rurales, de communautés indigènes d’Asie, des Amériques, d’Europe et d’Afrique. Ce réseau a vu le jour en 1993.
  3. Les pays de l’ACP sont ceux qui ont d’abord signé les conventions de Lomé (à partir de 1975) puis de Cotonou avec l’Union européenne. Ces conventions instauraient un traitement commercial préférentiel et non réciproque entre les pays de l’ACP et l’UE, peu compatible avec l’OMC. C’est pourquoi l’UE a ensuite négocié des APE (Accords de partenariats économiques) avec ces pays.

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