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Publié le 21 mars 2024 |

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[Oasis 1/2] Au cœur des déserts du Maghreb : les eaux profondes transfrontalières, entre rareté et renouveau agricole

Au cœur des déserts du Maghreb, les oasis, joyaux écologiques, se trouvent à la croisée des chemins, confrontées aux défis d’une agriculture intensive et aux conséquences délicates de politiques peu adaptées. L’Observatoire du Sahara et du Sahel (OSS) émerge comme un système de veille et un guide pour aller vers des pratiques plus respectueuses. Première partie du dossier « Oasis ».

Par Salah Najah, agroéconomiste, expert associé à l’Ecole supérieure d’agronomie saharienne (ESAS) d’El-Oued, Algérie, et Hanen Ghanmi, Enseignante-chercheuse à l’École Nationale d’Ingénieurs de Gafsa, rattachée à l’Université de Gafsa,Tunisie.

A l’origine, une étude de l’UNESCO 

À la fin du XIXe siècle, des forages ont été entrepris au Sahara, ce qui était perçu comme un moyen novateur de stimuler le développement de cette région. Toutefois, ce n’est qu’au milieu du XXe siècle que l’on a pu exploiter des réservoirs souterrains plus profonds. Les découvertes pétrolières ont suscité un corpus substantiel d’études fournissant des informations transférables au domaine de l’eau. À cette époque, les aquifères du Sahara, notamment les réservoirs profonds, ont été suffisamment compris à l’échelle globale pour favoriser une exploitation plus systématique. Par ailleurs, les progrès technologiques dans le forage pétrolier ont ouvert la voie à l’exploitation des nappes profondes, jusqu’alors inaccessibles.

Cependant, l’exploitation de cette ressource n’a pas été sans heurts. La croissance démographique des populations sahariennes a entraîné une augmentation des besoins en eau pour l’agriculture, tandis que l’exploitation des eaux peinait à suivre. L’intensification de l’exploitation et la multiplication des forages ont été associées au tarissement progressif des résurgences naturelles et à la disparition de l’artésianisme1, obligeant à recourir au pompage. Les responsables de la gestion hydraulique hésitaient à persévérer dans une voie dont les conséquences finales étaient incertaines.

Devant ce défi, les responsables algériens et tunisiens ont décidé de mettre en œuvre une étude de synthèse approfondie des divers systèmes aquifères sahariens, grâce aux nouveaux modèles de simulations. Entre 1971 et 1972, une « Étude des Ressources en Eau du Sahara Septentrional » (ERESS), a bénéficié du soutien de l’UNESCO, du PNUD, ainsi que des gouvernements algérien et tunisien.

L’Observatoire du Sahara et du Sahel (OSS)

L’OSS, organisation africaine internationale, devait faciliter les partenariats pour affronter les défis communs liés à la gestion partagée des ressources en eau. Fondé en 1992, il compte parmi ses membres 33 pays, 12 organisations représentatives de l’Afrique de l’Ouest, de l’Est et du Nord, ainsi que des entités des Nations Unies et des organisations non gouvernementales.

En partenariat avec les trois pays transfrontaliers du Système Aquifère du Sahara Septentrional (SASS) – l’Algérie, la Libye et la Tunisie – et après une série d’ateliers régionaux entre 1994 et 1997, l’OSS a lancé des études portant sur les ressources et les usages actuels du système aquifère, jetant ainsi les bases du programme SASS avec le soutien de l’UNESCO, de la FAO, du FIDA (Fonds International de Développement Agricole), du CILSS (Comité permanent Inter-États de Lutte contre la Sécheresse dans le Sahel), etc.

Reconnu par le Fonds d’Adaptation en 2013 et par le Fonds Vert pour le Climat en 2017, l’OSS s’affirme comme un catalyseur de partenariats, mobilisant des fonds et mettant en œuvre des politiques environnementales pour ses membres.

En tant que superviseur de projets liés à l’adaptation et à l’atténuation des changements climatiques, l’OSS offre une assistance technique aux pays. Il joue également un rôle crucial dans le suivi et l’évaluation des Conventions de lutte contre la désertification2 et développe des approches innovantes en matière de surveillance environnementale, incluant les aspects biophysiques et socio-économiques.

Forts de cette expertise, les trois pays du SASS se sont dotés d’un cadre de concertation depuis juin 2008. Ils ont établi un mécanisme pour surveiller et utiliser de manière rationnelle la ressource hydrique souterraine au Sahara.

Le Système Aquifère du Sahara Septentrional (SASS)

Ce système aquifère s’étend sur plus d’un million de km² à cheval sur l’Algérie, la Tunisie, et la Libye. Il couvre 700 000 km² en Algérie, 250 000 km² en Libye, et 80 000 km² en Tunisie, avec des réserves hydriques totales estimées à 60 000 milliards de m3. Deux nappes distinctes le forment : le Complexe dit « Terminal (CT) » (profond de 300 à 500 mètres) et le « Continental Intercalaire (CI) » (jusqu’à 3000 mètres). La recharge de ces nappes, en raison de leur profondeur et de la géologie du sous-sol saharien, se fait difficilement par la pluviométrie. C’est ce qui différencie ces nappes fossiles des nappes phréatiques plus superficielles.

Sous la pression de l’évolution démographique et de la pression urbaine et agricole, le bilan hydrologique du SASS évolue de manière négative : il est surexploité. Les prélèvements ont augmenté de 0,6 milliard de m3/an en 1970 à 2,7 milliards de m3/an en 2012, dépassant le niveau de recharge qui est d’environ 1 milliard de m3 par an. Ce déséquilibre est particulièrement préoccupant. Plusieurs facteurs y contribuent depuis 50 ans, notamment la démographie galopante, l’urbanisation accélérée, et la multiplication des forages pour répondre aux besoins agricoles, industriels, urbains, et touristiques. C’est le cas des oasis de Tozeur en Tunisie, El-Oued, Touggourt et Ouargla en Algérie et de Ghadamès en Libye.

A titre d’exemple, le Sahara algérien, également appelé le Grand Sud algérien, qui couvre près de 90 % de la superficie du pays, abritait en 2018 une population de 3 600 000 habitants, soit 10,5 % de la population algérienne. Le nombre de touristes y dépasse chaque année les 800 000. L’agriculture, le commerce et le troc de produits agricoles en étaient les activités principales avec l’artisanat. Des industries pétrolières et d’autres industries et services s’y sont considérablement développés ces cinquante dernières années.

Les conséquences vont de l’assèchement des puits et des sources à la baisse de l’artésianisme, en passant par la salinisation des nappes phréatiques et des terres. La dégradation écologique est manifeste, avec des contraintes socio-économiques majeures, telles que des coûts de pompage en hausse, le morcellement foncier, la diminution des revenus de l’agriculture familiale oasienne, et la migration de la main-d’œuvre vers d’autres secteurs tels que l’industrie, le commerce, le tourisme, et les services.

L’effet des changements climatiques, qui tendent vers une aridité chronique dans la région saharienne et sahélienne, aggrave encore davantage la situation.

Particularités agroécologiques du SASS

Ce système aquifère souterrain millénaire a accueilli un milieu agropastoral formé de divers systèmes agraires : les oasis. Ces systèmes, équilibrés pendant des millénaires, ont été perturbés au cours des dernières décennies.

Les systèmes oasiens – qui sont des références en termes scientifiques et agronomiques3 – ont perduré grâce à un savoir-faire ancestral, permettant aux habitants du Sahara de concilier le milieu écologique avec leurs besoins socio-économiques. Ces oasis étaient caractérisées par un équilibre hydrique entre l’offre et la demande, une intensification des cultures sous palmiers (agroforesterie), une association entre l’agriculture et l’élevage pour la régénération de la fertilité des sols, et une économie de subsistance, bien éloignée des économies de marché contemporaines.

La diversité des systèmes oasiens était significative, variant en fonction des conditions agroécologiques de chaque région. Par exemple, l’Oued Righ en Algérie (lire encadré), le Souf avec son système de « ghouts« 4, la vallée des Zibans avec la phœniciculture (des palmiers-dattiers), la région d’Essaouera avec le système des foggaras (puits et galeries horizontales drainant l’eau), et divers exemples en Tunisie, démontraient la richesse et la variété de ces pratiques.

Oued Righ

La vallée de l’Oued Righ en Algérie s’étend sur un transect d’environ 250 km, du sud-est des Zibans jusqu’aux abords de l’oasis de Oued M’ya (Ouargla) au sud-ouest. Autour de la ville de Touggourt, elle constitue la palmeraie héritée de l’ère coloniale. Le système d’irrigation repose sur un long canal, parcourant plus de 70 km pour aller chercher l’eau vers le nord, là où la rivière Oued Righ collecte les eaux de pluie venant des montagnes de l’Atlas saharien. Ces eaux sont ensuite réparties sur des périmètres irrigués collectifs, avec un dispositif communautaire de gestion du partage de l’eau.

Un second canal, parallèle au premier, capte les eaux de drainage pour les évacuer en pente par gravité plus loin vers les chotts (dépressions), dont le niveau est plus bas que celui de la mer. Bien que relativement récent, ce système a permis aux populations de l’Oued Righ d’assurer leur sécurité alimentaire grâce à diverses cultures maraîchères, céréalières, de fourrages et d’élevage de petits ruminants sous les palmiers.
Depuis la fin des années 1980, ces oasis connaissent une crise due au manque d’entretien des canaux, entraînant la remontée des sels par manque de drainage, ainsi que d’autres problèmes socio-économiques tels que l’abandon de l’activité par les jeunes, etc.

Pourtant cette oasis revêt une importance stratégique, car elle abrite encore plus de 150 variétés de palmiers et de nombreuses autres ressources génétiques d’autres espèces cultivées. Un patrimoine qu’il est impératif de sauvegarder avant qu’il ne soit trop tard.

En Tunisie, les oasis littorales de Gabes, comme celles plutôt continentales de Tozeur, Gafsa et Kébili, étaient desservies depuis leur création et jusqu’aux années 1980 par des sources naturelles. L’oasis de Gabes, seule oasis maritime du bassin méditerranéen et parmi les dernières dans le monde, est drainée par un oued qui l’entoure. Les oasis de Tozeur, Gafsa et Kébili sont disposées en bordure de chotts (dépressions topographiques salées) qui constituent l’exutoire naturel des eaux de drainage.

Ces systèmes ont constitué des modèles agroécologiques adaptés à chaque contexte. Leur déclin a engendré des impacts notables sur l’environnement, l’économie, et la qualité de vie des habitants de la région.

Des systèmes oasiens en mutation

L’évolution des oasis en véritables villes sahariennes, sous l’impact de la démographie, de l’urbanisation spectaculaire du Sahara, et d’autres facteurs extrinsèques, a engendré des mutations significatives sur le plan technologique et socioéconomique, avec des conséquences écologiques sans précédent.

Les modèles de développement des régions sahariennes se sont avérés inadaptés aux contextes locaux. La démultiplication anarchique des forages, destinés à couvrir les besoins agricoles, industriels et urbains, a conduit à surexploiter les deux nappes du SASS. De plus, les mesures de drainage de l’eau agricole et les systèmes d’évacuation des eaux usées urbaines ont été négligés, avec des conséquences néfastes.

Dans plusieurs oasis, la surconsommation d’eau par habitant a provoqué des gaspillages liés aux changements de mode de vie. En seulement trente ans, l’équilibre de plusieurs oasis a été rompu, entraînant des accidents écologiques significatifs.

En Algérie

dans le Souf (El-Oued/Algérie), une remontée spectaculaire de la nappe phréatique a pratiquement anéanti les palmeraies traditionnelles qui assuraient la sécurité alimentaire et économique de la population locale. Actuellement, El-Oued n’est plus réputée pour ses palmiers dattiers, mais plutôt pour la culture de la pomme de terre irriguée. Elle couvre 30 % des besoins de l’Algérie. Cette substitution à la phœniciculture traditionnelle interroge. Est-elle durable ? D’autant plus que la culture de la pomme de terre est très exigeante en eau et que son bilan hydrologique n’est pas encore maîtrisé.

Dans la vallée des Zibans en Algérie, près des palmeraies de Biskra, Tolga et Ouled Jellal, un maraîchage industriel et commercial s’est développé, faisant de Biskra le principal fournisseur de fruits et légumes du pays. Cette expansion pose des questions inquiétantes sur la disponibilité des réserves hydriques souterraines et la qualité des sols, menacés par la salinité.

Dans l’Oued Righ, l’eau d’irrigation saumâtre pose de plus en plus de problèmes. Ils s’aggravent avec l’inefficacité croissante du système de drainage existant, la prolifération de roseaux empêchant l’écoulement des eaux de drainage.

Dans la grande région de l’Erg occidental « Touat-Gourara-Tidekelt », les sources artésiennes alimentant les galeries souterraines d’irrigation (foggaras) se sont taries, mettant en péril les palmeraies traditionnelles.

En Tunisie

la Tunisie, avec des ressources souterraines moins abondantes, souffre de problèmes d’eaux saumâtres entraînant une salinité significative pour les sols. De plus, le pays fait face à une pénurie d’eau, alors que les quantités suffisaient autrefois pour ses oasis.

Les anciennes oasis de Tozeur, dans le Sud tunisien, ainsi que celle de Gabès, caractérisées par une forte densité de plantation et une importante biodiversité végétale, héritage sociohistorique ancestral, sont politiquement et économiquement marginalisées. Elles sont gérées comme des périmètres irrigués, sans tenir compte des diverses fonctions de ces territoires oasiens.

À Tozeur, des objectifs politiques, qui consistaient à développer les cultures d’exportation intensives et irriguées ont conduit à étendre les monocultures de palmiers Deglet Nour, au détriment des oasis traditionnelles.

Sur le littoral de Gabès, l’orientation politique des années 70, était de développer la région : l’industrialisation, la valorisation des ressources minières à l’échelle nationale, la création d’une zone industrielle et d’une cimenterie, le développement des activités de services et du tourisme ont marginalisé les territoires oasiens historiques. Elles ont aussi créé une concurrence dans l’accès aux ressources en eau.

Des agro-investisseurs ont installé des forages puissants, monopolisant l’eau souterraine pour irriguer de nouveaux périmètres autour des oasis. Ils ont tari leurs sources, à Gabès et à Tozeur. D’autre part, le développement de puits et de forages individuels s’est substitué à l’ancienne pratique d’irrigation collective,  l’eau restant gratuite.

Quelques efforts ont été faits pour remédier aux problèmes de remontée de la nappe superficielle et de la salinisation des sols que la mauvaise gestion de l’irrigation et du drainage aggravait. Le programme Appui à la Pérennisation de l’Irrigation et de l’Observation des Sols (APIOS) couvre la majorité des oasis de la Tunisie (23 000 ha), principalement réparties dans les gouvernorats de Gabès, Tozeur et Kébili.  Il doit mettre en place des dispositifs pérennes de suivi de l’irrigation, du drainage et de la salinité des eaux, (programme supervisé par l’Institut National de Recherche en Génie Rural, Eaux et Forêts (INRGREF).

En Libye 

La Libye connaît une situation similaire à celle de la Tunisie, avec un rabattement (abaissement) important de la nappe et une dégradation de la qualité des ressources hydriques par salinisation sous la pression de l’eau de mer et la surexploitation de nombreux forages illicites dans plusieurs régions.

Globalement, ces problématiques ont conduit la main-d’œuvre oasienne à abandonner progressivement l’activité agricole au profit d’autres secteurs tels que l’industrie, le commerce, le tourisme et les services, en particulier dans les zones où les bases pétrolières se sont installées.

Les oasis se trouvent donc à la croisée des chemins. Quelles conditions de développement permettraient de mieux partager la ressource en eau et de sauvegarder l’agriculture oasienne ? C’est ce que l’Observatoire du Sahel et du Sahara et différents programmes de recherche veulent éclairer (à suivre).

Lire la seconde partie du dossier

  1. Artésianisme : une configuration géologique et topographique particulière met en pression un aquifère, ce qui permet le jaillissement de l’eau dans des résurgences, puits et sources
  2. La Convention des Nations Unies sur la lutte contre la désertification (CNULCD) a été ratifiée en 1994, voir https://catalogue.unccd.int/936_UNCCD_Convention_FRE.pdf
  3. Les palmiers offrent « l’effet oasis », c’est-à-dire ombre et brise-vent évitant l’évapotranspiration pour les cultures sous-jacentes, ce qui est le principe même de l’agroforesterie, utilisé en agroécologie. Les oasis sont aussi une référence socioculturelle car c’est un lieu de vie commune, solidaire et de bien-être.
  4. Dans les oasis du Souf, au sud-est de l’Algérie, la culture du palmier est très ingénieuse. Le palmier a constamment « le pied dans l’eau et la tête dans le feu », une expression ancienne pour désigner le système de palmeraie en cratère (« ghouts ») où le palmier puise son eau naturellement et sans irrigation par sa proximité avec la nappe phréatique. Ces oasis du Souf sont de hauts lieux de l’agropastoralisme et du commerce caravanier.

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